La mosquée Ezzitouna longtemps référence incontestable des imams tunisiens, vit aujourd’hui au rythme des querelles entre prétendants pour son contrôle.

A première vue, la menace de grève de la faim émanant de 200 imams n’est rien d’autre qu’un conflit entre le ministère des Affaires religieuses et des imams mécontents. Il souhaitent par cette action faire entendre leur désaccord avec une décision du ministère qui modifie la façon dont ils sont nommés à leur poste, leur insatisfaction quant à leurs conditions de travail et leur rémunération. Ils font part également de leurs inquiétudes face à l’insécurité dans certaines mosquées. Mais finalement derrière la question des nominations et des conditions de travail, l’enjeu de la neutralité des imams et du contrôle des mosquées se pose dans le débat.

Lundi 17 juin, les syndicats des préposés aux mosquées de Tunis et de Ben Arous ont observé un sit-in devant le ministère des Affaires religieuses. Entre leurs conditions de travail précaires, le faible montant des primes et la situation de certaines mosquées dans lesquelles des discours politiques prennent le pas, des imams et préposés aux mosquées se sentent abandonnés par le ministère. Ils ont donc décidé d’organiser une gréve de la faim ouverte qui débutera le premier jour du mois de Ramadan.

La date n’a pas été choisie au hasard, explique Fadhel Achour, du syndicat des cadres religieux, le mois de Ramadan est un mois empreint de solidarité, entamer une gréve de la faim ouverte à cette période est un signe fort. Les imams qui ont décidé de lancer cette action de protestation à cette date, le savent bien. Par ce biais, ils entendent attirer l’attention des citoyens sur plusieurs problématiques, selon le syndicaliste.

Des imams choisis par les citoyens

En effet cette grève est motivée par plusieurs raisons : d’abord une décision du ministre des Affaires religieuse qui met en place un nouveau système de nomination des imams. Ils ne seront plus choisis par le ministère mais par les citoyens eux-mêmes. Cette décision va à l’encontre de la procédure habituelle selon Fadhel Achour.

Au ministère des Affaires religieuses (MAF), cette décision est pourtant bien défendue. Ali Lefi, chargé de communication du ministère l’argumente facilement : « Depuis les années soixante les imams sont nommés par le pouvoir en place sur la base de leur loyauté au régime. » Et d’après lui, les citoyens ne veulent plus de cette situation :

« Les fidèles n’acceptent plus l’idée de voir un imam corrompu, lié au régime ou qui travaille comme informateur pour la police. »

Fadhel Achour, lui, a une autre lecture de cette décision dans laquelle il voit une volonté de mainmise politique. Selon lui le gouvernement actuel applique la même stratégie que celle utilisée par les régimes précédents, en cherchant à politiser le discours religieux et faire de la propagande. M. Achour souhaite que le système de nomination des imams par le ministère soit conservé et que le choix se porte sur des personnes indépendantes. M. Achour invoque pour cette procédure un projet de loi vieux de deux ans maintenant, que le ministère rechignerait à mettre en application et modifierait à sa guise.

Fadhel Achour ne prétend pas représenter tous les imams mais considère que chacun doit être entendu. Or selon lui, pour des raisons politiques, le ministère n’écoute que les voix qui vont dans son sens.

Si le syndicat voit un agenda politique derrière les décisions du ministère c’est à cause de la non application d’une loi sur laquelle tout le monde se serait mis d’accord. Par ailleurs, des dérives observées après la révolution dans le discours de certains imams et les actes de violences qui ont eu lieu , sans prise de position de la part du ministère, l’inquiète également.

« Ce projet de loi encadre la nominations des imams, les conditions pour postuler, il encadre la fonction, détermine les horaires de travail…et interdit tout discours politique dans les mosquées. »

Pour le syndicaliste, il doit y avoir une législation claire qui interdit aux imams de pratiquer la politique, car pour lui, le risque d’influence est grand : « Il n’y a pas plusieurs voix dans une mosquée. L’imam fait son prêche et il ne peut être contredit. Si bien que si il y est question de politique, l’influence sur les fidèles est forte. » Il doit y avoir une séparation claire.

« le seul discours qui peut avoir lieu dans une mosquée est un discours religieux. »

Toujours selon M. Achour,se sont des prêches extrémistes qui sont à l’origines des actes de violences à l’encontre de l’ambassade américaine ou encore des manifestations pro-chariaa.

« Après la révolution des mosquées ont joué un rôle dans l’orientation des citoyens. Ils ont été très influencés. Certains discours ont même causés des violences dans la rue, des arrestations de personnes qui, poussées par les discours dans les mosquées, pouvaient devenir hors-la-loi. Les gens suivent un prêche et sont incités parfois à descendre dans la rue et à manifester. » explique-t-il.

