A la lumière des sciences sociales modernes, de “nouveaux penseurs” s’essaient à démythifier le Coran. TelQuel les accompagne.

Le Coran est lu de trois manières différentes. La première, religieuse, liturgique, est comme un baume pour la foi du simple croyant. La deuxième, juridique ou idéologique, prônée par des oulémas traditionnels et par les fondamentalismes de tous poils, impose une interprétation figée et intemporelle, quand elle n’embrigade pas les musulmans passifs. Quant à la troisième, technique, inspirée de toutes les sciences sociales modernes, elle rappelle que le Coran est simplement un texte, qui a sa structure, ses péripéties de genèse et bien d’autres contradictions internes que l’on tait au nom de la sacralité.
Le croyant, en quête de sens, n’ose pas franchir le seuil de la troisième lecture. Les nouveaux penseurs de l’islam, souvent tout aussi croyants, l’y invitent pour l’aider à rectifier des erreurs communes fossilisées avec le temps. Avant le dixième siècle, philosophie aidant, plusieurs interprétations du texte circulaient. Depuis, toute cette panoplie n’a plus eu droit de cité. Or, cette nouvelle élite de savants a le mérite de soustraire le Coran au diktat de la pensée unique et traditionnelle. Pour qu’il cesse d’être une relique et redevienne un texte vivant, à l’image de nos sociétés où il continue d’être déterminant. Parfois même trop.

Source : TelQuel Magazine

Un début timide…

Grâce à quelques initiatives privées, un débat s’ouvre (timidement) sur la relecture du Coran. L’état ne cache pas sa volonté d’accompagner l’élan… mais à son rythme.

Imaginez un chercheur marocain de 33 ans multipliant les rencontres publiques pour prouver à ses compatriotes, jusque-là habitués aux soporifiques prêches du vendredi, combien il est salvateur de lire le Coran autrement. Imaginez cet homme, Rachid Benzine, traduire à une élite mal informée ce message fondamental des Nouveaux penseurs de l’islam (Tarik editions, 2004) : l’histoire et la critique littéraire permettent d’appréhender le texte coranique tout-à-fait différemment, sans sacralisation mais avec respect. Imaginez un panel de ces mêmes penseurs, réunis à Casablanca, pour exposer le besoin pressant que nous avons, aujourd’hui, de relire le Coran avec le détachement, la rigueur et la lucidité que procurent les sciences sociales modernes. Cette brèche, enfin ouverte, enchante l’Algérien Mohamed Arkoun, islamologue mondialement reconnu, qui n’a cessé de sillonner les pays musulmans depuis 35 ans pour rappeler une vérité historique : entre le VIIème et le XIIème siècle, soufis, philosophes et autres théologiens dialoguaient librement sur le caractère révélé ou “créé” (c’est-à-dire recomposé par Mohamed) du Coran. Ils polémiquaient sur les variations qui avaient pu altérer le sens de certains versets avant que la grammaire du texte ne soit figée. Ils s’arrêtaient sur des subtilités qui paraîtraient, aujourd’hui, hautement blasphématoires. Cette belle époque s’est achevée en 1017, quand le calife Al Kadir a décidé de mettre à mort quiconque proclamerait que le Coran avait été “créé”. “Tout a été clos par décision politique et non à l’issue d’un débat pluriel”, déplore Arkoun. A noter, et c’est important, que la porte de l’ijtihad et du débat s’est refermée au Maghreb bien avant qu’elle ne se referme au Machrek. Parce que les fuqaha malékites avaient pris le pouvoir chez nous bien avant de le prendre ailleurs – et ne l’ont plus lâché depuis. Ironie du sort, c’est encore chez nous, dans l’espace maghrébin traditionnellement frileux, que l’échange intellectuel est aujourd’hui relancé.

