Au Yemen, au XIIIe siècle. Tirée du Maqamat d’AI-Hariri, manuscrit médiéval, cette illustration montre un marché d’esclaves de Zabid, deuxième ville du pays. Le géographe Edrisi affirme qu’ils sont le seul “produit” d’importation.


Le Prophète s’est clairement prononcé contre l’asservissement, une pratique courante dans L’Arabie du VIIe siècle. Il semble ne pas avoir été entendu. En effet, une enquête récente tend à montrer qu’il y aurait eu de 21 à 22 millions d’esclaves dans la région durant quatorze siècles.

L’esclavage en terre d’Islam est l’un des rares sujets sur lequel l’historien dispose de sources abondantes. Lorsque j’ai entrepris des recherches pour mon livre, je n’avais pas idée de la richesse documentaire que j’allais trouver : chroniques arabes des VIIIe, IXe et Xe siècles, récits de voyageurs en Arabie des XVIIIe et XIXe siècles, traités de droit, archives diplomatiques et appréciations de pèlerins et sociologues contemporains. J’ai également consulté les rapports des émissaires anglo-américains qui n’ont pas cessé depuis cent cinquante ans de pousser les autorités d’Arabie et du Golfe à régler le problème de l’esclavage. Le Coran est le premier document sérieux traitant de cette question. Recension littérale, elle a traversé les siècles mieux que tous les traités. Toutefois, son étude doit rester critique. Il s’agit d’une lecture adaptée au contexte social et culturel qui a vu naître le Coran.

L’apparition de l’esclavage dans la péninsule Arabique précède bien évidemment l’avènement de Muhammad. Des les temps bibliques, la région à été habitée par les esclaves et leurs maîtres. Pour la période ultérieure au VIIIe siècle, on ne peut faire que des suppositions. Les sources concernant précisément cette époque sont rares et sont constituées pour l’essentiel de récits d’épopées guerrières. On peut néanmoins affirmer que l’esclavage était déjà pratiqué en Egypte, ainsi que dans les territoires gréco-romains, ou encore à Byzance et en Perse. Je ne vois donc pas pourquoi la péninsule Arabique aurait échappé à la contagion de la servitude.

Le système esclavagiste tel qu’il existait avant Muhammad était à la fois domestique, agraire et pastoral. Cet esclavage traditionnel résultait le plus souvent des guerres tribales : les prisonniers devenaient esclaves. Le troc d’esclaves était une des monnaies d’échange du commerce de l’époque. Le Coran cite l’exemple du vice-roi d’Egypte, qui envoie Mariya la Copte en cadeau à Muhammad pour obtenir son amitié. Cependant, parler de traite, sous entendu d’un commerce d’esclaves organisé, serait excessif. Néanmoins, lorsque le Prophète commence sa prédication, l’esclavage est ancré dans les mentalités, il est d’usage courant dans les transactions entre seigneurs et affidés.

Muhammad est originaire du milieu bédouin de La Mecque, d’une branche aristocratique désargentée. Enfant puis adolescent, il vit dans un environnement où les esclaves sont légion, où l’on boit du vin et où la polygamie dépasse le nombre de quatre femmes. Le Coran va codifier toutes ces pratiques, y compris l’esclavage. On dénombre 27 versets qui abordent ce thème dans le Livre, qui prêche l’émancipation des esclaves et leur libération. En les affranchissant, le croyant gagne une partie du paradis : « Nous l’avons orienté vers les deux issues, mais il ne s’est pas engagé dans la voie ascendante. Qu’est ce donc que cette voie du bon secours [salut] ? C’est la libération d’un esclave ou le fait de nourrir, par un jour de vaches maigres, un proche orphelin ou un pauvre sans aucun moyen. » La Tradition, la Sunna, telle qu’elle a été transcrite à partir du IXe siècle rapporte les paroles de Muhammad. Elle lui prête des propos d’une grande sagesse toujours dans une perspective humaniste : « Enseigne les humains ! Tu n’es la que pour les enseigner, et non pour les dominer » ; « Délivrez vos frères des chaines de l’esclavage » ; « Celui qui, possédant une esclave, l’entretient, l’éduque, la traite bien, puis l’affranchit et l’épouse, aura une double récompense divine. » On peut donc penser que Muhammad n’était pas favorable à l’asservissement. A-t-il pour autant fait preuve de fermeté pour l’abolition ? Difficile de l’affirmer puisqu’il s’agit la d’une interprétation.

