Le racisme, la discrimination : voilà des mots forts que j’ai découverts à l’école, au cinéma des enfants, dans les livres d’histoire, à travers mes profs de l’enseignement secondaire.
Le racisme, la discrimination : voilà des mots forts que j’ai découverts à l’école, au cinéma des enfants, dans les livres d’histoire, à travers mes profs de l’enseignement secondaire. On m’en a parlé comme on parle de la famine ou de la guerre, des trucs qui n’existent qu’ailleurs, quelque chose qui ne pourrait jamais exister que dans les histoires, plutôt comme pour elghoul (1) (l’ogre), le méchant ghoul qui n’existe que dans la mémoire des grands-mères. Pauvres grands-mères, elles ont passé la moitié de leur vie à vivre avec le ghoul et elles ont passé l’autre moitié à en parler…
Le racisme, ce ghoul, on nous l’a défini comme phénomène spécifique aux américains et aux européens, lorsqu’un blanc déteste un noir et le traite comme étant inférieur rien que pour sa couleur de peau. Quand j’ai commencé à voir le monde avec mes propres yeux, j’ai appris à ne jamais croire les grands. S’il n’y a plus de ghouel pourquoi ne sommes- nous pas heureux comme Aladin après la mort du méchant magicien, ou Cendrillon après avoir retrouvé son prince charmant ? A la fin de toutes les histoires où gagne le bien, les gens vivent en paix et s’aiment les uns les autres. Il n’y a plus de pauvres, tout le monde est riche, tout le monde est heureux. Or, les pauvres sont toujours là, et l’amour, je n’en ai pas vu. Elghoul est certainement encore vivant.
‘Arbi, ‘arbiyya, go’r, habet mejebel, ko’lef….des chef-d’oeuvres du dialecte tunisien pour décrire des gens dont le seul crime est d’être nés à la campagne et de parler le dialecte rural. Voudriez-vous un racisme plus moche que celui là ! elghoul n’est il pas encore vivant, d’ailleurs celui là n’est qu’un wahed mel arb’in (2) .
Un jour j’étais avec deux de mes copines. Toutes les deux étaient originaires de la campagne et n’ont pas changé leur dialecte à Tunis comme l’ont fait beaucoup de leurs semblables pour fuir les remarques ridicules des autres. On a eu un jour l’idée folle de manger un truc, faire une sorte de pique-nique dans le jardin du passage ; on ne savait pas que les jardins publics à Tunis n’étaient pas vraiment publics.
Etant sans compagnie masculine, on a été la cible des dragueurs. On a tout de suite décidé de quitter les lieux et d’abandonner cette idée de manger dans la verdure. Les gars n’ont pas voulu nous lâcher. Ils nous ont suivies dans les rues de Tunis pendant un bon moment. C’est comme si manger dans un jardin était, pour les filles, signe de légèreté. Ils étaient vulgaires, ces gars, disaient de gros mots, ils étaient sur le point de nous arrêter par la force. J’étais jeune à l’époque, j’avais la trouille… ; je ne croyais pas que ces gars-là oseraient nous suivre de cette façon-là devant tout le monde. D’ailleurs personne n’a réagi et la situation s’est empirée encore et encore quand ils ont entendu mes amies parler : ils en ont tout de suite détecter les origines, et ont commencé à nous traiter de tous les noms : « nouzouh, ‘rab, je les ai vus descendre du bus nº23.. » (3) , etc., etc.
Nous avons pu nous débarrasser d’eux finalement, mais je ne me suis jamais débarrassée du mauvais souvenir qu’ils ont marqué en moi. ‘rab, ne sommes-nous pas tous ‘rab !!?
J’ai entendu un jour ma mère parler avec une voisine, elles étaient en pleine discussion sur les mariages, les traditions de mariages, etc. Entre autres elle jurait de ne jamais me donner à un arabe : « binti mostahil na’tiha l’arbi ». Mon Dieu, non seulement elghoul est encore vivant mais il est chez moi !!!
