Ayant accepté d’aborder la question de l’humanitarisme islamique du point de vue des normes internationales de l’humanitaire, nous présenterons dans ce texte une approche particulièrement personnelle [1]. Nous tâcherons d’expliquer comment la recherche a progressivement émergé de l’expérience, révélant des différences aiguës entre le « climat » de l’humanitaire il y a trente ans, et celui qui prévaut aujourd’hui. La diffusion d’un universel opposé aux normes du particulier a en effet suggéré de nouvelles pistes de recherche.

La tension entre l’universel et le relatif est centrale en anthropologie. Pour Clifford Geertz [2], l’une des vocations de l’anthropologie culturelle est de « déprovincialiser » la civilisation occidentale, c’est-à-dire de nous faire prendre conscience que les valeurs que nous considérons comme universelles – et donc supérieures – sont souvent des valeurs propres à la tradition euro-américaine. L’efficacité démontrée de la science occidentale ne prouve pas nécessairement la supériorité des valeurs occidentales dans d’autres sphères de la vie. L’anthropologie culturelle opère cette déprovincialisation latéralement ou de manière synchronique, comme l’histoire peut l’opérer verticalement ou de manière diachronique. Un tel mode de pensée ne mène pas obligatoirement à l’impasse du relativisme absolu ou naïf, ignorant tant le savoir cumulé de la science que les hiérarchies politiques et idéologiques qui se sont développées historiquement.

Dans les années 1970, les anthropologues commencèrent à appliquer leur approche particulière aux thématiques du développement économique et de l’aide d’urgence (disaster relief) – se mettant par moments à dos certaines autres professions et gagnant ainsi une réputation de négativisme. Edmund Leach, grand anthropologue britannique de son époque, résuma la question au cours d’un colloque organisé par le Royal Anthropological Institute sur les sociétés en crise aiguë, en 1981 (Societies in Acute Crisis) : pour être efficace, l’aide extérieure doit être injectée à des points bien pensés dans un système d’échange. Pour de tels critiques, l’exemple même d’une mauvaise aide est l’envoi gratuit de céréales qui pénètrent le marché noir immédiatement, font chuter le prix du grain et détruisent les revenus des petits fermiers locaux. L’aide d’urgence pourrait également renforcer le pouvoir des entrepreneurs locaux et ainsi accroître la stratification [3]. Le système d’aide occidental entier, et y compris ses organisations non gouvernementales, se vit de plus en plus critiqué, et en particulier par les travaux d’anthropologues comme Elizabeth Colson, Barbara Harrell-Bond et Alex de Waal. Simultanément, les historiens portaient de plus en plus attention aux traditions philanthropiques occidentales.

Mais il a fallu attendre le milieu des années 1990 pour que l’on porte une attention explicite à l’existence d’un secteur caritatif local dans les sociétés non occidentales. Le secteur caritatif, qui peut à la rigueur être analysé en termes d’échanges, est celui dans lequel un parti fait un don, que l’autre reçoit. Ce que le donateur caritatif reçoit, dans quelque société que ce soit, et ce que le receveur donne est sujet à des discussions théoriques sans fin – l’essai de Marcel Mauss sur le don [4] fut l’un des textes fondateurs de l’anthropologie. De manière générale, nous pourrions avancer qu’une forme de « bénédiction » est reçue – que ce soit sous la forme d’un prestige terrestre ou d’un avancement spirituel – en réciprocité du don charitable. A l’inverse de cette bénédiction, se trouvent aussi bien l’imprécation du mendiant dont l’appel est refusé, que le mépris traditionnel des avares et la peur de la perte de mérite spirituel. La notion de charity est au cœur de toutes les traditions religieuses mondiales.

La signification du croissant rouge

Membre du comité international de Save the Children (au Royaume-Uni) en 1991, j’ai été témoin des défis auxquels cette agence d’aide internationale dut faire face en un an pour répondre à différents désastres : la famine en Afrique, les retombées de la guerre du Golfe, un cyclone au Bangladesh. Une remarque faite par son président, éminent médecin, au cours d’une réunion de comité des plus tendue, selon laquelle « les journalistes sont des parasites sur des souffrances humaines » m’a paru si simpliste que j’ai rédigé, en réponse, un ouvrage, Disasters, Relief and the Media, publié en 1993 [5]. Cette réflexion vise à analyser tant les interactions symbiotiques entre les ONG et les médias de masse que l’adoption par les ONG de techniques de marketing sophistiquées propres aux différentes traditions humanitaires des Britanniques, des Suisses, des Français et des évangélistes américains. L’ouvrage entier, ou presque, aborde le « club » des ONG occidentales, avec une simple mention du fait que :

« [bien que] les ONG se considèrent comme des éléments correcteurs de la domination politique et économique de l’Occident, (…) de plus en plus d’intellectuels du Sud les considèrent comme des représentants de cette domination » [6].

C’est surtout le manque de transparence face aux bénéficiaires qui les a rendu de plus en plus vulnérables aux critiques venant du Sud.

L’ouvrage offre une large place aux emblèmes ou aux logos des ONG, les analysant comme des outils de marketing. Un exemple marquant est celui des coquelicots rouges de la fondation Earl Haig qui récolte des fonds chaque année depuis la fin de la Première Guerre mondiale pour les vétérans de guerre et les familles des blessés de guerre. Avant cela, un exercice de « marquage » remarquablement réussi fut celui de la croix rouge introduite en 1864 par Henri Dunant et ses collègues. Divers pays avaient préalablement usé d’une grande variété de drapeaux colorés pour marquer leurs ambulances ou leurs hôpitaux, sans qu’aucun ne soit largement reconnu ou appuyé par la loi. Le mouvement de la Croix-Rouge a toujours été pensé comme non confessionnel, mais, dès 1876, l’Empire Ottoman s’est plaint de l’offense faite par l’emblème de la croix rouge aux soldats musulmans, et a persuadé le mouvement d’autoriser l’utilisation du croissant rouge comme emblème alternatif. Environ trente pays, dont la population est à majorité musulmane, utilisent désormais le croissant rouge au lieu de la croix rouge pour leurs organisations nationales.

