Il y deux jours, en ouvrant ma boite aux lettres, je suis tombé sur un courrier très particulier : Un courrier de la part du ministère tunisien des technologies de la communication ! A l’intérieur, une lettre émanant du “bureau des relations avec le citoyen” rattaché au cabinet du ministre et datant du 25 septembre 2010 ! dont l’objet est, tenez vous bien : “Protestation contre la censure des sites Internet” !

Un scan de l'enveloppe contenant la lettre. Le caché de la poste indique la date du 25.10.10.

J’avoue qu’à ce stade de la lecture j’étais dans un état proche de l’euphorie. Les mots “citoyen”, “protestation” et “censure” dans un courrier officiel d’une administration étatique, sous ses faux airs de lettre-type, ce courrier est, à ma connaissance, une première dans la longue protestation contre la censure de l’Internet tunisien.

La suite de cette lettre va également s’avérer à la hauteur de son objet :

Je vous informe que votre courrier concernant le sujet évoqué plus haut [“la protestation contre la censure” donc NDLR] nous a été transmis par les services du parlement. Après étude, il a été déféré à l’Agence Tunisienne de l’Internet sous le numéro 201000530 daté du 25/09/2010 pour l’étudier et faire le nécessaire.

Plus de quatre mois après l’envoi d’une lettre au Président du parlement tunisien, dans le cadre de l’opération “Lettre à un député” de la campagne contre la censure “Nhar 3la 3ammar”, c’est donc enfin une réponse à ma demande. En Effet dans mon courrier, largement inspiré de la lettre-type publiée sur Facebook je demandais, au Président du parlement, “en tant que citoyen” qu’il demande “au gouvernement tunisien et aux autorités responsables de lever la censure et d’établir les responsabilités concernant ces pratiques illégales.

Là aussi, une petite précision s’impose, au moment où l’idée de l’envoi des lettres aux députés a été présentée au groupe, je n’étais pas vraiment emballé sur l’utilité d’une telle action. Quelques semaines auparavant, j’avais participé à la rédaction de la fameuse “Lettre au Président” dans une démarche qui visait à mettre les autorités devant un dilemme quand à la manière de réagir. Étant persuadé que la censure en Tunisie, n’est pas le résultat d’un quelconque dysfonctionnement mais bel et bien une politique délibérée, cette action était pour moi une sorte de démonstration par l’absurde de l’impossibilité de dialogue.

Une démonstration qui a donné le seul résultat qu’on pouvait escompter : la censure des supports encore accessibles ayant publiés l’appel ! Certains blogueurs persuadés de l’efficacité d’une telle démarche, n’en reviennent toujours pas d’avoir vu leur blogs censurés suite à cette action. Donc refaire une telle démarche ne me semblais pas particulièrement pertinent.

Tout ça pour dire, que recevoir cette réponse, surtout après avoir lu son contenu, m’a mis, à mon tour, devant un dilemme. Comment se fait-il que de la cinquantaine de personnes qui ont fait la même démarche, aucune, à ma connaissance, n’a reçu de réponse. Certains, comme moi, n’avaient même pas reçu d’accusé de réception de leurs lettres recommandées.

En plus, la réponse a été envoyée à mon adresse en France que j’ai précisé sur la lettre et non à l’adresse en Tunisie que j’avais inscrite sur le formulaire d’envoi. Alors comment prendre cette réponse ? La prendre au sérieux ou au contraire s’en moquer ? Faut-il y voir un message particulier ?

Après une longue réflexion et concertation, je suis arrivé à la conviction qu’il fallait prendre ce courrier au sérieux. La démarche de l’administration, aussi inhabituelle soit-elle, est à saluer… non que je la perçoive comme une faveur ou une attention particulière à ma personne ou encore qu’elle représentait une quelconque avancé, mais tout simplement parce qu’elle résulte d’un fonctionnement “normal” du rapport entre les institutions et le citoyen que je suis.

L’envoi de ma lettre à M. Mbaza, à peine quelques jours avant la fermeture de la session parlementaire 2009/2010, n’a pas empêché ses services de la traiter une fois la nouvelle session ouverte. Aussi, le fait que le parlement tunisien réponde à ma requête en faisant suivre mon courrier au ministère concerné est également, en soit, une démarche notable. Bien évidement j’aurais préféré que le président mette cette requête à l’ordre du jour des questions au gouvernement au sein même de l’hémicycle, mais n’en demandais-je déjà beaucoup à un parlement aux pouvoirs très limités.

