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Par Sami Badreddine

Condamnés en janvier 2012, à 5 ans de prison, pour trafic de pièces archéologique, l’affaire impliquant M. Mohamed Béji Ben Mami, ancien maire de Tunis et ancien directeur de l’Institut National du Patrimoine (INP), et Sakhr el Materi, gendre du président Ben Ali est symptomatique des dizaines d’affaires instruites en justice depuis deux ans. Ces affaires ne sont que la face émergée de l’iceberg, celle d’un trafic organisé à grande échelle, mis en place durant deux décennies avec la complicité des plus hautes autorités politiques du pays.

Au cours de cette période, des biens culturels et historiques d’une valeur inestimable ont disparu. Des mosaïques, des sculptures (tête de Neptune de Sidi Khlifa), la sculpture du Dieu Mars de Chemtou (l’antique Simithu), des épigraphies, des stèles figurées, des bijoux (Musée de Carthage), des céramiques, des trésors de numismatique, des manuscrits ou encore le Coran bleu de Raggada, pièce unique de l’art musulman ont été dérobé, défrayant la chronique, pour rejoindre en toute illégalité les collections privées de richissimes amateurs d’art et d’histoire en Europe, ou dans les pays du Golfe.

La révolution du 14 janvier, et la chute d’une dictature qui a mis sous coupe réglée les richesses du patrimoine national aurait pu résorber ce trafic. Il n’en est rien. Le trafic de pièces archéologiques a décuplé, passant du contrôle exclusif des familles proches de l’ancien régime, vers de nouveaux réseaux, le plus souvent par des hommes d’affaires possédant des complicités à l’étranger. Désormais, selon les responsables de l’INP, on estime qu’il y a 5 à 10 fouilles sauvages entreprises chaque jour en Tunisie.

Un trafic vieux de plus de deux cents ans

Carrefour des civilisations en Méditerranée, la Tunisie, avec 50 000 sites archéologiques recensés, et des strates étalées sur plus de trois mille ans d’histoire, est considérée comme un « pays musée » à ciel ouvert. Un territoire qui à l’égal des pays voisins reste particulièrement exposé au trafic illicite de pièces archéologiques.

La spoliation du patrimoine national a suscité dès le début la réprobation et l’indignation des élites nationales. M. Hassan Hosni Abdelwahab (1883-1968) sera ainsi le premier tunisien à tirer la sonnette d’alarme, consacrant une bonne partie de sa vie à préserver le patrimoine historique tunisien. Il fondera pas moins de 5 musées islamiques nationaux, rachetant sur ses propres deniers, les pièces archéologiques aux mains des colons italiens ou français, avant leur écoulement en Europe.

Cette prédation du patrimoine qui débute dès le 18ème siècle avec l’affaiblissement du pouvoir beylical, et l’installation du protectorat français en Tunisie, sera marquée par une célèbre affaire, toujours vivace dans les esprits, celle du vol de la fameuse inscription libyco-punique du temple de Dougga (l’antique Thugga), volée après le bombardement du Mausolée en 1842, vraisemblablement par le consul britannique de l’époque. Cette pièce unique au monde est toujours exposée au British Museum à Londres, jamais restituée en dépit des demandes des gouvernements tunisiens successifs.

« Main basse des Ben Ali, Trabelsi et Materi sur le patrimoine national »

L’accession au pouvoir, le 7 novembre 1987, de Zine El Abidine Ben Ali, marque un tournant dans ce trafic. Dominé jusque là par des donneurs d’ordre étrangers, il passe sous le contrôle des anciens occupants du palais de Carthage. La cupidité du premier cercle de Ben Ali en quête d’affaires et d’objets uniques pouvant faire valoir leur statut de nouveaux riches sonnera le glas, des dernières dispositions prises pour protéger le patrimoine historique national.

La mise à sac, après la Révolution, de dizaines de demeures appartenant aux familles Ben Ali, Materi et Trabelsi révèlera l’ampleur de ce détournement de patrimoine national devenu éléments de décor privé.