Lorsque j’ai découvert que, dans les années 1990, la « question de l’emblème » tourmentait encore le Mouvement de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, et qu’il n’y avait presque aucune recherche publiée sur les sociétés du Croissant-Rouge, j’ai décidé d’en faire un projet de recherche. Cela a donné lieu à un chapitre dans un ouvrage co-écrit [7].

La coexistence des deux emblèmes génère des problèmes dans des pays où des croyances religieuses différentes coexistent – que ce soit des chrétiens, des musulmans ou autres – et un problème insoluble en Israël, où ni la croix ni le croissant ne sont acceptables. La présence des deux emblèmes côte à côte dans des contextes très variés offre probablement une saillance à leur connotation religieuse qu’ils n’auraient autrement pas eue aujourd’hui. Le pouvoir protecteur d’un emblème unique, et dépourvu de toute connotation religieuse, pourrait être bien plus fort. Certaines tentatives ont eu lieu pour introduire un nouvel emblème qui ne soit pas controversé, le cristal rouge. Si des manœuvres politiques les ont jusqu’ici contrariées, il est probable que ces tentatives finissent par s’imposer. Le Comité International de la Croix-Rouge (CICR), qui est le corps fondateur du Mouvement et qui en demeure un des principaux ancrages reste attaché à son emblème unique en dépit des difficultés [8].

Nous avons analysé l’utilisation de symboles visuels comme outils de politiques humanitaires. Les objections des musulmans à la croix rouge ont commencé par des mémoires-souvenirs populaires des Croisades. Mais de tels souvenirs ne sont pas passivement transmis d’une génération à l’autre. Au contraire, les idéologues musulmans les mobilisent dans l’articulation de leurs revendications actuelles contre l’Occident. Les divergences de longue date au sujet des emblèmes rouges ont caché des divergences récentes et plus conséquentes sur l’idéologie et la politique au sein du Mouvement de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, les membres associés à ce dernier tendant à former un puissant groupe de pression.

Nous avons pu observer au sein de certains bureaux genevois du Mouvement, un degré de réflexion impressionnant sur ses relations avec le monde musulman depuis les années 1960. Le CICR a même publié un manuel interne pour ses membres travaillant dans des pays musulmans. L’auteur de cet ouvrage, Marcel Boisard, a également écrit une excellente étude de la doctrine et du système éthique islamique [9]. Il a paru alors évident (en 1993 après les soubresauts politiques en Iran et en Algérie) que Genève ne pouvait plus uniquement avoir comme interlocuteurs dans le monde musulman une élite plus ou moins occidentalisée, prête à accepter, sans trop se poser de question, les principes sacrés du Mouvement : universalité, neutralité et non-confessionalité.

Dans les pays arabes, la forte influence des Frères musulmans égyptiens et des autres mouvements similaires a donné lieu à un mélange de religion, de politique et d’assistance sociale difficile à démêler. Toutes les sociétés nationales du Mouvement – qu’elles utilisent la croix ou le croissant – ont un statut semi-officiel et tendent à être proches des gouvernements nationaux, tout en étant très variées dans les tâches qu’elles entreprennent. Dans certains pays, comme en Syrie ou en Jordanie, les sociétés du Croissant-Rouge représentent des remparts de résistance à l’Islamisme. Toutefois, nos interlocuteurs de Genève semblaient bien informés des racines populaires que les mouvements islamistes peuvent mobiliser. Ils n’étaient pas tombés dans l’erreur de croire que les grandes institutions comme l’hôpital islamique au centre d’Amman ou la grande association islamique de bénévoles en Algérie, connue sous le nom de Irchad Islah (« guidance et reconstruction »), ne soient rien d’autre que des écrans aux manœuvres politiques – bien que l’efficacité de telles institutions dans la réponse aux besoins ait offert à leurs partisans un avantage politique évident. A l’inverse, à cette époque, certains sociologues et spécialistes des affaires étrangères [10] ont vu une analogie entre les mouvements islamistes et le Léninisme, analogie certainement erronée. Premièrement, le Léninisme était totalement opposé à la charité privée et fit tout son possible pour détruire le réseau d’institutions philanthropiques de la Russie tsariste. Nos interlocuteurs de la Croix-Rouge, loin d’être naïfs dans leur analyse des ramifications politiques des œuvres de bienfaisance islamistes – sans doute parce qu’ils avaient également appris à être lucides sur les politiques humanitaires occidentales –, ont su également reconnaître la profondeur de la tradition du don charitable et de la capacité de générosité du monde musulman.

Le secours islamique et les agences de développement

Nous n’avons découvert qu’assez tard – certainement comme nombre d’individus qui se croyaient pourtant bien informés sur le monde des ONG internationales – qu’un grand nombre d’agences d’aide islamiques a émergé pendant les années 1980. Nous avions uniquement connaissance du cas particulier de la fondation Aga Khan qui, en dépit de ses profondes racines ismaéliennes, est une fondation privée, régie par la loi suisse et qui opère en de nombreuses manières comme une agence de développement occidentale. Parmi les nouvelles œuvres de bienfaisance islamiques, les plus importantes se trouvaient en Arabie Saoudite : l’International Islamic Relief Agency (IIRO) ; au Soudan : l’Islamic African Relief Agency et en Grande-Bretagne : Islamic Relief et Muslim Aid. Ce type d’organisation n’existait pas sous sa forme moderne avant les années 1970. Leur croissance est le résultat de deux tendances indépendantes qui ont marqué ces trente dernières années : l’émergence du secteur des ONG internationales en général, et la résurgence islamique que l’on peut faire remonter à la défaite arabe contre Israël en 1967. Les organisations de bienfaisance islamiques sont soutenues dans de nombreux pays par des subventions du système financier islamique fondé sur l’interdiction coranique de l’intérêt bancaire qui surgit à la même période. Le développement du nombre d’organisations de bienfaisance islamiques n’a pas cessé depuis.

