Depuis la publication de l’article Direction de Dar Assabah : Une nomination révélatrice de la volonté de mainmise du gouvernement sur Nawaat l’affaire Dar Assabah (DA) fait la une. En effet une des plus anciennes maisons de presse du pays est en proie à une guerre interne opposant les journalistes et la nouvelle direction imposée par le gouvernement. Mais au delà du conflit éditorial et de la quête d’indépendance des journalistes, cette affaire mêle intérêts financiers et intérêts politiques, sur fond de volonté, de plus en plus visible, de main mise du pouvoir sur les médias.
Dans ce premier article nous nous intéressons à la bataille au niveau du Conseil d’Administration (CA) pour imposer Lotfi Touati. Dans un deuxième article nous nous pencherons sur les irrégularités et la gestion opaque de Dar Assabah et sur l’immobilisme ambigüe du gouvernement.
Vendredi 17 août les Tunisiens ont trouvé dans les kiosques des numéros des journaux Assabah et Le Temps un peu particuliers : un rectangle blanc trônait en une en guise d’édito. Non pas que l’auteur était en panne d’inspiration, au contraire, il était même tellement remonté qu’il a préféré se taire, une hérésie pour un journaliste. C’est que Dar Assabah est le siège d’un mouvement de protestation de la part des journalistes qui ne veulent pas voir arriver à la tête de la maison Lotfi Touati, un ancien commissaire de police. Retour sur les faits.
Au mois de septembre dernier l’Etat, qui a confisqué les biens de Sakhr Materi, alors actionnaire à hauteur de 80% de Dar Assabah, nomme un administrateur représentant de l’Etat comme Directeur Général : Kamel Samari. Une nomination sur papier en tout cas, car il faudra deux mois de bataille à M. Samari pour qu’il prenne place à son poste de DG.
Entre sa nomination en septembre 2011 et sa prise de fonction en novembre 2011 les élections ont eu lieu, le parti Ennahdha se retrouve en position de force et la direction politique du pays ne va plus dans le même sens que celle du gouvernement précèdent.
Au lendemain de décennies de main mise sur la presse par le pouvoir tout est à revoir : le travail journalistique, l’organisation de l’institution et ses finances. Dar Assabah est considérée comme une institution indépendante, ayant limité ses accointements avec l’ancien régime, au moins jusqu’au rachat par Materi.
Quand Kamel Samari prend la direction de Dar Assabah il veut aider le pays à se relever. Au lieu de quoi il se retrouve à batailler contre le pouvoir en place. Ainsi à peine arrivé il se rend compte qu’un juge a nommé l’équipe de rédaction qui restera en place jusqu’au 31 décembre.
Avant de s’attacher à changer le travail journalistique M. Samari décide de dresser un état des lieux de la situation financière de l’établissement. Il demande donc au procureur de la République de nommer un expert comptable qui devra se pencher sur les grands livres. Celui-ci y découvre une série d’aberrations : détournements et abus, de la part des directions précédentes depuis l’an 2000 et tentative d’asphyxie financière par les services administratifs du premier ministère. Dar Assabah cumule un million de dinars de pertes sèches. La situation économique est donc catastrophique. M. Samari prévient le Premier ministre en mars 2012 en lui remettant un dossier complet. Il prévient également le ministre des terres domaniales, le ministre des finances comme le secrétaire d’Etat aux finances. Personne ne bouge. Il s’agit pourtant des biens de l’Etat et voir Dar Assabah couler ne devrait, normalement, arranger personne.
En fait ce n’est qu’à partir du mois de janvier que Kamel Samari commence à travailler avec l’équipe de rédaction. Une commission de personnalités indépendantes est mise en place pour choisir un rédacteur en chef. Mais il s’avère que l’une des personnes dont le dossier arrive en tête a modifié sa candidature et n’a pas le bac. Dans ces conditions difficile de le nommer rédacteur en chef. Ecarté de ce fait il enchaine sit-in et gréve avant d’être licencié sur décision d’un conseil de discipline.
