La validation de l’année universitaire passe par l’évaluation positive des compétences des étudiants par leurs enseignants. Certains parmi ces derniers en profitent pour faire subir à leurs étudiantes du chantage à caractère sexuel.

« Le refus de céder aux avances sexuelles d’un professeur harceleur peut avoir des répercussions sur la notation. Une étudiante qui laisse faire a plus de chances d’avoir de meilleures notes, d’être mieux encadrée et soutenue lors de la finalisation de son projet de fin d’études (PFE) ou de son mémoire », dénonce Oumayma Benghrib, membre du bureau exécutif de l’Union générale des étudiants de Tunisie (UGET) lors d’un entretien avec Nawaat. Et de lancer :

Il s’agit d’un rapport de donnant-donnant.

Oumayma Benghrib

Près de deux Tunisiens sur dix affirment que les élèves/étudiantes sont « souvent » ou  « toujours » victimes de discrimination, de harcèlement ou d’avances sexuelles de la part de leurs enseignants, révèle une enquête  intitulée « L’équité de genre et la santé sexuelle et reproductive », dont les résultats ont été publiés le 28 mai.

Cette enquête a été réalisée par le réseau panafricain de recherche et de sondage, Afrobarometer et conduite par l’institut de sondage tunisien « One to One ». Elle a été faite auprès d’un échantillon de 1200 adultes tunisiens, interviewés entre le 25 février et le 11 mars 2024.

Ce chiffre ne rend pas réellement compte de l’ampleur du phénomène du harcèlement sexuel dans les établissements éducatifs, en particulier dans les universités. « Au moins cinq étudiantes sur dix subissent une des formes de harcèlement sexuel. Que ce soit de la part de l’enseignant, du doyen ou des employés administratifs », souligne la représentante de l’UGET.

Ce fléau est banalisé mais demeure « quasiment tabou », relèvent Monia El Abed, avocate et experte en genre, et Sondes Garbouj, psychologue. Toutes les deux sont les auteures d’une étude publiée récemment par la fondation Friedrich-Ebert-Stiftung Tunisie sur le harcèlement sexuel dans le milieu universitaire.

La normalisation des abus

Il existe plusieurs formes de harcèlement sexuel : regards insistants, remarques sur une tenue vestimentaire, des questions intrusives sur la vie privée. Ce harcèlement s’exerce aussi bien dans la vie réelle que sur les réseaux sociaux. 

« Toucher ta main m’a vraiment excité », « j’aime bien tes formes », ce sont quelques messages envoyés sur Messenger par un professeur universitaire à Mayssa (pseudonyme), son étudiante. Embarrassée, elle ne savait pas quoi répondre, confie-t-elle dans un entretien avec Nawaat. La jeune femme en rit. Un rire empreint d’amertume.

Et ce n’est qu’un cas parmi tant d’autres. Le groupe Facebook Ena Zeda, dédié à la dénonciation des violences sexuelles en Tunisie, regorge de témoignages de victimes.

Ces témoignages convergent concernant certains traits communs de l’harceleur :  un professeur particulièrement tactile, se voulant drôle, jouissant d’une certaine aura, coureur de jupon.

Désabusées, certaines étudiantes préfèrent en rire pour dédramatiser les comportements de ces harceleurs. D’autres en parlent mais de façon anecdotique. Plusieurs gardent le silence.

Une chape de plomb couvre le phénomène étant donné le rapport de force entre l’agresseur et la victime. Souvent considérés comme dépourvues de gravité, anodins ou s’intégrant dans la vie quotidienne des femmes, ces abus sont souvent aussi socialement tolérés.

Des croyances erronées sur le phénomène

Les liens intimes entre les enseignants et les étudiantes sont parfois considérés comme faisant partie des relations de séduction entre deux personnes majeures et consentantes.

Or, la proximité entre le professeur et son étudiante dans le cadre d’un encadrement lors du master ou du doctorat est propice à ce genre d’abus de la part de certains encadrants.

Rania (pseudonyme) se souvient de son encadrant qu’elle était amenée à voir parfois hors de l’université. « J’avais beaucoup d’estime pour lui, pour sa personne et pour sa rigueur académique. Il jouit d’une excellente réputation. Une amitié s’est nouée entre nous lors de nos différentes séances de travail. C’était une personne intéressante. On parlait de tout, même de nos vies privées parfois », raconte-t-elle à Nawaat.

Cette amitié a pris une autre tournure quand le professeur en question a commencé à être excessivement tactile.

Il effleurait mes doigts, puis me tenait par la main, la gardait longtemps. J’étais gênée et je pense que ça se voyait sur mon visage.

Rania

La jeune femme dit avoir eu peur de le perdre comme encadrant, de devoir refaire une réinscription. « J’ai essayé de lui faire comprendre que je ne suis pas intéressée. En vain. Je me disais que je suis peut-être fautive, que je n’aurais pas dû porter une telle chemise, d’avoir rit sur une blague, d’avoir été souriante, de n’avoir pas su dire non de manière explicite », se rappelle-t-elle.

« Il est évident que les relations entre enseignant et enseigné favorisent le climat d’apprentissage. Mais ils peuvent aussi comporter des risques importants de vulnérabilités », mettent en garde l’avocate et la psychologue.