Nous avons mené des enquêtes de terrain entre 1996 et 2000 en Jordanie, en Israël/Palestine et en Algérie. Nos résultats ont ainsi été orientés, dans la mesure où les Arabes et les Berbères sont numériquement largement dépassés par les musulmans d’Asie, et que nos recherches se sont surtout concentrées autour de l’Islam sunnite. Ces recherches nous ont permis d’observer rapidement des ressemblances entre toutes les agences islamiques étudiées, débordant de temps en temps vers les sociétés nationales et non confessionnelles du Croissant-Rouge.

Premièrement, on se réfère fréquemment à la tradition religieuse. La zakat, la dîme islamique, représente un des cinq « piliers » de la religion. Elle est utilisée dans la recherche de fonds des associations caritatives des pays islamiques et des musulmans résidents dans des pays occidentaux. La zakat oblige à donner un quarantième de ses revenus annuels à certaines catégories, spécifiées dans le Coran, de personnes dans le besoin. Une littérature extensive s’est créée, mettant ainsi en place des règles complexes pour la recherche et la distribution des fonds et exaltant le principe de zakat comme fondation d’une société islamique idéale, dans laquelle le riba (l’intérêt usurier) serait aboli. La sadaqa représente le don volontaire, en plus de l’obligation de la zakat. Le waqf est l’équivalent de la fondation caritative en Europe – qui fut une institution majeure du monde musulman. Presque tous les pays musulmans ont nationalisé leurs waqfs au cours de ces deux derniers siècles. Toutefois, le concept a connu une certaine renaissance dans différents pays servant ainsi de véhicule à des activités caritatives au visage islamique. Les associations caritatives islamiques portent, en guise de logo, des motifs religieux caractéristiques, tels des minarets, des croissants, des gerbes de blé… De la même manière, il n’est pas rare de se servir de vers coraniques et de hadiths (paroles et actions attribuées au Prophète Mohamed).

Deuxièmement, on porte une attention particulière à un certain type de bénéficiaires. Ainsi, presque toutes les associations caritatives mènent des projets en faveur d’orphelins. Elles donnent également la priorité aux réfugiés et aux personnes déplacées, mettant souvent l’accent sur le fait que la majorité des réfugiés dans le monde sont des musulmans.

Troisièmement, les associations caritatives islamiques font référence au calendrier et au cycle de vie religieux. Le mois saint du Ramadan est à la fois le moment principal de l’année pour ce qui est de la recherche de fonds – comparable à la période de Noël dans les communautés chrétiennes – et l’occasion d’offrir une alimentation particulière aux nécessiteux. Id al-Kabir, la principale fête sacrificielle célébrée à la fin de l’Hajj annuelle est l’occasion d’abattre des moutons ou d’autres animaux et de distribuer une partie de la viande aux pauvres. Certaines associations caritatives du monde arabe importent à cet effet des moutons vivants d’Australie. Le Secours Islamique fournit de la viande de mouton en boîte, précuite, aux pays musulmans, les animaux ayant été sacrifiés en Nouvelle-Zélande selon les règles islamiques (halal). Certaines associations caritatives du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord subventionnent des cérémonies de circoncision de jeunes garçons, âgés en général de sept ans environ. Les enfants sont également envoyés en umra (un pèlerinage moins important que le hajj) à la Mecque en récompense à leur bon travail scolaire. Plusieurs associations caritatives islamiques soutiennent des écoles, y compris les madrasas traditionnelles attachées aux mosquées – parfois transformées en institutions activistes. On privilégie également parfois une aide financière au mariage des jeunes hommes car, dans une grande partie du monde arabe, de nombreuses jeunes femmes célibataires sont souvent considérées comme une malédiction sociale.

La quatrième ressemblance concerne une approche relativement conservatrice des rapports de genre, sujet largement débattu tant au sein du monde musulman qu’à l’extérieur. Toutefois, des tensions évidentes existent du fait de la priorité donnée à l’idée de l’empowerment des femmes par les ONG occidentales qui considèrent souvent que c’est l’un des meilleurs moyens pour réduire la pauvreté et les privations. Le mouvement féministe musulman, qu’il soit séculier ou qu’il appartienne à une branche religieuse, ne semble pas encore avoir une influence notoire dans le monde des associations islamiques. Les membres des ONG occidentales présents sur le terrain, qui parcourent les sociétés musulmanes traditionnelles en énonçant des propositions en faveur de l’égalité des sexes – largement soutenues par leurs sièges – risquent fort de rencontrer des difficultés. Le chef du département de l’aide d’urgence du Secours Islamique (au Royaume-Uni) aborda cette question au cours d’une réunion de Médecins Sans Frontières (aux Pays-Bas) en concluant simplement : « Un sujet sensible : n’y touchez pas ». Certaines tensions peuvent émerger, par exemple, au sujet des services de soins médicaux séparés largement critiqués par les humanitaires occidentaux lorsque cela peut nuire à l’aide d’urgence, ou lorsque les ONG offrent des formations aux femmes pour qu’elles puissent travailler en dehors de leur foyer. On considère en effet dans certaines sociétés traditionnelles que cela sape la base sociale. L’étendue de telles tensions ne devrait surprendre aucun anthropologue, les différences de genre étant très certainement les différences sociales les plus profondément ancrées.

