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Quelle sera la prochaine destination d’Edward Snowden ? Après s’être réfugié pendant près d’un mois à Hongkong, l’ex-collaborateur de la CIA et de l’agence de sécurité américaine NSA (National Security Agency), qui a permis de dévoiler l’affaire Prism et l’immense programme de surveillance électronique mis en place par les États-Unis, s’est finalement envolé le 23 juin vers la Russie. Il avait d’abord réservé un vol pour Cuba, dans l’espoir de rejoindre ensuite l’Équateur ou le Venezuela, mais n’est finalement pas monté dans l’avion, et se trouve aujourd’hui encore bloqué dans la zone de transit de l’aéroport de Moscou. Pourchassé par les États-Unis, Snowden, qui reproche au président Barack Obama d’avoir fait de lui un « apatride », vient de demander l’asile politique à 21 pays.

Le whistleblower (lanceur d’alerte), lancé dans une cavale rocambolesque, n’en finit pas de faire parler de lui. Depuis qu’il a révélé son identité le 9 juin dernier, Edward Snowden semble être devenu “l’ennemi numéro 1” du gouvernement américain, qui l’accuse d’espionnage – il risque 30 ans de prison – et demande son extradition.

Tout a commencé le 5 juin, avec la publication sur le site du quotidien britannique The Guardian d’une ordonnance de justice secrète obligeant l’opérateur téléphonique américain Verizon, qui compte quelque 100 millions d’abonnés, à fournir à la NSA les données téléphoniques de ses clients.

Le lendemain, une information encore plus explosive est publiée en même temps dans The Guardian et sur le site du quotidien américain The Washington Post. Les deux journaux se sont procurés des documents confidentiels révélant que la NSA collabore depuis 2007 avec neufs géants américains de l’Internet – parmi lesquels Microsoft, Yahoo, Google, Facebook, Skype, YouTube et Apple – pour avoir accès aux données de leurs utilisateurs. Nom de code du programme : Prism.

Cette fois, il ne s’agit plus seulement d’un système de surveillance des citoyens américains, mais d’un vaste programme d’espionnage qui concerne les internautes du monde entier. Les entreprises visées se défendent, affirmant dans un premier temps n’avoir jamais eu connaissance d’un tel programme, puis arguant que la NSA et le FBI n’avaient qu’un accès indirect aux données personnelles de leurs clients, et que ces dernières étaient fournies sur demande, au cas par cas.

Le gouvernement américain réagit lui aussi, par la voix de James Clapper, directeur du renseignement national américain. Il insiste sur la « légalité » du programme Prism, autorisé dans le cadre du Foreign Intelligence Surveillance Act (FISA, loi pour la surveillance et le renseignement à l’étranger). Mais il est trop tard : le scandale fait déjà la une de tous les médias internationaux.

Et l’affaire ne cesse de prendre de l’ampleur, avec la publication dans The Guardian et dans l’hebdomadaire allemand Der Spiegel de nouveaux documents, qui montrent que le programme Prism a également servi à espionner l’Union européenne.

Les États-Unis se sont maintenant mis à dos la plupart de leurs alliés européens, et l’illusion de l’anonymat sur Internet semble définitivement brisée. Du moins pour ceux qui y croyaient encore.

Pas de quoi être surpris

« Je n’ai pas été surprise, raconte Jillian C. York, directrice chargée de la liberté d’expression internationale pour l’Electronic Frontier Foundation (EFF). À EFF, on s’en doutait depuis longtemps. »

Même réaction pour Jacob Appelbaum, chercheur en sécurité informatique, co-fondateur du projet Tor et l’un des hackers les plus influents du monde, qui a abordé la question lors d’un débat organisé dans les locaux de Nawaat :

« Cela fait des années qu’on se bat pour alerter les gens sur le problème de la protection des données personnelles. On nous a dit : « vous êtes paranos, vous êtes fous ». Et j’avoue que j’ai maintenant une certaine satisfaction à déclarer : on vous l’avait bien dit. »

Mais depuis le 11-Septembre, ce sont plutôt les États-Unis qui sont devenus paranoïaques. Au point de se croire tout permis au nom de la lutte contre le terrorisme : violation des droits de l’homme dans la prison de Guantanamo, guerres à la légitimité plus que douteuse en Irak et en Afghanistan, utilisation intensive des drones en dépit d’un nombre important de victimes civiles, et… espionnage généralisé. On ne peut s’empêcher de penser, même si la comparaison a été faite tant de fois que c’en est devenu un cliché, au roman de George Orwell, 1984, et à son désormais mondialement célèbre Big Brother.

Devant l’ampleur du scandale, le président américain lui-même s’est senti obligé de se justifier.