Des cadres religieux aux conditions de travail précaires

Autre raison de la future gréve : les conditions de travail, explique M. Achour. Les cadres religieux comme le personnel travaillant dans les mosquées se repartissent en trois catégories : sans le baccalauréat, avec le baccalauréat ou avec un niveau universitaire, ce qui définit la somme qui leur est versée sous forme de modeste primes. « Les imams sont payés entre 45 et 50 dinars par mois. Alors qu’ils travaillent de l’aube jusqu’à 22H et qu’ils ont obligation de ne pas s’éloigner de leur quartier car ils doivent être là pour les prières. » Il explique qu’il y a des personnes travaillant dans les mosquées et ayant une autre activité. Une situation anormale selon lui : personne ne devrait avoir une double activité et les heures de travail devraient être encadrées.

Au ministère, M. Léfi explique qu’il y a environ 18 000 cadres religieux dans les mosquées qui ont différents statuts: L’imam prêcheur du vendredi, L’imam des 5 prières quotidiennes, les muezzin et les responsables des mosquées. «Pour la dernière catégorie de personnes, elles sont bénévoles et ont une activité ou un emploi en parallèle ou sont désignées et autorisées par le ministère. Elles reçoivent une prime symbolique de 90DT par mois. Il y a également les personnes à temps plein mais qui ne sont pas employées de l’Etat, car il n’y a pas de contrats de travail. Cette situation est un problème du point de vue légal car ces personnes sont nommées par le ministère qui peut les révoquer à tout moment. »

En ce qui concerne les imams la situation est différente. «  Il y a environ 13 000 imams et leur prime est de 200dt. Le ministère est conscient qu’il faut réformer en profondeur le secteur, ce n’est pas logique que des cadres, qui n’ont pas d’emploi en parallèle ne bénéficiant que de la prime. » Mais au delà du salaire c’est un encadrement qui doit être mis en place. Aujourd’hui les cadres religieux sont donc considérés comme des bénévoles et non pas de droit juridique, ce qui les met dans une position de dépendance importante explique M. Achour.

Pour mieux contrôler la situations des mosquées et des imams, Fadhel Achour demande à ce que les imams bénéficient de contrat de travail, afin qu’ils ne soient plus dans une situation de précarité et d’instabilité qui les exposent plus facilement aux pressions des autorités ou de la police par exemple.

Neutralité et indépendance des mosquées

A travers ce conflit, un point important apparaît : l’indépendance des mosquées. Fadhel Achour demande à ce que le financement des constructions et des rénovations soit fait par le ministère. Car il explique que jusqu’à présent, ces dépenses dépendent des municipalités. Et bien souvent ce sont de généreux donateurs qui paient, ce qui pourrait avoir une influence sur le discours et le comportement des imams.

Pour mieux contrôler les situations des mosquées et des imams, le syndicaliste demande à ce qu’une administration décentralisée soit mise en place au niveau de chaque gouvernorat. Ainsi il y aurait un meilleur contrôle et un relais plus facile pour discuter.

Violences et dérives

Pour Fadhel Achour c’est avec un changement, attendu depuis deux ans, que la situation changera et qu’il n’y aura plus de mainmise politique sur les mosquées. En effet le syndicat dénonce une situation sécuritaire déplorable dans certaines mosquées. Selon lui plus d’une centaine de lieux de culte seraient entre les mains des extrémistes, comme c’est le cas de la mosquée Zitouna dont l’ancien imam a été expulsé par la force.

Au ministère on assure prendre la situation au sérieux et lutter contre ce phénomène. « Sur les 5000 mosquées du pays seuls 70 posent problème » explique M. Lefi. Une situation qui s’est arrangée par rapport aux années précédentes selon lui : « En 2011 il y avait des milliers de mosquées sans contrôle, des centaines en 2012. Maintenant il n’y en a plus autant. Nous travaillons concrètement pour reprendre la main. Une commission interministérielle (ministère de l’Intérieur, des Affaires religieuses et de la Justice) est en cours de préparation et nous allons passer à une forme d’action légale. » Ainsi, rapporte-t-il, la force publique a déjà été utilisée pour récupérer la mosquée Ladhar à Sfax, tout comme une mosquée à Menzel Bourguiba.

Pour M. Achour, il y a en réalité plus d’une centaine de mosquées aux mains d’extrémistes dans le pays et le gouvernement ne réagit pas comme il faudrait.

M. Léfi explique la perte de contrôle de certaines mosquée comme le résultat de la situation post 14 janvier durant laquelle les citoyens ont chassé les imams fidèles à l’ancien régime. Il ajoute à cela l’absence de structure de formation et d’encadrement. Et il est bien conscient des dérives qui peuvent en découler. « Aujourd’hui le discours religieux est sensible dans les pays du printemps arabe… Ce discours peut être moteur de stabilité comme un moteur de discorde et de haine. »

Pour M. Achour ce discours n’est pas suffisant, il attend plus d’action : «  A chaque fois qu’une agression de cadre religieux a lieu nous la comptabilisons et nous faisons une réclamation au ministère. Mais le gouvernement est très lent dans ses réactions et il n’y a même pas de dénonciation publique de ces actes. Il n’y a aucune volonté de la part du ministère de faire quoi que ce soit et finalement nous sommes maintenant à plus de mille agressions recensées mais le comportement du ministère n’a pas changé.