Et de poursuivre : « Ces liens peuvent se métamorphoser en ‘’admiration’’ du savoir, du statut ou de l’image de l’enseignant et peuvent être à la base de certains types d’attachement non sécures. Certaines recherches parlent même de relations ‘’transférentielles’’ entre enseignant et enseigné ».

Le rapport de force en faveur de l’enseignant instaure un climat d’insécurité et de tension. Ceci empêche souvent la formation d’une relation saine entre l’enseignant et l’étudiante même lorsque celle-ci a l’air d’être consentante. Ce déséquilibre relationnel fait que certaines étudiantes laissent faire sous l’effet de la manipulation ou par peur des représailles.

« Il m’a demandé de lui envoyer une photo de mes pieds pour une soi-disant recherche. Je préfère ne pas parler des suites des évènements. Le courage me manque et je ne peux pas y penser sans me culpabiliser encore et encore (…). J’étais sous l’emprise de sa position », se désole une victime livrant son témoignage sur le groupe Ena Zeda.

Et les conséquences de ce type de relations touchent également les autres étudiants. Dans le sens que cela « peut compromettre le processus éducatif en entier puisqu’il sera teinté de suspicion, de favoritisme et perdra en impartialité », soulignent Al Abed et Garbouj.

L’impunité prévaut

De tels abus entraînent une souffrance d’ordre psychologique. Ils impactent aussi le parcours académique des victimes. Certaines racontent avoir délaissé les cours de leur agresseur, quitte à avoir zéro dans sa matière.

Rania a fini par laisser tomber sa recherche.

J’avais l’estomac noué à chaque rendez-vous avec lui. Le jour où il a osé m’embrasser, c’était la goutte qui a fait déborder le vase. Je me suis sauvée sans rien dire.

Rania

La culpabilisation de la victime, pouvant être accusée d’avoir provoqué sexuellement l’enseignant ne facilite pas la dénonciation de ces agissements.  La peur des moqueries, de la mise en doute de leur parole, de stigmatisation, des représailles de la part de l’harceleur fait que certaines victimes préfèrent garder le silence.

Mayssa a enterré son histoire. « Je ne savais pas à qui m’adresser. A des amies de la fac ? J’avais peur d’être considérée comme une fille complexée », lâche-t-elle. Et les agresseurs profitent de cette omerta pour sévir en toute impunité.

Mais il y a une certaine « prise de conscience » autour des dangers de ce fléau, estime Oumayma Benghrib. « Certaines filles refusent aussi d’en parler parce qu’elles sont issues de milieu conservateur et ont peur du scandale. Mais d’autres arrivent désormais à tenir tête à leur agresseur », abonde-t-elle.

En 2017, une pétition a été lancée par des étudiantes de la Faculté de sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis contre un professeur accusé de harcèlement sexuel. Deux années plus tard, ce sont les étudiantes de l’École normale supérieure qui décident de porter plainte contre un professeur pour le même motif. Mais l’impunité règne toujours.

L’harceleur sexuel est puni de deux ans d’emprisonnement et d’une amende de cinq mille dinars, en vertu de la loi relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes.

La peine est portée au double si l’auteur a une autorité sur la victime ou abuse de l’autorité que lui confèrent ses fonctions ou si l’infraction commise est facilitée par la situation de vulnérabilité apparente de la victime, ou connue par l’auteur. Ce qui est le cas concernant le harcèlement sexuel du professeur envers son étudiante.

Reste à appliquer ce texte. « Comme toujours, la promulgation d’une loi n’est pas accompagnée d’une stratégie visant sa concrétisation », relève Sarah Ben Said, la directrice exécutive de l’association Aswat Nissa qui gère le groupe Facebook « Ena Zeda ». Cette dernière regrette l’absence de campagnes de sensibilisation sur ce phénomène dans les établissements éducatifs.


Nawaat Debates: Les femmes, entre violences et résistances

20 décembre 2023

Les chiffres sur les violences contre les femmes explosent. Dans les faits, en moyenne une femme est assassinée chaque mois par son époux. Les migrantes sont également exposées à toutes sortes de violences (sexuelles, économiques…) en Tunisie. Ce fléau dépasse nos frontières et concerne les pays de la région, plus particulièrement la Palestine. Les Palestiniennes subissent la violence du patriarcat et celle de l’occupation israélienne. Le discours de haine véhiculé par les médias et les réseaux sociaux contribue à l’explosion de ces violences. Mais les langues se délient. Des mouvements de résistance s’organisent. Quelles sont les conséquences de ces violences ? Quelles sont les formes de résistance visant à endiguer la propagation de la haine ? Cette résistance parviendra-t-elle à établir une société plus égalitaire et libre pour les femmes ?


Monia El Abed et Sondès Garbouj appellent, de leur côté, à mettre en œuvre un ensemble de mesures. Parmi lesquelles, la sensibilisation contre le harcèlement sexuel dans le cadre des travaux des clubs par exemple, ou encore la mise en place des cellules d’écoute des victimes.

Pour lutter contre ce phénomène, encore faudrait-il mettre fin à l’impunité. Un objectif difficile à atteindre en l’état actuel des choses. « Le statut de certains enseignants les protège de toute sanction. L’administration ferme les yeux et se rend de ce fait complice de ces abus », regrette la représentante de l’UGET.