« Je pense qu’il est important de reconnaître que vous ne pouvez pas avoir 100 % de sécurité mais aussi 100 % de restect de la vie privée et zéro inconvénient. Vous savez, nous allons devoir faire des choix de société », a déclaré Barack Obama le 7 juin, lors d’une conférence de presse.

On est bien loin des déclarations de Thomas Jefferson, troisième président de l’histoire des États-Unis (1801-1809), qui déclarait alors :

« Si tu es prêt à sacrifier un peu de liberté pour te sentir en sécurité, tu ne mérites ni l’une ni l’autre ».

« Nous sommes entrés dans l’ère des whistleblowers »

La déclaration de Barack Obama est d’autant plus surprenante quand on connaît l’attachement des citoyens américains aux libertés individuelles, censées être garanties par une constitution élevée au rang de livre sacré.

Dans ce contexte, il n’est finalement pas étonnant que le phénomène des whistleblowers soit un phénomène essentiellement américain, motivé par un certain « patriotisme ». De Daniel Ellsberg, qui avait fourni en 1971 au New York Times des milliers de documents confidentiels concernant la guerre du Vietnam (« affaire des Pentagon Papers »), à Bradley Manning, qui a livré à WikiLeaks des milliers de rapports militaires classés « secret défense » et des câbles diplomatiques : la « dénonciation civique » est presque devenue une tradition aux États-Unis. L’arrivée d’Internet n’a fait qu’accélérer le phénomène, en multipliant la masse d’informations susceptibles d’être divulguées et en les rendant accessibles à une échelle mondiale.

« Nous sommes entrés dans l’ère des whistleblowers, résume Jillian C. York. Il est vrai que pour l’instant ce phénomène existe surtout aux États-Unis, mais je pense qu’il va se répandre un peu partout dans le monde. Et, à titre personnel, j’encourage les gens à faire ce genre de révélations. Mais en prenant des précautions bien sûr. »

La situation judiciaire des whistleblowers a cependant de quoi dissuader. Edward Snowden est traqué, Julian Assange (le fondateur de WikiLeaks) est réfugié depuis un an dans l’ambassade d’Équateur à Londres, et Bradley Manning risque la prison à vie pour « collusion avec l’ennemi ».

« Tout le monde est traumatisé par le cas Manning, résume Jacob Appelbaum. Le problème est maintenant de briser le mur de la peur, en préparant et en formant les leakers [les personnes à l’origine des fuites], et en faisant tout pour qu’ils puissent être protégés par la loi. »

La tâche semble rude, en tout cas aux États-Unis, au vu de l’ampleur de la bataille que livre le gouvernement américain aux lanceurs d’alerte. Depuis que Barack Obama est président, six d’entre eux ont été traduits en justice et condamnés. Un « record » pour l’administration de Barack Obama, qui avait pourtant défendu les whistleblowers avant son élection :

« De tels actes de courage et de patriotisme devraient être encouragés plutôt que réprimés comme ils l’ont été sous l’administration Bush. »

Le président américain a visiblement changé d’opinion depuis.

L’occasion d’ouvrir un réel débat sur la transparence et la démocratie

Dans ce contexte, reste à espérer que les révélations d’Edward Snowden auront un impact et des conséquences à la mesure des risques encourus.

« Cela permet de provoquer une certaine prise de conscience du grand public concernant la question des données personnelles, estime Jillian C. York. Mais le problème est que beaucoup de gens ne se sentent pas vraiment concernés par cette affaire, et disent que, de toute façon, il n’ont rien à cacher. Dans ce cas, il n’ont qu’à publier sur Internet, publiquement, toutes leurs informations personnelles : leur nom, leur salaire, leur adresse… »

« Il ne faut pas sous-estimer les révélations de Snowden, et ne pas les oublier, prévient Jacob Appelbaum. Ce n’est pas maintenant que le combat s’arrête. Au contraire, c’est le début de la vraie bataille pour la transparence. »

En effet, le « scandale Prism » ne pose pas seulement la question de la protection des données personnelles et de la vie privée, et le statut des whistleblowers ne se résume pas à une simple affaire de liberté d’expression. Ils ouvrent un débat plus large sur la question de la transparence, et par là-même de la démocratie.

Comment un pays – les États-Unis –, qui se considère comme une État de droit et se pose en démocratie donneuse de leçons peut-il exiger de connaître la vie privée de ses citoyens (et même des internautes du monde entier), tout en menant lui-même des politiques opaques ? La logique voudrait que ce soit les gouvernements démocratiquement élus, en théorie chargés de rendre des comptes à leurs électeurs, qui soient transparents, et non pas les individus.

L’acte d’Edward Snowden, quelles que soient ses réelles motivations, pourrait contribuer à l’ouverture d’un réel débat sur les questions de transparence et de démocratie. Une démocratie où les citoyens n’auraient plus besoin de whistleblowers pour avoir accès à l’information.