Bien que la transmission des paroles du Prophète relève de la reconstitution, on sait en revanche précisément ce que lui a fait. Il aurait racheté la liberté d’un certain nombre d’esclaves. Il a même fait de Bilal, Abyssinien racheté par Abu Bakr (premier calife de 632-634), le premier muezzin de Médine, où fut construite la première mosquée. Toutefois, rares sont les esclavagistes qui ont abandonné cette pratique. Les choses sont bien moins simples. L’affranchissement devait répondre à certaines conditions : notamment la conversion à l’islam, laquelle était un facteur favorable mais pas suffisant. Il existe en effet les esclaves « impurs » qui achètent leur liberté tout en restant païens et les purs qui demeurent dans l’état de servitude même après être devenus musulmans. Propriété de leur maitre, ils ne peuvent prétendre à la liberté qu’en la payant.

Les Arabes poussent la cocasserie jusqu’à posséder collectivement un seul esclave. Comme s’ils détenaient des actions. La chose est encore plus complexe lorsqu’il s’agit d’une concubine qui épouse un musulman libre et a un enfant de lui. Il est dit dans la tradition arabe que « l’enfant affranchit la mère ». Mais à la condition que le maitre reconnaisse la paternité de cet enfant. Cette procédure avait pour nom la manumission [ancien terme juridique signifiant affranchissement]. Au-delà de ces cas, existe une règle absolue, établie des le VIIe siècle : le Coran interdit clairement la mise en servitude de musulmans par leurs coreligionnaires. Avec l’avènement de l’islam, les grands maitres vont procéder à une vague d’affranchissements de leurs esclaves. Ces derniers, devenus croyants, vont constituer le premier noyau de l’armée musulmane de l’époque.

Pourtant, au cours des deux siècles qui vont suivre la diffusion du message prophétique, l’esclavage va continuer de se développer. Ainsi à Damas, sous les Omeyyades (661750), les effectifs serviles ne font qu’augmenter. En 750, les Omeyyades sont battus par les Abbassides, une dynastie rivale qui va faire de Bagdad le centre de son rayonnement. Or l’esclavage est l’un des fondements de la société abbasside. A telle enseigne que dans les années 900, il y a eu pendant près de douze ans, au sud de l’Irak, un minuscule État dirigé par des esclaves qui travaillaient dans les marais salants. Une sorte de république, une utopie révolutionnaire.



Au Soudan, aux XIXe et XXe siècles. En un siècle, rien n’a changé dans ce pays, en guerre depuis plus de vingt ans. En 1999, I’ONG protestante, Christian Solidarity International, a obtenu la liberté de 4000 esclaves contre de l’argent.


La traite orientale apparaît donc véritablement avec la formation des cités, à l’exemple du Caire, de Kairouan ou de Bagdad. A l’inverse du commerce triangulaire occidental qui va répondre aux besoins des plantations : les esclaves d’Afrique de l’Ouest seront utilises en Amérique du Nord et au Brésil pour travailler dans les exploitations de canne à sucre, de coton et de café, ceux de la péninsule Arabique sont destinés à la domesticité des palais et accessoirement aux travaux des champs. C’est la création d’un réseau de villes qui a été l’élément clé du recours à l’esclavage.

Comment expliquer alors le paradoxe entre la prise de position de Muhammad contre l’asservissement et l’instauration d’un système organisé ? La raison principale tient au fait que le Coran n’a pas été assez contraignant dans son combat pour l’affranchissement des esclaves ainsi qu’en matière d’abolition. C’est la même logique concernant la polygamie : les grands seigneurs pouvaient avoir autant de femmes qu’ils le voulaient avant que le Coran n’en limite leur nombre à quatre. Il s’agit d’une sorte de voie médiane qui ne va pas jusqu’à la monogamie. Cela vaut aussi pour la répudiation : le Coran donne des droits à la femme mais accepte que le mari puisse la répudier. En fin de compte, le seul sujet sur lequel le Coran s’est montre radical est le passage du polythéisme au monothéisme, c’est l’idée qu’Allah soit l’unique Dieu.

Parce que le Coran n’exigeait pas leur affranchissement de manière totale et définitive, les grandes familles se sont senties autorisées à utiliser des esclaves sans aucune culpabilité. Et cela bien que Muhammad s’y soit montré hostile, notamment lorsqu’il s’est opposé à la tribu mecquoise des Quraychites. Pourchassé par ses membres, le Prophète est parti a Médine et il a recruté et affranchi des esclaves à des fins militaires : devenus croyants, ils se sont fait défenseurs de Médine. Une manière pour lui de contrer la puissance des Quraychites. Mais l’accompagnement théologique et législatif n’a pas suivi. Muhammad a prêché pendant vingt-deux ans et le Coran a été écrit trente ans après sa disparition. Pendant ce temps, les esclavagistes ont continué leurs agissements. La structure de l’Arabie ancienne n’a pas changé du tout au tout après la mort de Muhammad; l’islam est, en quelque sorte, resté en sommeil. En définitive, le Coran a souvent donné un vernis sémantique et symbolique aux pratiques antérieures mais en réalité il n’a rien aboli d’essentiel. Il s’est contenté de contrôler et de réorienter la communauté des croyants.