Près de 647 pièces archéologiques saisies auprès des familles Ben Ali, Trabelsi et Materi révèlent l’ampleur de ce pillage criminel.

Dans leurs demeures, principalement au Palais Sidi Dhrif, à Hammamet, à Sidi Bou Saïd, et à la Soukra des familles Ben Ali, Materi, Trabelsi, pas moins de 93 pièces uniques et d’une valeur inestimable ont été saisies. Entre céramique fine de grande beauté, bijoux, stèles, et sculptures des V et VIème siècles avant J-C, on retrouvera des cruches, des petites amphores ainsi que des vases à figures datant des 5èmes, 4èmes et 3èmes siècles avant J-C. Dans la collection de céramiques, figure en particulier le vase-statuette de la vielle femme ivre dont on ne connaît que quatre exemplaires en Tunisie. Des figurines retrouvées racontent des récits mythologiques du combat d’Hercule à celui du lion Némée en passant par des scènes de la vie quotidienne romaine.

Et détail révélateur : près de 80 pièces portaient le tampon de l’INP, dans des caisses retrouvées au palais de Ben Ali à Sidi Dhrif, des pièces classées, et enregistrées, comme une signature des complicités de certains responsables de cette auguste institution. Ces pièces estampillées par l’INP suggèrent que la famille Ben Ali, Trabelsi ou Materi pouvaient avoir un accès aux caisses de dépôts de l’INP. Les différentes affaires instruites après la révolution avec pour principaux chefs d’accusation le transfert illicite d’immobilier protégé, de possession de pièces archéologiques non-déclarées, et la fouille de ruines mobiles, et fixes sans permis, confirmeront cette hypothèse.

« Généralement les pièces estampillées INP sont des pièces garanties d’authenticité et d’une valeur historique inestimable, exceptionnelle que l’on ne retrouve plus dans les fouilles récentes. » explique Fathi Bahri, responsable des monuments et archéologue à l’INP.

Un trafic qui prendra même une dimension internationale avec la découverte dans les demeures de Belhassen Trabelsi et de Sakhr el Materi, des pièces archéologiques provenant de pays étranges à l’instar du masque de Gorgogne originaire de Tébessa en Algérie ou du cheval en Jade vert en provenance de Chine. La Tunisie passera ainsi du statut de pays émetteur de pièces archéologiques à celui de pays importateur dans le cadre de ce trafic. Sous l’ère Ben Ali, le trafic de pièces archéologiques atteindra assurément un niveau encore jamais inégalé. Comment ce trafic a-t-il pu être prendre place ?

« Un code du patrimoine rendu caduc »

Le système mis en place dès le début des années 90 avait pour principal objectif de faciliter le trafic des pièces archéologiques, en affaiblissant le volet législatif et en annihilant sa dimension répressive dans ce domaine. La législation promulguée à travers le code du patrimoine dès 1994 se distinguera par son côté « permissif ». Le code du patrimoine de 1994, comportera des failles si importantes que plusieurs juristes s’accordent pour dire que le législateur à ce code, « favorise et encourage le trafic des pièces archéologiques » plus qu’il ne l’interdit ou en favorise la lutte.

La principale faille du code du patrimoine de 1994 amendé, au lendemain de la révolution en 2011, est une aberration juridique. Le code ne sanctionnait que les trafiquants détenteurs de pièces archéologiques dites « classées », alors que 95% des pièces dérobées en Tunisie sont non classées, fruit de fouilles sauvages, menées de nuit, n’ayant jamais fait l’objet du moindre recensement. Cette définition restrictive du délit permettra aux trafiquants de bénéficier de non lieu ou de peines très clémentes au regard du crime perpétré contre le patrimoine. Cette législation faite sur mesure s’apparente plus à une protection qu’à un outil de dissuasion ou de répression aux mains du législateur.