Cette affaire, qui durera des mois, monopolisera l’attention de Kamel Samari qui y voit une diversion créée par les conseillers du Premier ministre pour le fatiguer et l’écarter. En effet selon les dires mêmes du licencié il est un proche de Lotfi Zitoun, le véritable monsieur « média » du premier ministère.
Fatigué par les intrigues M. Samari pose deux fois sa démission mais revient car sollicité par les employés. Cette place n’est pas définitive pour lui, il y représente l’Etat et ses intérêts et il considère que si son travail n’est pas jugé satisfaisant il doit partir.
Pourtant les retours sont toujours bons et les procès verbaux des Conseils d’Administration du mois d’août témoignent de la satisfaction générale face au travail de Kamel Samari. Ainsi le 7 août « Mohamed Ali Chakir (représentant de Princesse Holding) a pris la parole pour exprimer ses remerciements à l’adresse de M. Samari pour sa gestion et surtout pour son stricte respect des normes déontologiques de la profession. » Le PV du CA du 15 août mentionne que : « les membres du CA donnent quitus entier et sans réserves à Kamel Samari pour toute la période de sa gestion ».
Par ailleurs d’un point de vue financier à son arrivée Kamel Samari trouve un million de dinars de pertes sèches. A son départ le déficit n’est plus que de 750 000 dinars. Mais en réalité il faut enlever à cette somme les 450 000 dinars de loyer dû par le premier ministère, pour la location d’un immeuble, qui n’ont pas été versé depuis le mois de janvier 2012. Le déficit n’est donc réellement que de 250 000 dinars.
Reste que le 21 août la situation change du tout au tout en quelques heures : alors que le matin même, lors d’une réunion du CA, Kamel Samari était confirmé à son poste avant une nouvelle AG le 13 septembre, en fin de journée il est limogé dans un putsh qui va à l’encontre de la volonté des journalistes et des employés de DA.
Quelque temps avant le 21 août M. Chakir avait commencé à approcher le président du CA, Mustapha Beltaief pour lui expliquer que Kamel Samari avait des problèmes avec les actionnaires. Ce qui est en contradiction avec les déclarations des PV des réunions du CA. Kamel Samari sentant les tentatives de déstabilisation a alors prévenu M. Chakir que les employés de Dar Assabah n’étaient pas prêts à voir un changement de direction imposé et qu’il était prêt à démissionner pour introduire un nouveau DG. Mais son remplaçant est Lotfi Touati, un ancien commissaire qui, de plus, a fait partie des signataires de la pétition de 2009 contre le Syndicat National des Journalistes. Difficile alors de l’imaginer diriger Dar Assabah. Les employés refusent de le voir en poste.
Le 21 août, une réunion du CA a lieu. Kamel Samari est maintenu à son poste de peu : trois voix pour son limogeage ( celle du représentant de Princesse Holding M. Chakir, celle du représentant du ministère des finances et Raouf Cheikhourou), une abstention de la part du représentant du ministère de la culture, qui sera sermonné immédiatement par téléphone par un responsable du ministère et trois voix pour que Samari reste en poste ( le président du CA Mustapha Beltaief, Kamel Samari lui-même et Fethi Sellaouti, un universitaire, lui aussi représentant de l’Etat ). C’est la voix du président du CA, Mustapha Beltaief qui fera la différence car prépondérante. Kamel Samari est donc officiellement maintenu jusqu’au 13 septembre 2012, date de la prochaine Assemblée Générale. Toutefois en fin de CA Mustapha Beltaief, qui était contre les procédés utilisés pour limoger M. Samari et le remplacer par Lotfi Touati, démissionne.