Une autre fois, j’étais dans le métro, je rentrais chez moi. Il était 8h du soir et pourtant le métro était comme une boite à sardines, on y était tassé les uns contre les autres. J’ai pu enfin trouver un petit endroit pour y mettre les pieds. Le métro sentait l’alcool déjà. J’étais rassurée par la présence de deux filles à coté. Je ne les voyais pas, j’entendais seulement leurs rires. Sans le vouloir, je me suis trouvée en train de suivre leur discussion et d’ailleurs je n’étais pas la seule. Elles parlaient doucement mais on était tellement proches les uns des autres que toute la foule pouvait entendre la discussion. Elles parlaient de leurs études, leurs collègues, leurs copines et riaient tout le temps. Cependant… l’une des filles parlait le dialecte du nord ouest…
Je me suis toujours dit que je permettrais tout au monde, qu’on me vole, qu’on me mente, qu’on me trahisse, mais je ne supporterais jamais qu’on me traite en sous-homme, sous-humain. J’ai oublié que parfois le pire qu’on attend de l’autre vient juste de soi-même. Je me suis moi-même conduite en tant que sous-être humain ce soir-là. J’ai passé 20 minutes dans le métro à suivre les insultes dont un gars « ma ja hatta chay » (4) accablait la pauvre jeune fille. Il répétait tout le temps ce qu’elle disait en imitant son accent à chaque fois, dans des éclats de rires humiliants. « klaouna hel’rouba, ti cheddou dchorkom… » (5) etc . La fille a fini par se taire ; mais lui, il n’a pas arrêté et personne n’a réagi.
Ce jour-là, j’ai compris, au passage, pourquoi jadis, quand cette bande de voyous me suivait moi et mes copines aussi vulgairement, personne n’avait ouvert la bouche. La mienne était aussi fermée ce jour-là, je n’ai pas pu l’ouvrir. J’étais lâche, égoïste, individualiste, comme tous les autres passagers. Je n’avais qu’une envie, rentrer chez moi saine et sauve, saine et sauve de corps mais pourrie d’esprit, sale de conscience. J’avais envie de parler, j’avais envie de défendre la fille, j’avais envie de dire « kilmet elhaq » comme dans les films, comme dans toutes les histoires d’héros que j’ai passé ma vie à lire et à en rêver, mais ma bouche refusait de le lâcher, ce mot. J’avais peur du gars qui n’était pas seul. Je me disais que je ne suis qu’une fille, une faible fille ! Les hommes n’ont pas ouvert la bouche, est ce à moi de parler !
Il n’a pas touché à la fille finalement. Il suffit de se taire et tout le monde rentrera sain et sauf. La raison dit qu’il faut se taire… Et si on veut des justifications, rien n’est plus facile. Dès que la porte s’est ouverte sur ma station, je me suis jetée hors du métro. « Akhta rassi wadhrab. Allah ghaleb », c’est ce qu’on m’a appris depuis que je suis née. Sauve ta tête et que tout le reste aille en enfer. Quand j’étais au lycée, un de mes collègues a été battu férocement par l’un des surveillants du lycée. Pour protester, on a fait la grève. En rentrant chez moi, on m’a demandée
« pourquoi t’a pas été au cours ? »
« ils ont battu notre collègue »
« winti ech ihemmek ? » (7)
Mes études et mon boulot par la suite m’ont poussée à quitter les villes et l’ambiance des villes pour m’enfoncer encore à l’intérieur du pays, j’ai fait le tour du nord ouest, j’ai fait le tour du sud, je suis allée jusqu’aux petits villages oubliés sur les frontières, j’ai vu la Tunisie, la vraie Tunisie et j’ai découvert que dans ce pays les villageois sont de loin plus nombreux que les Tunisois et elbeldiyya (les citadins). Ceux qui ignorent el’rab, ils ignorent la base du peuple, ils ignorent le peuple tunisien. J’ai aimé la campagne et j’ai aimé les gens de la campagne, j’ai aimé leur pudeur, leur bonté, leur respect, leur simplicité dans ce monde complexe, et j’ai souhaité être la sienne.
L’homme s’amuse paraît il à créer des barrières entre lui et les autres humains : la barrière de religion, la barrière de langue, la barrière de région… A chaque fois que l’une des barrières se détruit, une autre se dresse. On oublie tout ce qui nous unit ? et on ne voit que ce qui nous différencie. On refuse d’être une partie du monde, on veut être tout le monde. Tout ce qui n’est pas nous est mauvais, tout ce qui n’est pas blanc est noir. Pourtant la terre est pleine de couleurs, de belles couleurs. Même le noir a sa beauté et son charme. Il est tout simplement différent.
Les généticiens disent que ce qui fait la force d’une population et garantie sa continuité dans le temps est la différence. La différence en terme de biologie se traduit en richesse en gènes. Plus la population est riche en gène, plus elle est capable de survivre à la sélection naturelle. La différence est la survie. La différence est notre survie même si la sélection n’est plus tout à fait naturelle, et même si elghoul n’a plus la chair du gorille et la gueule du loup.