Un politiste français, Jérôme Bellion-Jourdan, ayant entamé des recherches sur les associations caritatives islamiques en même temps que moi, nous avons pu collaborer dans le cadre de la publication d’un ouvrage couvrant un éventail plus large d’études de terrain que ce que nous aurions pu faire chacun de notre côté. Il s’est particulièrement attaché à l’étude de l’évolution des associations caritatives islamiques pendant le conflit afghan des années 1980 ainsi que pendant le conflit en Bosnie au cours des années 1990. Bellion-Jourdan a insisté sur la concurrence existant entre les associations caritatives islamiques, qui représentent différentes versions de la doctrine religieuse et différents intérêts nationaux, ainsi que sur la concurrence entre agences islamiques et occidentales. Il a également montré comment celles-ci tendent à brouiller toute distinction franche entre activités caritatives, prosélytisme et politique – quoi qu’il faille ajouter à leur décharge que la distinction opérée dans le monde occidental entre ces diverses formes d’activités menées par des ONG confessionnelles (chrétiennes) sont souvent largement remises en question par des observateurs non occidentaux. Il a également observé un processus général de professionnalisation (opposé au volontariat), qui affecte tant les ONG islamiques que les autres.

De ce point de vue, les musulmans britanniques ont montré le chemin en instaurant plusieurs agences acceptant d’être supervisées par les autorités financières nationales et par la Charity Commission. Ceci a engendré plus de transparence – manquant dans un pays comme l’Arabie Saoudite – et, en particulier, l’abandon du prosélytisme dans le cadre de l’aide d’urgence et du développement, et l’approbation du principe de non-discrimination. Elles ont ici suivi l’exemple d’agences chrétiennes comme Christian Aid, dont le succès important en Grande-Bretagne, depuis les années 1960, doit beaucoup au fait que cette association a renoncé à tout objectif missionnaire et a fait appel à un large éventail de donateurs, religieux et séculiers. De nouvelles bureaucraties consacrées à l’aide humanitaire et à l’aide au développement se mettent en place dans le monde musulman comme chrétien s’appropriant de la sorte une partie du pouvoir des hiérarchies religieuses traditionnelles. Ce n’est qu’en 2004, avec l’organisation, à Paris, de la première conférence universitaire sur le thème des ONG confessionnelles, que l’ampleur de ce changement dans le monde chrétien est apparu clairement, offrant ainsi un nouveau cadre d’analyse comparative entre ONG chrétiennes, musulmanes, séculières et autres [11].

Un changement notable est apparu dans l’interprétation islamique des règles régissant la distribution de la zakat. En effet, jusqu’à récemment, la vision dominante considérait que seuls les musulmans étaient en droit de bénéficier des fonds de la zakat. Certaines autorités ont conservé cette vision. Toutefois, Islamic Relief (le Secours Islamique) et Muslim Aid, les principales agences britanniques, suivent des règles plus libres, qui insistent pour que les premiers bénéficiaires soient ceux qui en ont le plus besoin. Cette politique leur a permis d’obtenir des fonds publics, provenant du gouvernement britannique comme de l’Union européenne, et de collaborer de manière collégiale avec les principales agences britanniques (non islamiques). L’engagement de transparence et d’accountability leur a également permis de garder intacte leur réputation à une époque – depuis le 11 septembre 2001 – où de nombreuses autres associations caritatives islamiques ont été suspectées d’abuser de leur statut d’association en blanchissant de l’argent pour soutenir le « terrorisme ».

Il s’agit d’un domaine de recherche difficile par le manque de données accessibles au public mais aussi parce que de nombreuses personnes issues du monde arabo-musulman insistent sur la distinction à faire entre un terrorisme international du type Al-Qaida, soutenu par une minuscule minorité, et des organisations telles que le Hamas qui y sont largement considérées comme appartenant au mouvement palestinien de libération nationale. On estime généralement qu’à chaque fois que le Hamas récolte neuf dollars au niveau international pour ses actions de bienfaisance, un dollar est consacré au soutien de ses activités militaires. Il n’existe toutefois aucune preuve solide accusant les associations caritatives islamiques légalement constituées d’abuser des privilèges du milieu caritatif depuis les évènements du 11 septembre 2001. Il y a eu des réactions abusives de la part du United States Treasury et du Comité des Sanctions du Conseil de sécurité de l’ONU qui ont inscrit de nombreuses associations caritatives islamiques sur une liste noire, sans leur laisser la possibilité pratique de se défendre ou de faire appel.

Pour contrebalancer les organisations controversées du Hamas et du Hesbollah libanais au caractère profondément nationaliste et religieux, nous devrions nous rappeler que les œuvres caritatives islamiques sont également représentées par la Fondation Edhi. Créée ex nihilo au Pakistan par un réfugié indien, cette fondation est aujourd’hui une agence importante, active aussi bien sur le plan national qu’international, spécialisée dans les interventions d’urgence, l’aide médicale et les aides aux réfugiés. Abdul Sattar Edhi a commencé par ouvrir un dispensaire à Karachi en 1951, financé par des donations de la zakat et de la sadaqa. Son travail est imprégné d’une piété spécifiquement musulmane et il critique vivement toutes sortes d’extravagances, y compris la construction de mosquées et les coûts du personnel des ONG occidentales [12]. D’une austérité irréprochable dans son mode de vie personnel, Edhi est perçu comme éloigné de toute corruption, et sa fondation, soutenue par tous les secteurs de la société pakistanaise, est considérée comme une alternative à la corruption officielle (gouvernementale). Ce cas est certainement unique dans l’échelle des opérations menées sans embrasser la professionnalisation occidentale – un cas classique de dépendance à un leader charismatique.