“Dissocier foi et savoir”

Tous ces événements ne sont pas nés d’une volonté politique concertée. C’est bien avant le 11 septembre 2001 que la fondation saoudienne Abdelaziz avait mis au point la plateforme de la rencontre des “nouveaux penseurs” qui s’est déroulée il y a un mois. Depuis, le climat est beaucoup plus tendu, pour des raisons qu’on imagine. Par souci pédagogique, la fondation, connue pour son autonomie politique, y est allée graduellement. “Les oulémas en premier, les orientalistes ensuite. Il ne nous plus restait que les musulmans qui prônent l’application de la méthode historique. Aujourd’hui, c’est chose faite”, explique Mohamed Seghir Janjar, directeur de la fondation et cheville ouvrière du projet. Le fait que le livre de Benzine paraisse au Maroc simultanément permet de donner une visibilité sans précédent à une catégorie d’érudits jusque-là bannis de l’espace public musulman et condamnés, par dépit, à développer leurs thèses originales en Occident. Chacun a son histoire avec le pouvoir de son pays d’origine. Voulant “dissocier foi et savoir”, Abdelkrim Soroush a vu sa revue interdite et sa carrière brisée à Téhéran. Réfutant “l’image de Gabriel délivrant les messages de Dieu comme un facteur distribuerait ses lettres”, Fazlur Rahman a été appelé à de hautes fonctions au Pakistan… avant de se rendre compte qu’il ne s’agissait que d’un moyen pour le faire taire. Défendant “une approche littéraire du texte coranique, comme tout autre texte écrit en arabe”, Nasr Hamed Abou Zeïd a dû s’exiler en Hollande pour fuir le terrorisme intellectuel en Egypte. Benzine, comme la tunisienne Olfa Youssef, représentent la nouvelle génération de chercheurs, pleins d’espoirs mais suffisamment échaudés pour rester prudents. “Lorsqu’on montre que le potentiel de signification du Coran est inépuisable, on le protége mieux que les orthodoxes qui s’en servent comme d’une arme idéologique”. Voilà comment Benzine, lui-même croyant mais non crédule, défend la justesse de ces approches.
Au Maroc, son pays d’origine, il a trouvé une écoute inespérée. Les “hommes de religion” du roi Mohammed VI ont pris le temps d’apprécier la démarche de cette école de pensée, dont Benzine se fait le plus habile médiateur. Le ministre des Affaires islamiques, Ahmed Toufiq, très sensible à la pluralité de pensée, a apprécié, à l’issue d’un long échange, “l’honnêteté de Benzine”. Au sein de ce même ministère, garant d’un islam traditionnel légitimant le pouvoir d’Amir Al Mouminine, ce grand responsable craint que les nouveaux penseurs ne “prennent la posture de donneurs de leçons”. Le projet d’organiser des séminaires de sciences sociales en faveur des oulémas n’en est pas moins, aujourd’hui, sur l’agenda de Toufiq. Quant au conseiller royal Mohamed Moatassim, qui a rencontré le duo Olfa Youssef / Rachid Benzine en compagnie de membres du collectif modernité et démocratie, il est désormais favorable à la création d’un comité qui irait éclairer la lanterne des oulémas – ou au moins amorcer le dialogue avec eux. Il ne s’agit là que de prémices, mais certains optimistes commencent à parler d’exception marocaine. Il est vrai que la Tunisie nous a précédés, par la création d’une branche d’islamologie appliquée. Animée par l’éminent Abdelmajid Charfi, elle relit le Coran avec les outils de la linguistique et permet d’opérer des réformes très audacieuses dans le domaine du statut de la famille. Il est tout aussi vrai que les chiites d’Iran ont une tradition de Haouzat (cercles) où les oulémas reçoivent une formation philosophique et littéraire…

“L’ignorance institutionnalisée”