Les actionnaires en profitent et convoquent, quelques heures à peine après la fin du CA, une nouvelle réunion pour élire un nouveau président de manière illégale puisque Kamel Samari, membre du CA, n’est pas prévenu, alors qu’il doit être présent et voter. Lotfi Touati est nommé Directeur Général et Raouf Cheikhourou Président du Conseil d’administration.
Dans la soirée l’ours du journal a été changé sans même que les autorités compétentes, le premier ministère comme le ministère de l’intérieur, n’en soient notifiées par écrit. A 22h le premier ministère publie un communiqué pour annoncer le changement d’équipe alors que rien n’a été fait légalement. Une course de vitesse qui fait sauter toutes les étapes légales obligatoires et qui renforce la suspicion autour de la volonté de main mise de la part du premier ministère.
La manifestation de la Kasbah des employés de Dar Assabah et l’opposition du dernier CA légitime obligeront tout de même le Premier ministre à recevoir une délégation. Le Premier ministre demande à voir les preuves du passé de Lotfi Touati pour prendre une décision et promet qu’aucune modification ne sera faite à la ligne éditoriale.
Pourtant vendredi 24 aout, soit 3 jours après sa nomination, Lotfi Touati convoque les trois membres du comité de rédaction. Jameleddine Bouriga, un des rédacteurs en chef rappelle alors à Lotfi Touati l’engagement qu’il a pris lors de son entrée en poste, un engagement semblable à celui du gouvernement : rien ne sera changer à la ligne éditoriale du journal. Une promesse qui semble plus symbolique que réelle.
Lotfi Touati ne semble pas apprécier l’opposition : il fait placarder le dimanche 26 août, une note portant mention du fait qu’il ne reste que deux rédacteurs en chef. Jameleddine Bouriga est écarté. On lui reproche, d’après ses dires, d’être la tête de file de la contestation. Or il suffit d’aller faire un tour dans les locaux de Dar Assabah pour comprendre que la contestation est générale et qu’elle n’émane pas d’une seule personne.
Les employés et journalistes ont d’ailleurs voulu publier dans l’édition du jeudi 30 août une pétition dénonçant les pratiques de la nouvelle direction. Chose qui n’a pas pu avoir lieu : Lotfi Touati ayant eu recours aux forces de l’ordre pour stopper le tirage du journal. La pétition a tout de même été publiée dans l’édition d’aujourd’hui, suite aux pressions des employés et journalistes de la maison. Reste que la contestation ne désenfle pas.
Par deux fois Mohamed Ali Chakir, représentant de Princesse Holding, donc de l’Etat, s’était plaint de la ligne éditoriale lors des CA du 15 et du 21 août. Faut-il y voir la raison du limogeage de Kamel Samari ? Ou serait-ce le fait que cet homme a fouillé trop loin dans les affaires financières de Dar Assabah qui a été à l’origine de son limogeage ? Pourquoi le gouvernement ne s’est-il pas intéressé à la gestion opaque de Dar Assabah par les frères Cheikhourou ? Qu’est-ce qui a bien pu gêner le gouvernement pour que M. Samari, militant des Droits de l’homme depuis des décades, journaliste ayant travaillé pour la BBC et Aljazeera soit écarté et remplacé par un ancien commissaire, ayant écrit à la gloire de Ben Ali et rejeté par la majorité des journalistes ?
Ces changements à la tête de Dar Assabah ne seraient-ils pas les signes d’une communauté d’intérêts naissante entre la famille Cheikhourou et le gouvernement ?
Les premiers espérant récupérer le bien familial, sans que l’on fouille trop loin dans les grands livres de la maison, le second espérant trouver dans Dar Assabah un porte voix pour la prochaine campagne electorale, qui, même en l’absence de date, a bel et bien commencé.
2eme partie à suivre sur nawaat.org
NDLR :Encore une fois Nawaat a laissé des messages aux secrétaires de M. Kazdghali et M. Zitoun. Nous sommes toujours sans nouvelles d’eux.
Article rédigé avec la collaboration de Malek Khadhraoui
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