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S’il est un secteur des moins glorieux de l’ère post révolution, c’est bien celui de la justice. Voilà deux ans que la justice tunisienne de la transition démocratique fait du sur place : qu’elle soit civile ou militaire, chaque fois qu’elle fut testée sur le volet des libertés individuelles et collectives, elle a montré un visage figé, archaïque, en totale inadéquation avec le souffle libertaire inhérent à l’esprit de la révolution.

Weld el 15, l’injustice de trop

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Une fois n’est pas coutume, attardons-nous sur deux décisions de justice en ce qu’elles revêtent une dimension éminemment politique.

Mercredi, le verdict rendu dans l’affaire des trois militantes Femen européennes fait davantage de bruit médiatique à l’étranger qu’en Tunisie. Est-ce l’effet d’un certain relativisme culturel ?

« Débauche, atteinte aux bonnes mœurs, et atteinte à la pudeur », les trois chefs d’accusation retenus ne sont pas sans rappeler l’affaire Jabeur Mejri et Ghazi Béji qui avaient écopé de 7 ans et demi de prison. Hasard du calendrier ou pas, ce dernier a cette semaine obtenu l’asile politique en France.

On se dit alors que la peine (4 mois de prison ferme), mi-figue mi-raisin, aurait pu être encore plus lourde pour une première jurisprudence de ce type dans un pays arabe, et que comparé au procès de Mahdia, la justice laisse entrevoir un début de détente.

C’était sans compter la sentence qui allait tomber dès le lendemain dans l’affaire du rappeur Weld el 15. Stupeur à l’annonce des 2 années de prison ferme. Inutile de revenir sur d’injustifiables arguments du procureur : la peine, littéralement « bénaliste », sanctionne in fine un clip de rap, une œuvre artistique, quand bien même elle serait haineuse.

Dans une plus vieille démocratie comme la France, il n’est pas rare cependant que des rappeurs aient des démêlés judiciaires qui les opposent aux mêmes institutions (voir le procès pour diffamation publique envers la Police nationale intenté par Sarkozy contre le groupe La Rumeur). Mais la tendance, voire la règle ces dernières années, se résume à des procès sans suites se soldant par des relaxes.

A Ben Arous, jusqu’au bout la défense a cru en une justice qui fermerait les yeux sur une jeune génération ayant soif d’exercer une liberté de parole avec ce que cela implique d’excès, de surcroît envers un corps de police encore largement honni.

Même s’il se réfère à un appareil législatif ancien, ce mépris des aspirations révolutionnaires de la jeunesse révèle une justice et un lobbying de l’exécutif des plus rigides, qui rechignent à se réformer.

Difficile de ne pas conclure par ailleurs à une certaine collusion entre la justice et l’appareil policier qui a agi comme juge et parti jeudi, en se déchainant sur les journalistes et le comité de soutien du rappeur. Procédurière dans sa fuite en avant, la machine judiciaire convoque plusieurs personnes lundi pour outrage à agents.

Ce précédent a néanmoins un mérite : il réactive la flamme insurrectionnelle d’une jeunesse qui comprend que dorénavant elle ne pourra plus faire l’économie de l’équivalent d’un mai 68 : un « complément révolutionnaire » qui va au-delà des doléances strictement sociales.

Béji Caïd Essebsi, rattrapé par un passé très proche ?

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Le 12 juin, c’est un autre aspect de la contre-révolution, plus sournois, qui est révélé par la rédaction Nawaat. Ce qui est désormais convenu d’appeler le #Sebsi_Gate provoque un mini séisme politique.

Une enquête documentée fait la lumière sur ce qui a tout d’une authentique affaire de malversations doublée d’un délit d’initié et de trafic d’influence présumés, bénéficiant à Slim Chiboub, fugitif capable, après la révolution, de céder des actions confisquées à une société écran représentée par Salaheddine Caïd Essebsi, le tout avec l’aval de Béji Caïd Essebsi alors Premier ministre.

Nidaa Tounes temporise avant de lancer une contre-offensive médiatique couronnée par l’intervention de « BCE » en personne samedi sur la TV nationale. Il dément toute implication, tout en reconnaissant que le feu vert de la transaction dépendait du ministère de l’Industrie de son gouvernement.

L’octogénaire ne perd pas le nord : en campagne électorale permanente, l’essentiel de son argumentaire sera axé sur une charge virulente contre Ennahdha. C’est qu’entre-temps le journal du parti, « el Fajr », s’est emparé de l’affaire en la romançant au passage.

Pourtant, mardi, 24 heures avant les révélations liées à Chiboub, le même Essebsi parade tout sourire avec les hauts dirigeants du parti islamiste qu’il est officiellement venu éclairer de son expertise, non sans avoir loué « la clairvoyance » d’Ali Larayedh. Le partage du pouvoir se fait à huis clos, entre des droites tantôt complices tantôt rivales, Essebsi confirmant au final toute l’ambivalence de ses rapports avec Ennahdha.


Constitution : les commissions rendent leur copie. Une fausse joie ?

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Vendredi soir, au terme de plusieurs semaines de tergiversations, c’est fait : le draft final de la Constitution est enfin déposé auprès du bureau d’ordre de l’ANC. « Plus aucune modification n’y sera introduite avant son examen, le 1er juillet prochain, par les constituants lors d’une séance plénière » déclare Mustapha Ben Jaâfar flanqué du rapporteur général Habib Khedher.

En l’absence d’élus hors majorité, la séquence historique se mue en séance monotone de tamponnage administratif de documents certifiés.

Afin de marquer sa désapprobation face à nombre d’irrégularités et d’anticiper sur une fête qui pour elle n’en est pas une, l’opposition avait dépêché durant la même journée du 14 juin une délégation chargée d’exposer les points de litige au président Marzouki.

Peu cohérents dans leur démarche, les élus du bloc démocratique s’en remettent donc à un président envers lequel ils tentent toujours d’opposer une motion de censure.

En s’entretenant avec eux lors d’une réunion davantage symbolique que légale, Marzouki joue le jeu : politiquement, l’opération est destinée, côté présidence de la République, à contenir le courroux des constituants tout en redorant une image du sage à l’écoute, qui arbitre en dernier recours. L’orage est passé…

« Le président de la République n’a pas à signer le draft de la Constitution ou à donner son aval pour son examen par les constituants en séance plénière » précisera tout de même Ben Jaâfar quelques heures plus tard.

Alors que certains élus alarmistes parlent toujours de texte « posant les jalons d’une nouvelle dictature », l’ANC s’apprête à achever son mandat dans les mêmes conditions que celles qui avaient entouré le coup d’envoi de ses travaux : sous les protestations, encerclée de nouvelles tentes au Bardo.

Sauf que cette fois, la contestation se fait beaucoup mois apolitique. Sans Nidaa Tounes qui préfère remettre « sa » manif au 22 juin, samedi 15 juin fut un échec de mobilisation retentissant. Ce qui illustre si besoin était une polarisation à son paroxysme, entre une majorité parlementaire et des destouriens qui luttent avant tout pour leur propre survie politique.