Nos oulémas sunnites et malékites sont indiscutablement loin du compte, toujours enfermés dans des références juridiques figées par le temps. Mais ce vent nouveau qui souffle, apporté par des penseurs formés ailleurs, montre au moins qu’au Maroc “les espaces de liberté d’expression s’élargissent et touchent le religieux”, comme le dit Janjar. Au Machrek, ces espaces sont plus réduits. Attendue depuis un siècle, la traduction arabe de L’histoire des Corans (Geschichte des Corans), du philologue allemand Theodor Noëldeke, vient de paraître au Liban… mais n’est toujours pas autorisée à la vente dans le monde arabe. “Aucun érudit arabe n’a jamais pensé à traduire cet ouvrage, c’est la fondation allemande Konrad Adenauer qui en a pris l’initiative”, note amèrement Arkoun. L’événement est pourtant de taille : ce livre est l’un des très rares qui s’attachent à démontrer scientifiquement l’authenticité des récits coraniques, en se basant sur des documents historiques. Pourtant, presque personne n’en parle.
Le Maroc, même si le débat y est amorcé, ne deviendra pas subitement le chef de file des pays éclairés. “L’élite n’est pas vraiment intéressée”, déplore Janjar. Comme partout ailleurs, “l’ignorance est institutionnalisée à l’école”, ajoute Arkoun. Qui pense aujourd’hui à lire Ibn Hazm, penseur éclairé banni de notre répertoire ? Quasiment personne. Qui s’intéresse au soufisme et cherche à aborder le Coran plus sous l’angle du plaisir que sous celui des contraintes ? Tout juste une poignée de doux illuminés. Qui relit Ibn Rochd dans le fond, pour redécouvrir à quel point la philosophie a été salutaire à l’islam ? Quelques savants isolés, qui n’en transmettent rien au public.
C’est là qu’intervient le rôle des nouveaux penseurs. “Si nous parvenons à recréer notre tradition escamotée et à jeter les bases d’une modernité construite de l’intérieur et non greffée de l’extérieur, nous aurons réussi”, estime Benzine. Soroush, actuellement sur le projet d’un nouvel ouvrage qui tente de réinventer le Moâtazilisme, école de raison par excellence, pense à son tour que “si nous parvenons à redonner à la philosophie sa place dans la cité, nous mettrons les musulmans à l’abri des démagogues et autres systèmes politiques qui instrumentalisent la religion”. “Je suis quand même heureux que nous commencions à réaliser à quel point nous sommes en retard sur nos ancêtres”, soupire Arkoun. Et d’ajouter : “mais je refuse d’en rester là. Nous devons transgresser la clôture dogmatique dans laquelle nos sociétés sont enfermées, rouvrir le texte coranique à l’interprétation et au débat, déplacer l’intérêt de la théologie à la linguistique, migrer des sciences traditionnelles vers les sciences modernes, déplacer notre regard vers d’autres religions. Et enfin, dépasser notre misère intellectuelle et utiliser notre histoire comme tremplin pour mieux nous positionner dans le monde”.
Tout commence par le Coran. Le Pakistanais Fazlur Rahman a été l’un des premiers à s’appuyer sur la philosophie pour le penser dans sa globalité plutôt que d’en faire une lecture fragmentaire, verset par verset. Chez les arabophones, Abou Zeïd a aussi fait œuvre de précurseur (parmi les contemporains du moins), en s’intéressant au Coran tel que le perçoivent ses lecteurs, et non pas tel que l’a entendu son émetteur (Dieu, à travers le prophète). Autre contemporain, l’historien et théologien égyptien Abdelkrim Khalil s’est attaché à sonder le contexte sociologique de la révélation pour mieux comprendre le texte coranique. D’autres anthropologues, enfin, posent une question brûlante : que s’est-il passé, pendant les quinze ans qui ont séparé la révélation orale au prophète et la rédaction du premier Coran ? Se pourrait-il que le texte écrit ne corresponde pas totalement au texte révélé ?

Les conservateurs inquiets

Tout cela, forcément, inquiète les conservateurs. Le Coran, socle intangible du dogme, ne saurait être “relu”, ni “repensé”. Ruade d’Arkoun : “aujourd’hui, ce discours est brandi comme une menace. Il est indispensable que l’Etat valorise l’anthropologie. C’est le meilleur moyen de remonter à l’origine du mal, c’est-à-dire au moment où le dogme a été figé”. Loin d’être aussi téméraires, nos officiels se contentent aujourd’hui de panser les plaies, en s’efforçant de redonner plus de place à la spiritualité. “La radio coranique nous permet de contrer les prêches sauvages et dangereux qui circulent sous forme de cassettes, et qu’on entend souvent dans les taxis”, explique ce responsable. Les officiels parent donc au plus urgent, sans pour autant fournir aux Marocains les armes intellectuelles qui leur permettraient de se prémunir tous seuls du fanatisme. Hassan II, un temps, avait eu des velléités d’introduire les sciences sociales au programme de l’école de théologie Dar Al Hadith al Hassani. “Finalement, le roi a pris peur. Espérons que son fils aura plus de courage politique”, soupire ce connaisseur du dossier. Un projet d’institut “moderne” de théologie serait, paraît-il, dans les cartons, et n’attendrait qu’un feu vert royal…
Ces temps-ci, le Coran est en train de redevenir un objet de curiosité intellectuelle. En attendant que l’école s’y mette, c’est aux médias qu’il échoit aujourd’hui de nourrir l’intérêt, pour que la flamme ne s’éteigne pas. Prions.

