Élever le regard à hauteur de nuit
Il y a deux sortes de photographes de nuit. Les frères des nyctalopes, et les cousins des somnambules. Loin de jouer à qui dort le moins, Hamideddine Bouali appartient plutôt à une tierce caste : celle des insomniaques. Avec Hors sujet en 2013 et De deux choses Lune en 2014, c’est la lumière du jour qui jette son spectateur dans le ravissement. Dans Insomnia – sa récente exposition tenue au Club Culturel Tahar Haddad (21 juin-21 juillet 2016) avec le soutien de la Maison de l’Image –, Hamideddine Bouali domicilie son regard à l’adresse de la nuit. De ce fil blanc dont il a cousu l’exposition Ce soir j’ai rendez-vous avec la pluie (2015), Insomnia prolonge d’une certaine manière quelques bouts lumineux. En un spectre qui va du port de Ghar el Melh aux marais salants de Kerkennah, en passant par les paysages étoilés de Mahdia, Hamideddine Bouali cumule le plus de nuits blanches pour que ses paysages célestes gagnent en respiration, interminable et hypnotique, à la manière des fanions au vent. Si elle échappe à la lumière des miradors, la série demande aux nuits ce que la veille peut apprendre au regard photographique.
Bien qu’elles semblent refuser la perspective, ces nuits ne sont pas pour autant surveillées. Là où dans Ce soir j’ai rendez-vous avec la pluie Hamideddine Bouali se fait chasseur d’images qui anticipe, son geste dans la série d’Insomnia serait plutôt celui du veilleur de nuit qui attend. Là, l’œil voit juste. Ici, il voit plus large. Au risque du pléonasme, la « veille » serait déjà une bonne approximation qu’Insomnia pourrait donner du travail du photographe – de celui qui, avant ou après l’heure dorée, n’hésite pas à déléguer aux somnambules les peines du jour. En veilleur médusé, Hamideddine Bouali opte pour un ton épuré devant la mer très basse des petits chalutiers et des canots. Sans maniérisme dans certains clichés de la série, les compositions sont fonction de la ligne d’horizon qui tire le ciel nocturne au cordeau. Le ciel, voilà le grand bain visuel de l’exposition. C’est la ligne de flottaison lumineuse qui l’empèse. Là où celle-ci remonte, c’est vers elle que le ciel descend. En cela, Insomnia ne déroge pas à la règle, si c’en est une : la profondeur vient d’en haut.
C’est surtout une question de point de vue. Sous cette ligne de flottaison du ciel, tout se passe comme si Hamideddine Bouali nous invitait à voir en corbeille comme on dort à la renverse. Si rien ne paraît plus logique, pour un cadrage photographique accoudé au balcon du ciel, cela répond, plus profondément, à la nécessité de conforter le spectateur dans la position du photographe. Il faut assurément noter ici la façon qu’a Bouali de cadrer certains paysages, ou des barques en cale sèche, en contre-plongée. L’une des forces d’Insomnia réside dans cette effort, tout en délicatesse, d’élever notre regard à hauteur de nuit. Mais c’est surtout par l’astucieuse inclinaison progressive des cadres que le photographe confère à ces contre-plongées, de moins en moins légères, tout leur poids poétique : car qu’est-ce que voir en corbeille, si ce n’est suspendre les lumières du jour au-dessus de l’horizon, ou les repousser sur la peau des flots, pour ouvrir le ciel à perte de vue comme si c’était à mains nues ?
L’art de la pose longue
Qu’est-ce qui contraint le regard de Bouali à la veille si ce n’est, justement, la belle trêve d’une contre-plongée ? Sans doute la scénographie d’Insomnia y est également pour quelque chose. Vigilant jusque dans ce retrait du monde qu’est le paysage nocturne, Bouali prend le spectateur par sa main pour tenir en éveil sa sensibilité. Mais cette machine à voir plus haut n’est pas simple à dire. La logique séquentielle qui organise le cheminement du regard, s’épaule ici d’un dispositif discursif, poïétique, pour nous guider au fil de l’exposition. Le parcours d’Insomnia frappe d’autant que l’accrochage des clichés obéit à une logique bien particulière : tout se passe comme si les gloses se taisaient et la parole s’épuisait à mesure que le regard s’élevait. Là où la chromie de l’aube se fatigue à Mahdia, le spectre de la vision se dilate à Kerkennah. Les jeux d’éclairage et des tons saturés sont à ce prix. Générosité de la nuit ou épuisement à perte de vue ?