« Jana elmé, jana edhaou, jana elkayass » , voila comment les paysans sont présentés à la télé. Etre paysan est synonyme de pauvreté, d’anarchie, de 26-26, de « manatek adhill » ou plutôt « edhoull » . Des enfants et des vieillards qui passent à la télé pour une raison ou pour une autre pour remercier leur sauveur qui les a arrachés de la gueule de la misère, et pour pousser les Tunisiens à gonfler encore la caisse du 26-26 comme si les Tunisiens avaient vraiment le choix de gonfler ou pas gonfler la gueule du loup.
Ça me rappelle les femmes qui se louent des bébés pour mendier avec dans les métros. Entres ces femmes et le 26-26, je ne vois aucune différence, et entre les bébés et les paysans qu’ils présentent à la télé je ne vois aucune différence. Et entre l’économe du foyer dans lequel j’ai été un jour –économe qui faisait le tour des chambres tous les soirs pour collecter les taxes, pardon je veux dire les donations pour nos frères les pauvres, et qui était sur le point de me frapper quand je lui ai dit un soir : je n’ai pas d’argent à donner, et je n’en avais pas vraiment – et les chiens du régime, je ne vois aucune différence.
Mes pieds m’ont conduite un jour à l’une de ces « manatek adhill ». Là où j’ai été il n’y avait qu’une seule maison, au sommet d’une petite colline. Ce qui a attiré mon attention c’est l’antenne de la télé sur le toit de la très modeste maison isolée. « Oui on a l’électricité et la télé » me raconta un vieillard, « on a la route mais la télé n’a fait qu’ouvrir les yeux de nos enfants et la route leur a montré le chemin vers les villes et ils sont partis nous laissant derrière avec la télé, l’électricité et des factures qu’on arrive pas à payer. »
« Croyez vous que s’il n’y avait pas la télé et la route les jeunes resteraient ?
je ne le pense pas Hadj »
« Moi non plus ma fille mais s’ils avaient trouvé le boulot, de quoi manger, peut être qu’ils seraient encore là. Ici on n’a rien, pas d’usines, pas de sociétés, pas de commerce, tout ce qu’on a c’est cette montagne et ces quelques terrains accidentés. C’est l’emploi dont on a besoin. Oui on a l’électricité mais on n’a pas de quoi la payer l’électricité ».
En regardant dans ses yeux, une question m’a soudain envahi. C’est quoi la civilisation ? Qu’est ce que c’est que d’être civilisé ? Est-ce la ville, le portable, la voiture, le château ? Les hôtels, les grandes surfaces, le métro, la télé, la parabole ? La civilisation est-elle ce qui nous entoure, ou est-ce un truc que l’on ne peut posséder que s’il émane de notre intérieur ? Entre le gars du métro et ce vieillard, qui est le civilisé ? Qui oserait dire que le premier est plus civilisé que le deuxième ?
Dans le parrain « The godfather », le grand film de Coppola, Jean Paul I montre un cailloux qu’il a cassé en deux à Al Pacino. Je ne me rappelle plus malheureusement de ses propos, mais ce qu’il voulait dire c’est que bien qu’il ait passé des décennies dans l’eau, aucune goutte d’eau n’a pas pu pénétrer ce caillou. Il est toujours sec, parfaitement sec. Pour lui l’Europe est comme ce caillou. Elle a été entourée pendant des siècles par le christianisme, mais le Christ ne l’a jamais pénétré. Pareillement, il y a des gens qui passent toutes leurs vies entourés par la civilisation mais que la civilisation n’a jamais pénétré. Ils sont toujours aussi secs que le caillou du prêtre.
Pourvu que le peu d’eau qui nous entoure puisse briser les barrières qu’ils ont crées en nous.
« Sois toi-même le changement que tu veux voir dans le monde » Gandhi
Notes :
(1) Ogre.
(2) Un sur quarante
(3) Exode rural, ‘arbi (arabe)…
(4) Un vaurien
(5) « Ces exos ruraux ne nous laissent plus de place. Mais qu’ils restent chez-eux, dans leu bourgs. »
(6) Un mot de justice, de vérité
(7) Et de quoi tu te mêles, toi ??
(8) « On a eu l’eau, l’électricité, la route. »
(9) Les zones d’ombre.
(10) Zones d’humiliation.
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