La révélation

“Ainsi t’avons-Nous révélé un Esprit, venant de Notre sphère, quand tu ne savais ce qu’est le Livre, non plus que la foi. Mais Nous en fîmes une lumière, dont Nous guidons qui Nous voulons d’entre Nos adorateurs – même si c’est toi qui effectivement guides – sur une voie de rectitude” Choura, 52

Le sens du mot “révélation” (wahye) diverge selon les écoles de pensée. Pour les soufis, c’est d’abord une “illumination” et une sensation de plaisir, éprouvée par le prophète au moment du tanzil (la “descente” de la parole divine). Pour les moâtazilites, il y a deux niveaux : l’immensité du discours divin non dévoilé et sa partie manifeste, révélée à Mohamed. Pour plusieurs penseurs modernes, “la parole de Dieu” est un “souffle céleste verbalisé par le prophète”. L’image de Gabriel délivrant son message à Mohamed comme “un facteur remettrait ses lettres” est réfutée par les philosophes. Durant les vingt années (612 – 632) qu’a duré la révélation, la transmission se faisait oralement, sans traces écrites. Plusieurs philologues (spécialistes des documents anciens) se demandent toujours s’il n’y a pas eu des pertes de discours pendant ces vingt ans. La transcription écrite a commencé en 632, et duré 15 ans. On continue aujourd’hui à se demander si pendant ces 35 ans, rien ne s’est perdu…

D’après Mohamed Arkoun, Lectures du Coran ; Alif (Tunis, 1990) et Fazlur Rahman, Major themes of the Qur’an ; Bibliotheca islamica (Chicago, 1980)

Mohamed illettré ?

Avec Mohamed Arkoun, historien et anthropologue

“Lui qui a envoyé au sein des incultes un Envoyé des leurs pour leur réciter Ses signes…” Al joumouâ, 2

En donnant au mot “oummi” la signification unique de “illettré” ou “inculte”, la propagande musulmane a voulu définitivement exclure l’idée d’un Coran inventé par le prophète. Or, le terme “oummi” veut également dire “membre d’un peuple gentil” (si !). Pris sous cet angle, cela voudrait dire que Dieu invitait Mohamed à découvrir quelque chose de nouveau : un discours à la structure prophétique, différent du discours poétique qui lui était familier. L’anthropologie nous a appris, depuis, qu’un homme qui ne sait pas lire n’est pas forcément dénué de culture. Encore moins Mohamed, dans ce cas.

La femme

Petit exercice d’exégèse moderne, pour libérer les musulmanes.
Avec Olfa Youssef, linguiste spécialiste en islamologie appliquée

Le voile

“Dis aux croyantes de baisser les yeux et de contenir leur sexe ; de ne pas faire montre de leurs agréments, sauf ce qui en émerge, de rabattre leur fichu sur les échancrures de leur vêtement. Elles ne laisseront voir leurs agréments qu’à leur mari…” Ennour, 31

“Prophète, dis à tes épouses, à tes filles, aux femmes des croyants de revêtir leurs mantes : sûr moyen d’être reconnues (pour des dames) et d’échapper à toute offense”. Al Ahzab, 59

Le premier sens du mot “voile” ne renvoie pas à un habit, mais à une tenture destinée à voiler la vue. Historiquement, ce “voile”-là était fait pour protéger les femmes du prophète. Contre quoi ? Pendant la Jahiliyya, expliquent Boukhari et Tabari, les mâles, surtout les impies, avaient très peu de respect pour l’autre sexe. Il s’agissait donc de soustraire les femmes à leur regard. Le verset 59 de la sourate Al Ahzab appelle les “femmes des croyants”, en général, à se prémunir aussi par le même type de “voile”. Mais les commentateurs précisent que seules les femmes libres étaient concernées – autrement dit, pas les esclaves. Ayant une valeur marchande, ces femmes là devaient être visibles pour être valorisées. Il est même arrivé à Omar Ibn Khattab de gifler une esclave qui a imité sa maîtresse (Sahih al Boukhari, tome 3, p.99). Concernant le verset 31 de la sourate Ennour, les commentateurs ont divergé sur le sens du mot “zina” (agréments). Quant à l’expression, “rabattre leur fichu sur les échancrures”, les exégètes divergent sur son explication. En plus, il y a cet autre verset (Ennour, 60) qui dispense les femmes ménopausées de se couvrir. Autrement dit, il faut être apte à la procréation pour devoir se préserver visuellement des hommes. Bref, on est loin du voile d’aujourd’hui que l’interprétation fondamentaliste veut imposer comme sixième pilier de l’islam.