Il y a quelque chose de sublime dans cette tension d’Insomnia, quelque part au milieu du gué. Mais dans le jeu qu’instaure discrètement ce dispositif, l’enjeu est loin de se limiter à la seule virtuosité technique dont fait preuve le photographe. Nul doute qu’en se faisant l’ouvrier patient du ciel, Bouali exerce sur ses prises de vue un contrôle poussé. N’empêche : si la photogénie du réel a ici quelque chose d’un bel échouage – à l’image des chaloupes à moteur et felouques à voile au port d’el Attaya –, il n’en reste pas moins que la force du dispositif tient à son parti pris artistique. Hasardons alors une hypothèse : et si l’enjeu d’Insomnia était de savoir quand la photographie devient de l’art ? Sous le signe photogénique de la nuit, Bouali s’attache tout particulièrement à raccorder à l’horizon jonché de petites lumières, un regard qui hésite à naître. Si la nuit a quelque chance d’inscrire ses amas de lumières dans la continuité d’un paysage, c’est chaque fois qu’une durée vient s’étaler dans le cadre à mesure que s’y étire notre regard.
C’est là que s’impose le recours à la bien nommée « pose longue ». Ce choix n’est pourtant pas détour de dilettante. Les photographies d’Insomnia se développent en effet dans une durée propre, qui se refait en loucedé sans que le médium ne se renie ou s’altère. Certes, Bouali pratique la « pose longue » dans les situations en faible éclairage en prolongeant au maximum le temps d’exposition pour avoir une grande netteté. Dans les clichés pris à Ghar el Melh après l’heure dorée, là où bleu du ciel et azur de la mer ne font plus qu’un, c’est ce temps d’exposition qui écrase l’instantané sur la brève durée du coucher de soleil. Faites de toutes les nuances d’un regard en apesanteur, les durées d’Insomnia travaillent le moment de prise de vue comme une dilatation du temps. Ce qui se donne alors à voir dans un temps, ce sera ce que le photographe aura vu une fois l’image révélée. C’est dans l’intervalle de ce futur antérieur que l’horizon de notre regard se raccorde à la durée nocturne. La basse continue d’Insomnia est fonction de ce raccord – comme le double battement temporel d’un seul point de vue.
De la photo de nuit à la photo-univers
De toutes les conséquences visuelles qu’on pourrait d’ailleurs tirer de cet usage de la pose longue, la moindre n’est sans doute pas la frappante palette que le photographe ne touille guère et dont la délicatesse quasi électro accroche le regard. La plus visible, en revanche, est l’extraordinaire aptitude des paysages nocturnes à s’abstraire d’un temps qui n’a sur eux que peu de prise. On le voit dans la façon qu’a la contre-plongée de conférer aux cabines aériennes de quelques barques l’allure de cerfs-volants, non moins que par le rendu des marais salants d’el Abbasiya. Mais paradoxalement, la conséquence la moins perceptible serait peut-être la plus importante : dans sa façon d’élever notre regard à hauteur de nuit, Insomnia se lève discrètement contre la manière dont l’ordinaire des images nous fait avaler du déjà-vu. Il y aurait en ce sens, dans l’art des poses longues tel que le pratique Hamideddine Bouali, quelque chose comme une éthique de la veille. Et c’est l’insomnie qui change alors de signe. Là gît l’invisible d’une voix lactée. Ultime refuge du veilleur de nuit ?
S’il ne s’autorise aucun repos, Hamideddine Bouali attend pourtant de voir. Avec pour seule alliée une timide lumière naturelle, il fait plus qu’offrir hospitalité aux ombres qui se referment. Mais c’est en rachetant le remue-ménage de ses paupières qu’il verra alors et saura par conséquent donner à voir. « Insomnie » serait le prête-nom de ce double temps d’attendre de voir et de donner à voir que vient recueillir, dans Insomnia, la pose longue comme sa condition de possibilité. En répondant à l’appel de la nuit, Bouali n’épargne pas son spectateur. Il fait travailler son point de vue par une durée suffisamment longue pour que la focale desserre le ciel sur ses lumières les plus incertaines. Faut-il mieux dire que la photographie a lieu lorsque le spectateur est en son lieu – comme le double battement topique d’un seul point de vue ?
La photographie de nuit, dans Insomnia, est peut-être bonne pour cela : attester la possibilité de veiller autrement, lorsque la durée d’un regard devient matière d’univers. Les derniers clichés, dans leur coulée de ciel horizontale, vont ainsi du grain de lumière au grain de poussière. Hamideddine Bouali balade le spectateur des deux côtés de cette ligne de flottaison où se caressent une fraîcheur presque vierge de vues marines, et une toile de fond dont l’esthétisme amortit par endroits l’épaisseur céleste comme par un filet d’ouate. C’est ce paradoxe qui fait que, comme tout insomniaque qui prend ses nuits au pied de l’image, le photographe d’Insomnia semble parfois osciller – avec l’élégance en plus. Encore faudrait-il ouvrir longuement les yeux pour revoir cela, si lourdes que soient nos paupières. À moins que Hamideddine Bouali ne nous en réserve la possibilité pour sa prochaine exposition. Car pour un photographe qui sait veiller dans ses intimes retranchements, nul doute qu’il y aura un lendemain.
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