En plus, les articles du code du patrimoine de 1994 fixe les amendes pour ce type d’affaires entre seulement 100 et 500 dinars tunisiens pour des pièces archéologiques d’une valeur de dizaines voire des centaines de milliers de dinars sur le marché international.

Des peines de prison rendues toutes aussi dérisoires avec des peines plancher dépassant rarement une année de prison avec sursis. Un dispositif juridique qui loin de dissuader les trafiquants semblent les encourager en leur assurant une certaine impunité. « Pendant plus de dix ans, nous n’avons cessé d’attirer l’attention des autorités de tutelle par écrit sur ces failles insensées » rappelle la responsable juridique de l’INP. En vain. Il faudra attendre mars 2011 pour qu’un nouveau code amendé ne soit adopté. Désormais les peines varient de 1 à 5 ans de prison ferme et les amendes plus dissuasives, entre 1000 à 50 000 dinars. Cet amendement récent permettra de mettre en place une législation plus dure, plus apte à protéger le patrimoine national.

« La situation ubuesque de l’INP »

Le deuxième facteur qui a favorisé le trafic de pièces archéologiques est sans nul doute l’inefficacité des structures en charge de la sauvegarde du patrimoine en Tunisie, à l’instar de l’Institut national du Patrimoine (INP). Cette structure longtemps parent pauvre du ministère de la culture, n’a jamais eu à sa disposition, les moyens et les ressources humaines nécessaires pour l’accomplissement de sa mission de sauvegarde.

Avec des centaines de sites de fouilles sous sa responsabilité, l’INP doit assurer la surveillance de chaque site de fouille, 7 jours sur sept, jour et nuit. Une mission impossible quand les directives du ministère de la culture de l’époque stipulent une interdiction de recruter plus d’un gardien par site. Avec l’argument d’une compression des dépenses, on a négligé la protection des sites de fouille car si on dispose d’un gardien de jour, il est difficile en raison de cette circulaire de recruter un gardien de nuit, une situation ubuesque qui a permis selon les cas de favoriser le pillage de nuit ou de jour des sites, surtout notamment les plus isolés d’entre eux ou ceux situés en dehors d’agglomérations urbaines. Situation généralisée pour toutes les régions et connue par les services compétents et les responsables de l’époque du ministère de la culture.

Plus encore, les gardiens qui perçoivent un salaire dérisoire, ne bénéficiaient pas le plus souvent de couverture sociale et devaient rechercher un complément de salaire pour subvenir à leurs besoins. Une paupérisation, des retards de paie, une lenteur administrative qui font que l’INP n’a jamais pu compter sur un effectif humain motivé et disponible à plein temps pour sauvegarder ses sites du pillage.

Les directions régionales en charge de la protection du patrimoine dans les régions ont été marginalisées sciemment durant des années en l’absence de moyens, de bureaux, de fichiers, de véhicules de transport pouvant permettre une protection efficace de sites distants sur plusieurs centaines de kilomètres. Les conservateurs au nombre de 258, disséminés dans toute la République n’ont pas été pour la plupart recruté sur des critères de transparence ou de compétence, l’inexpérience et une formation académique inadaptée ont achevé de rendre impossible tout suivi et protection efficace des sites archéologiques.

L’absence de cadres intermédiaires, d’un organigramme organisant le travail de l’INP, le chevauchement délibéré des missions et fonctions ont parachevé de paralyser l’action de l’INP. Une situation sciemment entretenue durant des années qui a marginaliser davantage l’INP et qui a profiter aux trafiquants des pièces archéologiques dans tout le pays.

« Le démantèlement de la brigade spéciale »

Le travail de sape des structures en charge de la protection du patrimoine est encore plus flagrant avec le cas de la « brigade spéciale » en charge de la lutte contre le trafic de pièces archéologique. En 2001, les autorités décident sur recommandation de l’organisation internationale pour la conservation des monuments et des sites dans le monde (ICOMOS) et de l’Unesco de créer une brigade de lutte spécialisée dans la lutte contre le trafic de pièces archéologiques.

