Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

En ces temps de révolutions, il n’est pas interdit d’imaginer des solutions inédites ou rares quitte à se voir reprocher un manque total de réalisme. Depuis l’élection de l’assemblée constituante qui a marqué à la fois la consécration et un coup d’arrêt – provisoire, je l’espère – au processus révolutionnaire entamé le 17 décembre dernier, la situation dans le pays n’incite guère à l’optimisme. Lorsque je dis cela je ne me situe ni du point de vue de ceux qui aspirent à une « islamisation de la Modernité », une démocratie musulmano-libérale, respectueuse des règles de la « gouvernance mondiale », ni du point de vue des partisans d’un Etat laïc et libéral à la française – démocratique, si possible, autoritaire, si besoin est. Je me situe du point de vue d’une politique sociale, démocratique, nationale (arabe et musulmane) qui, selon moi, est au cœur de ce que nous appelons communément la dignité.

Force est de constater, cependant, que les forces politiques qui occupent aujourd’hui le devant de la scène, qu’elles soient au pouvoir ou dans l’opposition, sont incapables de progresser dans cette voie. Sans évoquer les bonnes relations des uns et des autres avec les puissances impérialistes (USA, France), ce à quoi nous assistons aujourd’hui ressemble fort à une intégration de la fraction hégémonique d’Ennahdha, d’une part, et de la fraction hégémonique du pôle dit démocratique, laïc voire « de gauche », d’autre part, à la fois aux milieux affairistes et à une frange de l’appareil bureaucratique et policier RCD-iste. Jebali joue cette carte, Essebsi (ou Chebbi) également. Et Dieu seul sait quelle carte jouent Hechmi Hamdi ou ses commanditaires, trop vite enterrés à mon avis. Sans parler des puissants réseaux salafistes, aux connexions et aux objectifs bien mystérieux. Le processus est en cours, heurté, brouillon, incertain, mais s’il devait parvenir à son terme, sous la direction des uns ou des autres, ou peut-être de tous à la fois, chapeautés par la police, l’armée et les « conseillers » américains, il ne restera plus grand-chose de la révolution. Du moins, pour certains, les couches populaires, les déshérités, ceux qui ont fait la révolution, qui se retourneront contre elle si elle les trahit, qui la mèneront beaucoup plus loin si elle était incarnée par une direction digne de leurs attentes.

Or, les éléments d’une direction populaire crédible existent actuellement. Je pense à l’UGTT qui demeure la plus puissante organisation de masse en Tunisie et qui a joué un rôle décisif dans la chute de Ben Ali. L’UGTT, seule aujourd’hui, est capable de mobiliser dans tout le pays et de porter les revendications sociales, démocratiques et nationale à une large échelle. Seule, elle est capable d’unifier en son sein et autour d’elle tous les espaces de résistance populaire et les différents courants politiques de gauche et nationalistes qui agissent pour sauver la révolution et l’approfondir. Mais l’UGTT ne le fera pas si une pression n’est pas exercée sur elle, pour la contraindre à associer à sa dimension strictement syndicale une intervention pleinement politique. Je crois que c’est à ces pressions que devraient se consacrer les courants radicaux qui rejettent tant la politique de Jebali que celle d’Essebsi.

La crise au sein de l’Exécutif, suscitée par l’extradition de Baghdadi (dont le sort futur m’importe peu), pourrait favoriser la formation de cette nouvelle direction populaire dont la révolution a tant besoin, si Moncef Marzouki savait saisir l’opportunité – peut-être la dernière – qui s’offre à lui de s’inscrire dans l’histoire de ce pays comme un dirigeant qui aura contribué à consolider la révolution populaire. Sa position institutionnelle le lui permet pour peu qu’il veuille bien risquer de la perdre. Plutôt que de démissionner, comme le lui suggèrent certains, il lui faut retrouver l’audace dont il a si souvent été capable face à Ben Ali. Face au mépris que lui témoigne le clan de Jebali, il ne s’agit pas non plus de mener une sorte de « guerre de positions », comme a pu le faire un Mitterrand face à Jacques Chirac dans la France de la « cohabitation ». Mitterrand, malgré tout, bien que ne disposant pas d’une majorité à l’assemblée, pouvait s’appuyer sur ses prérogatives substantielles et sur un parti, deux choses dont ne dispose assurément pas Marzouki. C’est à une « guerre de mouvement » que doit s’apprêter Moncef Marzouki ; c’est à être un président de la république d’opposition ! Il lui faut dire Adieu à la Troïka et se positionner en représentant des attentes populaires au Palais de Carthage, tendre la main à l’UGTT et aux multiples mouvements de résistances dans les régions et les quartiers les plus défavorisés. A la veille du Congrès d’Ennahdha, il lui faut tendre la main à tous les militants de ce parti et de la mouvance qui l’entoure qu’inquiète la politique suivie par l’équipe au pouvoir. Et cela quitte à être renversé par la majorité de l’assemblée. Un véritable soutien populaire – dont il ne bénéficie pas actuellement – là, est la véritable puissance d’agir.

Je rêve, direz-vous ? Sans doute. Ni Marzouki ni l’UGTT ne s’aventureront dans une telle politique ni n’envisageront de fonctionner en binôme. Dommage. Avec l’âge, je perds le sens des réalités.