Le comportement du cabinet du ministre des technologies de la communication est également à saluer. La démarche de donner à ma requête un aspect officiel avec un numéro de dossier et une signature d’un responsable clairement identifié, bien qu’encore une fois c’est dans la nature des choses, n’en demeure pas moins appréciable. Ceci est d’autant plus vrai, que ce que dit cette réponse est loin d’être anodin.

La première chose est incontestablement la reconnaissance de la responsabilité, du moins administrative, du ministère des technologies en ce qui concerne la question de la censure. Puis, le ministère en question estime que cette “protestation contre la censure des sites internet” est une requête acceptable qui nécessite une réponse ou du moins un traitement adéquat.

A ce propos, je me rappelle qu’au moment de la nomination du ministre actuel, M. Naceur Ammar, un de ses anciens élèves à Sup’Com dont il était le directeur, se félicitait de cette nomination sur le site de micro-blogging, Twitter. Il était persuadé que M. Ammar ne pouvait pas accepter la censure et qu’il allait certainement s’attaquer à ce problème. Manque de pot, le mois de sa nomination, le net tunisien a connu une vague de censure sans précédent qui s’est achevée par la censure du dernier site de partage de vidéo encore disponible en Tunisie, la veille du 7 novembre. Le renvoi vers l’ATI ressemble donc plus à un aveux d’échec, le ministère de tutelle étant incapable de répondre à cette requête qu’il estime pourtant légitime.

Enfin, et c’est certainement l’enseignement le plus important de ce courrier, l’ATI est la première responsable de la censure de l’Internet tunisien. C’est le cabinet ministériel lui même qui, indirectement, le confirme en déférant ma requête sur la censure à cette agence publique de droit privé. Le ministère aurait pu ignorer cette lettre et rien ne pouvait m’indiquer qu’elle était sur ce fameux “bureau des relation avec le citoyen”. Mais pour une raison ou une autre il en a été décidé autrement, surtout qu’entre la date indiquée sur le caché de la poste et la date de réception il s’est écoulé plus d’un mois, suffisamment pour ce courrier obtienne toutes les autorisations nécessaires pour parvenir jusqu’à moi.

La responsabilité de l’ATI, bien que jamais prouvée, se laisse “deviner”. Par ailleurs, lors de la censure de Dailymotion en 2007, certains fournisseurs de service sollicités par RSF, avaient ouvertement désigné l’ATI. La nature de la censure en Tunisie et les moyens mis en œuvre, font légitimement peser les soupçons sur l’opérateur national du réseau tunisien. Puis, malgré ce que dit mon ami Astrubal, “l’administration de la censure relève du secret le mieux gardé de Tunisie”, tout laisse à penser que l’ATI est complice d’une manière ou d’une autre d’une véritable police de l’Internet, dont certaines sources quantifient à 600 agents installés dans des locaux flambant neufs à deux pas du palais présidentiel. Et ce n’est pas un hasard si pour entretenir ce brouillard autour de cette tâche ingrate qu’est la censure, l’ATI agit encore en marge de la loi. En effet, et c’est la Cour des Comptes qui le relève : “l’autorisation accordée à l’ATI pour l’exploitation du nœud d’accès au réseau international d’internet est sans assise juridique depuis 2001” (Cour des comptes, résumé 23e rapport annuel, p. 33 et 34).

Que ce soit sur mon blog personnel, ou sur le blog collectif de nawaat.org, la question de la responsabilité et du respect des lois de notre pays ont toujours été au coeur de notre engagement. L’opération Nhar 3la 3ammar s’inscrivait également dans cette démarche légaliste qui consiste à exiger de l’Etat le respect de ses propres lois.

Ces exigences sont de plus en plus celles d’un nombre sans cesse croissant d’internautes Tunisiens exaspérés par cette censure qui muselle leurs paroles, bride leur créativité et nuit à leur travail. Je ne sais pas pour quelle raison cette réponse est arrivée jusqu’à moi, mais ce qui est certain, c’est que je vais suivre cette affaire muni de mon numéro de dossier pour exiger des réponses de la part de l’ATI. En attendant, chacun continuera à faire ce qu’il a à faire…

Malek Khadhraoui
http://stranger-paris.blogspot.com
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@malekk