Le « sans-frontiérisme » humanitaire par opposition à l’aide communautaire

Si, pendant de nombreuses années, la Croix-Rouge était la seule organisation humanitaire occidentale à prêter attention aux relations avec le monde musulman, elle a depuis peu été rejointe par Médecins Sans Frontières (MSF), qui a organisé des journées d’études sur le sujet pour ses responsables de sites, à Londres, Bruxelles, Amsterdam, en y invitant des représentants d’associations caritatives musulmanes. Nous avons pu assister à une réunion à Bruxelles tenue en juin 2004. Cette réunion était particulièrement tendue car MSF venait d’apprendre la veille le meurtre de cinq de ses membres en Afghanistan. Pour MSF, le cœur du problème réside dans le fait qu’en Afghanistan, en Irak ou dans d’autres pays dans lesquels l’organisation opère, les ONG occidentales sont souvent perçues par la population comme ayant un « programme caché » et, en ce sens, travailleraient secrètement pour promouvoir dans le monde musulman les intérêts des Etats-Unis ainsi que la « guerre au terrorisme ». Le gouvernement américain a en effet tenté de coopter les ONG comme alliées ou « multiplicateurs de force » (« force-multipliers ») selon les termes de Colin Powell. La « politique de la religion » n’est pas responsable de toutes les difficultés rencontrées par MSF, celles-ci étant inhérentes à l’engagement fondateur au risque et au « témoignage » ; le fait de témoigner va à l’encontre de la tradition de confidentialité et de discrétion du CICR (ce qui n’a toutefois pas empêché les membres de celui-ci de subir des violences meurtrières, entre autres au Moyen-Orient). Il s’agit toutefois d’un facteur aggravant qui remet en question l’envoi traditionnel par MSF d’équipes de travail là où elles sont nécessaires, où que ce soit dans le monde. Fin juillet 2004, MSF a annoncé son retrait d’Afghanistan, après vingt-quatre ans d’engagement.

Il semble qu’une doctrine de « proximité culturelle » ou d’aide communautaire se développe dans certaines parties du monde musulman : il y a en effet la croyance que les musulmans savent mieux aider leurs frères musulmans. Des amis musulmans de MSF lui conseillent d’employer le plus possible d’agents de terrain musulmans, ou, du moins, non européens, pour leurs opérations dans des pays musulmans déchirés par la guerre. Il y a de toute évidence des arguments forts en faveur d’une plus forte mixité ethnique au sein des ONG « occidentales » du fait du caractère mixte des populations euro-américaines. Toutefois, la doctrine de l’aide communautaire dans le monde musulman repose sur le principe d’une umma ou d’une fraternité musulmane indivisée, principe qui appartient plus à l’idéologie qu’à la réalité. Il est par exemple plus difficile pour les citoyens des pays arabes de voyager librement dans le monde arabe que pour les détenteurs de passeports occidentaux. De même, pendant le conflit bosniaque des années 1990, des efforts furent faits par des organisations d’aide arabo-islamique pour ré-islamiser les musulmans bosniaques. Mais après un demi-siècle sous un régime communiste dans un Etat européen, ces efforts ont été frustrés tant par la diversité des influences musulmanes apportées par l’aide humanitaire que par le peu d’intérêt montré par la population bosniaque musulmane envers les symboles d’une « renaissance » islamique, comme le port de la barbe pour les hommes et du voile pour les femmes.

Le grand respect porté à la médecine, qui a une place importante dans l’histoire des contributions arabes à la civilisation, joue en faveur de MSF dans le monde arabe. De manière générale, ce sont les formes d’aide qui profitent visiblement à des individus dans le besoin qui bénéficient du plus grand soutien des donateurs musulmans. Les concepts plus sophistiqués de développement participatif et d’institutional capacity building [13] – inventés par les ONG occidentales pour se purger de leur tendance historique au « patronage » et à encourager la dépendance – n’ont pas encore reçu les faveurs des ONG islamiques…

Méthodes de recherche dans le champ de l’humanitarisme islamique

Bellion-Jourdan et moi-même avons donné la priorité dans nos recherches aux questions de l’action charitable et de la relation entre discours et action. Il existe une réalité rassurante dans le détail. Nous pouvons prendre l’exemple de Abdul Sattar Edhi qui, durant les premières années de l’existence de sa fondation au Pakistan, a pris l’habitude de sauver des cadavres gonflés de la mer, des routes ou des égouts, ce qui apporta l’élément de théâtralité nécessaire au leadership charismatique. Lors de ma visite d’un centre de jour pour orphelins dirigé par une association caritative saoudienne à Amman, la capitale jordanienne, à l’extérieur d’un grand camp de réfugiés palestiniens, leur apprentissage par cœur du Coran m’indiqua à la fois les échecs d’un concept d’éducation qui semble engendrer une soumission aveugle à l’autorité, et la force de l’héritage religieux qui garantit au minimum la dignité humaine à une communauté qui a été déshéritée et inassimilée depuis cinquante ans. De même, à Amman, la boîte en plastique de collecte de fonds d’un comité zakat, de la forme de ce symbole actif des revendications musulmanes à Jérusalem, le Dôme du Rocher – avec une fente dans le dôme détachable – m’a semblé un emblème de l’approche pratique vers l’argent enseignée par l’éducation musulmane (et juive) à l’inverse de l’idéologie chrétienne qui tend à considérer l’argent comme non spirituel ; car je crois n’avoir jamais vu de modèle d’église avec un fente dans un clocher détachable, bien qu’apparemment, cela existe aux Etats-Unis…

Le détail ne peut nous emmener bien plus loin car notre terrain jouxte la loi de l’humanitarisme et des droits de l’Homme qui tendent ipso facto à la généralisation et à l’abstraction. Des recherches empiriques dans ce champ impliqueraient la conduite de recherches ethnographiques auprès d’organisations gouvernementales et intergouvernementales, d’ONG, de bureaux d’aide judiciaire, de cours et de tribunaux, poursuivant ainsi les travaux pionniers de Richard A. Wilson et d’autres [14]. Nous nous limitons ici à une analyse plus textuelle et historique, partant de quelques mots-clefs.