La polygamie

“Si vous craignez de n’être pas équitables en matière d’orphelins… alors épousez ce qui vous plaira d’entre les femmes, par deux, ou trois, ou quatre. Mais si vous craignez de n’être pas justes, alors seulement une…” Annissae, 3

Parmi les exégètes défenseurs de la polygamie, il y en a qui font l’addition 2+3+4… et autorisent l’homme à avoir 9 épouses, à l’instar du prophète ! On note, dans le verset coranique concerné, que l’autorisation est subordonnée à “l’équité en matière d’orphelins”. Quel rapport ? Il s’agirait en faite des “orphelines”. Pendant la période anté-islamique, les hommes se mariaient fréquemment avec celles dont ils étaient tuteurs, pour subtiliser leurs biens. L’islam aurait cherché à les en dissuader en les autorisant à aller voir ailleurs. Mais le Coran relève l’injustice de la démarche, en stipulant dans un autre verset “vous ne pourrez être justes envers vos femmes même si vous y veillez” (Annisae, 129). Cela n’a pas suffi aux exégètes, soucieux de préserver une pratique très répandue…

Le divorce

“Il ne vous est permis de rien récupérer sur elles de vos dons, à moins que tous deux ne craignent de ne pas satisfaire aux normes expresses de Dieu”. Al Baqara, 229

Le Coran octroie aussi à la femme le droit de demander le divorce. Lorsque la femme d’un compagnon du prophète, Thabet Ibn Qaïs, est allée avouer à Mohamed qu’elle ne tolérait plus sa vie à deux, le prophète lui a tout simplement demandé (en présence du rapporteur Boukhari) si elle acceptait de lui rendre son jardin. Il n’a même pas demandé de témoin. Cette facilité dans la procédure, nos sociétés patriarcales ont du mal à la préserver. Ils ont aussi du mal à préciser au mari qu’il n’a aucun droit d’exiger de son ex-épouse un remboursement sur les biens qu’il a mis à sa disposition au cours du mariage.

L’héritage

“En cas de succession d’un homme ou d’une femme dépourvus de successibles directs, mais qui ait un frère ou une sœur, à chacun de ces deux derniers reviendra un sixième ; s’ils sont davantage, ils se partageront un tiers, déduction faite de chose testée ou due, sauf en cas de lésion…” Annisae, 12

Ce verset a énormément intéressé les analystes modernes. Le sens du mot “Kalala” a longtemps été considéré par Omar Ibn Khattab comme un “mystère de Dieu” (aujourd’hui, on sait que cela signifie “être dépourvu de succession directe”). Quant au sens du verset, il est resté équivoque, tant que la grammaire (shakl) du Coran n’était pas fixée. Entre “yourithou” (il hérite) et “yourathou” (on hérite de lui), le verset pouvait avoir deux significations… exactement contraires ! Un autre verset, “il vous est prescrit, quand la mort se présente à l’un de vous et qu’il laisse du bien, de tester en faveur de ses père et mère et de ses plus proches” (Al Baqara, 180), nous apprend, contrairement à ce que prétendent les docteurs de la Loi, que les musulmans peuvent laisser un testament. Bon à savoir, quand même.

D’après Mohamed Arkoun, Lectures du Coran ; Alif (Tunis, 1990)

Le Texte et son contexte

Relire les versets coraniques en sachant les anecdotes qui les ont inspirés nous replace dans une perspective… disons différente.