J’ai été choqué d’apprendre que, l’instar du Code noir de Colbert en 1685, des textes arabes réglementant l’esclavage ont été rédigés. Ils ne sont pas contemporains de Muhammad, mais datent du XVIIe siècle. Leurs rédacteurs sont des érudits (imams, muftis, etc.), représentants d’une société aisée, proche des négociants ou eux-mêmes marchands. Ces codes sont fondés sur l’usage et, de façon plus paradoxale, sur les hadiths et les actes du Prophète, quitte à aller contre. Outre ces sources, ils existent des jurisprudences. Le contenu de ces règlements est souvent contradictoire.

Ces codes encadrent la pratique esclavagiste sous toutes ses formes : l’achat de l’esclave, son traitement, son mariage, son affranchissement, sa fuite éventuelle, son travail, ses heures de repos, son attitude vis-à-vis du maitre et de son entourage, etc. Au XVIIe siècle, alors qu’en Occident la campagne antiesclavagiste initiée en Angleterre bat son plein, le monde arabe exploite « une mine d’or » que personne ne viendra lui contester jusqu’au début du XXe siècle. A preuve, le dernier grand esclavagiste, Tippo-Tip, de son vrai nom Hamed Ben Mohammed al-Murjebi, est mort, en 1905 a Zanzibar, sans jamais avoir été inquiété. Les Allemands et les Britanniques avaient même établi des relations commerciales avec lui.

Vous me demandez s’il est possible d’estimer les effectifs serviles à l’époque de Muhammad. C’est difficile parce qu’on ne dispose pas de données suffisamment précises sur la population de la péninsule Arabique au VIIe siècle. Les évaluations deviennent possibles grâce aux caravanes – lorsque la traite orientale se met en place aux IXe-Xe siècles –, grâce au recrutement des soldats, la constitution des villes qui s’accompagne de la rédaction de traités et de la tenue de registres de comptabilité sur les marchés. Il y à même des syndicats d’esclavagistes qui se forment à cette époque. Mais avancer des chiffres demeure risqué, et cela en partie parce que les statuts des individus n’étaient pas toujours tranchés. Ceux qui étaient au service du maitre constituaient sa domesticité. Mais jusqu’à quel point étaient-ils « esclavagistes » ?

On ne peut faire une estimation du phénomène de l’esclavagisme en Islam que par recoupement et en englobant quatorze siècles d’histoire : de 21 a 22 millions d’esclaves semble le chiffre le plus probable. Rappelons qu’en deux siècles seulement, la traite atlantique a touché 14 millions d’individus.



Située au Nigeria, Kano a été créée vers l’an mil. Sur les pistes caravanières, elle prospère grâce au commerce transsaharien. Devenu Etat en 1967, cette ancienne colonie britannique du XIXe siècle est dirigée par l’émir Alhaji Dr. Ado Bayero qui se fait précéder par un esclave.


Aujourd’hui, dans le monde musulman, le sujet est tabou. Personne n’ose réellement soulever le problème. C’est une omission gravissime, condamnable et déshonorante. En enquêtant sur cette pratique, j’ai voulu rompre le silence entretenu par les puissants. La condition des hommes n’a pas changé, même si le champ sémantique fait illusion : on ne parle plus d’esclaves mais de domestiques, d’ouvriers, d’employés. J’ai parcouru l’Afrique orientale, les pays du Sahel, du Maghreb, du Golfe, le Proche-Orient, l’Inde, le sultanat de Brunei. Le seul constat que je tire de mes observations est que l’islam ne se sent pas concerné par cette affaire. Les musulmans ne voient pas où est le problème. La Mauritanie est, de nos jours, le pays où l’on recense le plus grand nombre d’esclaves reconnus : 200000. Les autres Etats les plus touchés par ce phénomène sont le Maroc, le sud de la Tunisie, le sud de la Libye, le sud de l’Egypte, tous les pays du Golfe et du Proche-Orient et l’Inde. Au total, j’estime à 2,5 millions le nombre d’hommes et de femmes réduits au statut d’esclave ou de servitude prononcée dans le monde arabo-musulman. Je me garde bien d’attaquer qui que ce soit. Je me limite seulement à décrypter les mécanismes et les structures de pensée. Ce voyage d’un an au cœur des réseaux esclavagistes m’a profondément touché et transformés.

Propos recueillis par Eric Pincas

Texte publié dans les pages de la revue Historia. Février 2008.
Mis en ligne par Nawaat.org