Les concepts de « charity », d’humanitarisme et de droits de l’Homme dans le contexte islamique

Le terme « humanitarisme » est un terme élastique. Plus familièrement, il peut être pris comme synonyme du mot « compassion », ou embrasser un plus large éventail d’aides fondées sur l’engagement en faveur d’une humanité partagée, ou encore, plus spécifiquement fondées sur le soutien technique dans des zones de désastre ou de conflit. Mais le terme porte toutefois une dimension légale incarnée par des conventions officielles gouvernant la conduite des hostilités. Il se réfère également aux principes fondamentaux de l’action : en particulier, l’humanité, l’impartialité, la neutralité et l’universalité. Le DIH a généralement été traité distinctement des droits de l’Homme.

Il n’est ainsi pas surprenant que le mot prête à confusion, tout comme le mot anglais « charity », ou ses équivalents dans la plupart des langues européennes. Ce terme a en effet des résonances chrétiennes, se référant à la vertu de l’amour spirituel ou l’agapē, exalté par saint Paul, mais aussi à l’aumône (almsgiving) – un terme devenu quasi obsolète en anglais comme en français. Dans son dernier sens, le terme « charity » sert également de fondement à la régulation judiciaire du secteur bénévole et de ses exemptions d’impôts dans certaines juridictions comme le Royaume-Uni. Dans la mesure où le concept de « charity » a acquis des connotations péjoratives et où les espoirs marxistes supposaient la disparition des aumônes privées sous le socialisme, le terme a une réputation ambiguë auprès des réformateurs sociaux. De nombreux professionnels engagés dans des programmes d’aide et de développement revendiquent d’ailleurs que ce qu’ils font n’a rien à voir avec le « charity ». De même, certains intellectuels islamiques considèrent que le concept coranique de zakat ne devrait pas être pris comme un équivalent de la notion de « charity », mais comme ayant anticipé de plusieurs siècles l’institution européenne de l’Etat providence, dans la mesure où dans les conditions sociales idéales qu’une adhésion stricte à la zakat rendrait possibles, les pauvres auraient un droit indiscutable à leur part de la fortune des riches.

Les termes d’« humanitarisme » ou de « charity » n’ont pas d’équivalent exact en arabe. Insānīya en arabe doit être doublé pour vouloir dire soit « humanité » soit « humanitarisme ». Zakat et sadaqa peuvent être traduits par « aumônes » – respectivement obligatoire et surérogatoire – mais ces termes coraniques portent plus des connotations de pureté, de croissance et de justice que d’amour spirituel, pour lequel le Coran dispose d’autres équivalents. Au lieu d’essayer d’atteindre une fausse précision par des définitions pédantes, il est préférable d’accepter que, dans les deux doctrines, chrétienne et islamique – sans parler des autres traditions religieuses – on prévoit une sphère d’action spéciale conçue sans politique ni intérêt personnel. Des mesures judiciaires telles que le waqf musulman, les Charities Acts au Royaume-Uni, la loi française des associations de 1901, et le droit humanitaire international depuis la fondation de la Croix-Rouge, sont des tentatives d’encadrement de cette sphère d’action.

Nous pouvons penser l’acte charitable comme étant caractérisé par un acte corporel, tels – pour donner des exemples islamiques familiers – l’offrande des premiers fruits du verger aux affamés, le sourire à son voisin ou l’aide à une personne aveugle. Toutefois, même les institutions humaines les plus altruistes ne peuvent exister sans un mélange d’intérêts propres, les exposant ainsi à l’analyse politique. C’est toutefois une erreur que d’appliquer un double standard lorsque l’on entreprend une analyse politique. Ainsi, lorsque les waqfs (awqaf) étaient des institutions publiques majeures dans la plupart du monde musulman, les lois qui les régissaient étaient fréquemment manipulées pour permettre à des familles de contourner les lois d’héritage normales. Mais on pourrait dire plus ou moins la même chose de leurs équivalents en Europe, les fondations caritatives.

Une petite littérature analytique a comparé le DIH et la loi traditionnelle islamique (sharia). Ameur Zemmali, intellectuel islamique et senior legal official auprès du CICR, est le seul à avoir été qualifié pour entreprendre ce travail, concentrant son étude sur les provisions de la Convention de Genève et les protocoles additionnels relatifs aux combattants et aux prisonniers de guerre, les comparant ainsi aux principes islamiques correspondants [15]. Comme le remarque Zemmali, la loi traditionnelle islamique aborde les « lois de la guerre » bien avant l’Europe chrétienne. Mais ces idées ont tiré leur force d’un ordre religieux qui ne reconnaissait aucune ligne stricte entre les affaires spirituelles et temporelles-matérielles, mais aussi d’une époque pendant laquelle des pratiques comme l’asservissement et le pillage étaient considérées comme des éléments inévitables de la guerre. A l’inverse, le DIH est né d’un mouvement d’idées dont les racines se trouvaient dans les Lumières du XVIIIe siècle et la philanthropie du XIXe. Il y a néanmoins de nombreux points de comparaison possibles entre ces deux traditions. Toutes deux reconnaissent le principe de respect mutuel entre armées opposées au combat, ce qui était qualifié d’« honneur » militaire, et toutes deux partagent un engagement en faveur de la protection des enfants et des personnes âgées [16].

Le CICR a exploré des terrains d’entente entre le DIH et la sharia dans le but pratique d’entamer des discussions avec des organisations comme le Hesbollah ou le Hamas autour de sujets d’éthique militaire comme les attaques de non-combattants, le traitement des collaborateurs présumés et la formation d’enfants-soldats. Dans les deux systèmes, les opportunités de casuistique semblaient illimitées. D’un côté, le gouvernement des Etats-Unis part du principe que ses détenus à Guantanamo Bay sont des « combattants illégaux » et sont donc inéligibles au statut de prisonnier de guerre. D’un autre côté, le Hamas considèrait que tout résident israélien est une cible militaire légitime – même les enfants.