Cette unité disposera de 24 agents et de bureaux à Tunis, la Goulette et Hammamet, et réussira à démanteler de nombreux réseaux de trafiquants impliquant des nationaux ou des étrangers. Cette unité engrangera les succès jusqu’en 2008, année du début de son démantèlement pour s’être intéressé de trop près à des affaires impliquant des proches du président Ben Ali.

« A partir de ce moment, tous les membres de cette équipe seront mutés vers d’autres unités comme l’anti-gang ou la brigade de lutte contre les stupéfiants », nous assure M.Fathi Bahri qui avait alerté à l’époque les autorités à travers le journal arabophone « Echaab » de la centrale Syndicale de l’UGTT sur les cas de spoliation du patrimoine archéologique national.

Entre 2008 et 2010, cette unité n’enregistrera aucun constat d’infraction alors que parallèlement toutes les affaires qu’elle déférera à la justice seront gelées et classées sans suite. On retira progressivement à l’unité tous ses moyens mobiles et logistiques pour ne maintenir au final que le premier responsable de cette unité, sans les moyens ni les hommes pour mener à bien sa mission.

Pendant la même période et depuis 2007, la Tunisie ne signalera plus aucune disparition ou vol de pièces archéologiques au niveau international alors qu’auparavant les disparitions se faisaient par dizaines dans les fichiers de l’Interpol ou de l’ICOMOS. Un silence et un mutisme d’autant plus étrange que plusieurs vols avaient été constatés sur la même période au niveau des dépôts de l’INP, à Ksar Said et dans plusieurs musées régionaux.

« Des sites du patrimoine mondial déclassé ».

Les familles Ben Ali et Trabelsi réussiront à déclasser plusieurs terrains classés par l’Unesco comme patrimoine mondial, notamment à Sidi Bou Said et à Carthage.

A la faveur de décrets présidentiels, en 2006 et 2007, on déclassera de manière systématique plusieurs parcelles de Bir Ftouha du parc archéologique de Carthage-Sidi Bou Saïd, pour réaliser de juteuses opérations immobilières (les Résidences de Carthage) sur des terrains obtenus à vil prix, mais surtout accéder sous couvert de travaux à des vestiges antiques inestimables. Ainsi disparues sous les gravas, une basilique du IVe siècle, ou encore d’autres fouilles sauvages menées au niveau de la colline de l’Odéon sous couvert de construction de la mosquée Zine El Abidine . Des travaux qui se poursuivent actuellement en dépit du nouveau décret annulant tous les déclassements décidé sous le gouvernement de transition de M. Béji Caid Essebssi.

Pour sauver Carthage, les nouvelles autorités devront d’ailleurs approuver rapidement un plan de protection, et de mise en valeur du site culturel de Carthage-Sidi Bou Saïd. Le déclassement d’un site protégé par l’UNESCO à des fins immobilières ou spéculatives, ne peut se poursuivre pour placer la Tunisie en contre faux avec les conventions internationales ratifiées par l’Etat tunisien pour la protection du patrimoine.

En réalité, la lutte contre le trafic archéologique, nécessite le recensement systématique des pièces archéologiques nationales, notamment par leur numérisation, l’amélioration de la sécurité des sites, de fouilles, et des dépôts des musées. La sensibilisation du public quant à l’importance de préserver son patrimoine national. Une communication destinée au public qui tarde à prendre place et qui avec la multiplication des constructions sauvages et des dégradations constatées contre le patrimoine devient une absolue nécessité. Le Tunisie doit se réconcilier avec son histoire et se réapproprier son identité, le changement politique doit permettre une relecture de l’histoire, des identités plurielles du pays, seul véritable rempart contre les trafics et la spoliation des patrimoines des peuples…et contre ce que Amine Maalouf appelle les identités meurtrières.