Toutefois, le développement du DIH, avec toutes ses faiblesses en l’absence de cours internationales dotées d’autorité, sera un processus graduel. Par exemple, il n’interdit pour l’instant pas explicitement la construction, la possession et l’utilisation d’armes nucléaires. Il serait certainement renforcé par un véritable dialogue avec des experts juridiques islamiques – au lieu de chercher uniquement des parallèles didactiques. Cette dernière approche est critiquée par des intellectuels islamiques, qui y voient une approche condescendante, puisque cela revient à admettre la supériorité d’un étalon occidental.

Le débat autour de la relation entre le droit international des droits de l’Homme, né d’une série de changements décisifs dans l’histoire politique euro-américaine, et la loi islamique, est plus développé que ne l’est le débat autour du droit humanitaire. La principale experte occidentale sur le sujet, Ann Elizabeth Mayer, part de sa croyance dans le « caractère normatif des principes des droits de l’Homme énoncés dans le droit international et dans leur universalité » [17]. Les chercheurs en sciences sociales qui abordent la question, contrairement aux juristes, ont essayé d’éviter de telles présomptions et considèrent que ces sujets sont bien plus problématiques. Mayer a été critiquée pour sa position « axiomatique » sur la supériorité des droits de l’Homme internationaux sur la loi islamique alors que l’histoire de l’Europe du XXe siècle a montré des violations massives des droits de l’Homme [18]. Nous nous en tenons ici à remarquer que, bien que les origines historiques de l’humanitarisme et des droits de l’Homme soient distinctes (et en dépit de la différence importante que le DIH s’applique en temps de conflits lorsque certains droits de l’Homme sont suspendus), il existe une importante convergence entre les deux champs en développement aujourd’hui. A l’avenir, cela pourrait faciliter un large dialogue avec les leaders spirituels musulmans au sujet des principes fondamentaux, dans la mesure où la distinction occidentale entre les deux notions n’a qu’un faible écho dans la pensée islamique.

L’universalisme séculier et religieux

Les humanitaires occidentaux doivent souvent faire face à des variations locales par rapport à leurs normes culturelles considérées comme allant de soi, celles par exemple qui font référence au genre ou à la séniorité de l’âge ou encore au code pénal. Les humanitaires envoyés sur le terrain accepteront qu’un certain degré de relativisme s’applique dans de tels cas, ce qui modifie la croyance selon laquelle les droits de l’Homme universels sont aussi pertinents partout et dans le détail. Mais lorsqu’on on considère les doctrines religieuses systématiques – chrétienne, islamique ou autre – le défi à l’universalisme séculier ne vient pas des variations locales mais d’universalismes alternatifs. Le récent développement d’une interprétation moderniste de la doctrine islamique, la « loi des minorités » (fiqh al-aqalliyāt), s’énonce pour permettre aux musulmans vivant dans des sociétés non musulmanes de trouver un équilibre harmonieux entre leurs engagements religieux et la culture qui les entoure [19]. D’un point de vue local, les minorités musulmanes peuvent revendiquer le droit à « l’exception culturelle » tout comme, par exemple, les Sikhs. Toutefois, l’une des forces de la doctrine islamique – comme de la chrétienté – réside dans le fait qu’elle cherche à transcender les différences ethniques et raciales au travers d’un humanisme universel.

L’universalisme islamique est perçu avec scepticisme par les non-musulmans, même par ceux qui le respectent pour ses accomplissements culturels et intellectuels. Mais, dans ce cas, nous devrions nous interroger sur la perception par les non-occidentaux de l’universalisme occidental, fondé sur les valeurs chrétiennes et post-chrétiennes (tout comme sur le passé colonial).

Pour en revenir aux associations caritatives islamiques, un humanitaire très expérimenté s’est posé la question du « et si ? » : imaginons en effet que l’Ouest ait subi des croisades islamiques et émerge actuellement du joug colonial arabo-musulman [20]. Les associations caritatives islamiques pourraient alors être perçues comme la norme, avec des organisations chrétiennes menaçant leur domination.

L’analyse des associations caritatives islamiques, en plus de son intérêt intrinsèque, peut aider les humanitaires occidentaux à se voir comme les autres les voient. Une rhétorique des droits de l’Homme et de l’humanitarisme est souvent employée par les forces occidentales soit pour justifier des interventions militaires dont les objectifs changent souvent, soit pour appuyer des initiatives diplomatiques, ou encore comme « feuille de vigne » excusant une inaction politique. Une critique de la pratique humanitaire, opposée à l’apostolat, est de plus en plus nécessaire à mesure que les gouvernements deviennent de plus en plus impitoyables envers les « combattants illégaux », les réfugiés, les travailleurs sans papiers, et tous ceux qui sont hors des limites de la citoyenneté privilégiée. Un commentateur – attirant l’attention sur les doubles standards employés par les puissants gouvernements occidentaux – a fait une analogie effrayante avec le concept juridique de la Rome Ancienne, l’homo sacer, une catégorie de malfaiteur maudit dont le sang pouvait être versé impunément [21]. Le spectre de cette menace envers l’humanitarisme traditionnel devrait dissiper tout doute pouvant être entretenu sur l’importance des ONG indépendantes et sur leur engagement en faveur des principes humanitaires fondamentaux.

Certains auteurs, comme le politiste britannique F. Halliday, défendent l’universalisme avec vigueur et considèrent qu’il ne peut y avoir de progrès dans le monde musulman sans séparation de la religion et de l’Etat, comme dans la Turquie moderne [22] – bien que cette séparation y soit actuellement menacée. Le monde musulman est en effet, pris entre les attraits de la sécularisation, considérée par beaucoup comme un élément nécessaire à une interaction fructueuse avec l’« Occident » [23], et les garanties de la tradition religieuse. Ces motivations conflictuelles sont utilisées par des idéologues et des politiciens de toutes tendances.

La recherche doit continuer à aborder le problème dans un contexte comparatif. L’Islam n’est que trop souvent traité comme un cas à part – une prénotion favorisée par ses adhérents, par ses ennemis et par certains islamologues. (Une exception dérive des mouvements intégristes ou fondamentalistes, qui ont provoqué de riches études comparatives.) D’excellentes recherches d’anthropologues et d’autres s’appuient sur la diversité du monde musulman, équivalent à celui de la chrétienté. Néanmoins, la doctrine islamique est volontairement universalisante et présente un modèle de vie universaliste alternatif, offrant ainsi une critique tant à l’universalisme chrétien qu’à son successeur, l’universalisme séculier post-chrétien. Ceci mène nos propres recherches à un autre sujet, situé au-delà de cet article : l’étude comparative de la tolérance religieuse dans les traditions musulmanes et chrétiennes [24]. Le conseil de l’anthropologue Mondher Kilani, basé à Lausanne, vaut la peine qu’on en tienne compte. Selon lui, en effet, l’approche la plus scientifique des sciences sociales revient à essayer de s’extraire de tout système de croyance particulier, parmi lequel se trouve l’idéologie non critiquée de l’universalisme [25].

Source de l’article : Cultures & Conflits n°60

[1] Traduction par Miriam Perier.

[2] Geertz C., The Interpretation of Cultures, New York, Basic Books, 1973.

[3] Benthall J., D’Souza F., « Societies in Acute Crisis », Conference report, Royal Anthropological Institute News 43, avril 1981, pp. 7-8.

[4] Mauss M., « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », l’Année Sociologique, seconde série, 1923-1924.

[5] Benthall J., Disasters, Relief and the Media, Londres, I.B. Tauris, 1993.

[6] Ibid, p. 171.

[7] Benthall J., Bellion-Jourdan J., The Charitable Crescent : Politics of Aid in the Muslim World, Londres, I.B. Tauris, 2003.

[8] Le CICR est une institution privée régie par le droit suisse, sous l’autorité des Conventions de Genève (et protocoles additionnels). La Fédération Internationale des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge fondée en 1919 (en tant que « Ligue ») et qui est également basée à Genève, coordonne le travail des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge dans quelque cent quatre-vingts pays. Le CICR s’attache davantage aux conflits, la Fédération aux désastres naturels et aux réfugiés en dehors des zones de conflits, mais les lignes de démarcation semblent bien moins rigides aujourd’hui qu’avant.

[9] Boisard M., L’Humanisme de l’Islam, Paris, Albin Michel, 3e édition, 1979.

[10] Comme Bertrand Badie (L’Etat importé : l’occidentalisation de l’ordre politique, Paris, Fayard, 1992, p. 171).

[11] Cette conférence sur « Les ONG confessionnelles » a été organisée en février 2004 par l’Association des Sciences Sociales des Religions, dont les Actes seront publiés chez L’Harmattan, sous la direction de Bruno Duriez et al. Voir également Benthall J., « Religious NGOs in the ascendant : the Muslim case », Nouveaux Mondes, n°14, 2004, Genève, CERS. Une autre conférence, intitulée Religious NGOs and the International Aid System (les ONG religieuses et le système de l’aide international) a été organisée à Oslo par le Norwegian Institute of International Affairs en avril 2005. Le Graduate Institute of International Studies, Genève, a organisé un séminaire en mai 2005 sur « Faith Based Organizations as Political, Humanitarian or Religious Actors » (Les organisations fondées sur la foi et les acteurs politiques, humanitaires ou religieux). Les contributions de cette conférence feront l’objet d’une publication.

[12] Edhi A. S., Edhi, an Autobiography, Islamabad, National Bureau of Publications, 1996.

[13] NDLT : les traductions françaises de « capacity building » varient, mais le concept se définit comme « formation au service du développement ».

[14] Wilson R. A., Human Rights, Culture and Context : Anthropological Perspectives, Londres, Pluto Press, 1997.

[15] Zemmali A., Combattants et prisonniers de guerre en Droit islamique et en Droit International Humanitaire, Paris, Editions A. Pedone, 1997.

[16] Voir également Hamidullah M., The Muslim Conduct of State, Lahore, Ashraf, 1945.

[17] Mayer A.E., Islam and Human Rights : Tradition and Politics, 3eédition, Boulder, CO, Westview Press, 1999. Voir aussi Dwyer K., « Beyond a boundary : ‘universal human rights’ and the Middle East », Anthropology Today, 13:6, décembre 1997, pp. 13-17.

[18] Strawson J., « Encountering Islamic Law », Pakistan Law Review, voir www.geocities.com/paklawreview/strawson1.html

[19] Ramadan T., Les Musulmans d’Occident et l’avenir de l’islam, Paris, Sindbad, 2003, p. 99.

[20] Ghandour A.-R., Jihad Humanitaire : Enquête sur les ONG Islamiques, Paris, Flammarion, 2002, p. 323.

[21] Zizek S., « Are We in a War ? Do We Have an Enemy », London Review of Books, 24.10, 23 mai 2002 ; Kermani N., « The Flower Children of Banda Aceh : Why Western Double Standards, not Muslim Extremism, Are the Greatest Threat to Global Security », Times Literary Supplement, 1er novembre 2002, pp. 16-17.

[22] Halliday F, Islam and the Myth of Confrontation, Londres, I.B. Tauris, 1996.

[23] Le terme « occident » est de moins en moins satisfaisant dans la mesure où des institutions musulmanes s’intègrent dans la vie d’un pays comme le Royaume-Uni, à l’image de Islamic Relief qui est désormais accepté comme l’une des grandes agences d’aide internationale.

[24] Benthall J., « Confessional Cousins and the Rest : the Structure of Islamic Toleration », Anthropology Today, 2004.

[25] Kilani M., L’Invention de l’autre : essais sur le discours anthropologique, Lausanne, Payot, 1994, pp. 297-299.