Dans son Tafsir (vol II, p. 49), le grand exégète Al Maraghi rapporte l’histoire suivante : le prophète, ainsi que Aïcha et plusieurs hommes, faisaient route sur Médine. Son collier s’étant rompu, l’épouse du prophète fit stopper la caravane pour qu’on lui retrouve ses perles, qui avaient roulé sur le sol. Profitant de cette interruption, Mohamed s’endormit sur les genoux de sa femme, descendue de chameau. Quand il se réveilla, l’heure de la prière était arrivée. Mais la caravane était en plein désert, et il n’y avait pas d’eau. Comment prier sans ablutions ? C’est à ce moment précis que Dieu inspira à Mohamed le verset suivant : “si vous êtes (…) en voyage (…) et ne trouvez pas d’eau, utilisez en substitution un sol sain” (Al ma’ida, 6). Tout le monde fit donc ses ablutions avec des poignées de terre et personne ne rata la prière. La notion de tayammoum (substitution) était née. Sur le coup, rapporte Al Maraghi, cela arrangeait tellement bien les choses que Oussayid Ibn Haïdar, un des hommes de la caravane, lança à l’épouse du prophète d’un ton moqueur : “Que dieu te bénisse, Aïcha ! A chaque fois qu’un désagrément t’arrive, Dieu tout-puissant le transforme en soulagement pour les musulmans” !
Des anecdotes comme celles-là, on en retrouve aussi par centaines chez Tabari et nombre d’autres exégètes du Coran. On appelle cela Asbab ennouzoul ou “les raisons de la descente” (des versets dans l’esprit du prophète, s’entend). Principe : très souvent, quand Mohamed annonçait à ses fidèles que Dieu lui avait inspiré un nouveau verset coranique, c’était en réaction à un évènement survenu juste avant. Le prophète voulant ainsi multiplier les épouses, un verset coranique était opportunément “descendu” pour l’autoriser à le faire, stipulant “Tu ajournes celles d’entre elles qu’il te plaît ; tu fais accueil à celles qu’il te plaît” (Al Ahzab, 51). Réaction de Aïcha, jalouse : “inni ara rabbaka youssariôu laka fi hawak” (“je vois que ton Dieu est empressé pour satisfaire tes désirs” – rapporté par Boukhari, citant Abou Oussama, citant Hicham Ibn âroua – Tafsir Ibn Kathir, vol III, p. 501)…
Conclusion : si des prescriptions coraniques répondent à des micro-évènements datant de 14 siècles, pourquoi resteraient-elles valables aujourd’hui ? Parce qu’on a la foi ? A chacun d’estimer si c’est une raison suffisante.

“Le Coran n’est pas un supermarché”

Si on le soumet à une analyse rhétorique, le texte sacré n’a de sens que dans sa globalité.
En extraire des passages isolés revient à l’utiliser pour valider un discours… bien humain.

Le Coran se présente comme une construction complexe qui déroute plus d’un lecteur. Parce que sa révélation s’est déroulée sur plus d’une vingtaine d’années (610-632), mettant ensemble parfois, dans de mêmes sourates, des versets qui ont été délivrés à des périodes et situations différentes, le Coran ne laisse pas facilement voir sa structure interne. Les savants orientalistes européens des XIXème et XXème siècles ont souvent affirmé que le texte coranique leur paraissait “décousu” et sans cohérence littéraire… Leur approche s’explique tout particulièrement par le fait que la pensée occidentale est marquée par la rhétorique grecque, construite sur la base de ces trois étapes : une introduction, un développement et une conclusion. Or, d’autres modes de “construction” et d’ordonnancement existent, dont l’étude pourrait être une clé d’entrée pour renouveler notre lecture du Coran. Tout particulièrement l’analyse rhétorique sémitique, qui se développe depuis une quinzaine d’années.
La “spécificité” de cette rhétorique est d’abord d’être commune aux différentes cultures sémitiques, dont la culture arabe est partie intégrante. Disons, rapidement, que cette approche – qui n’exclut pas les autres – se distingue par un jeu complexe de symétries, et cela à différents niveaux du texte. Analyser le Coran à l’aune de la rhétorique sémitique se révèle une méthode très fructueuse pour l’exégèse car elle nous permet de passer de l’interprétation éclatée du texte coranique, verset par verset, à l’interprétation de chaque sourate qui elle-même n’est qu’une étape d’un ensemble plus vaste. Trop souvent, en effet, face à un texte comme le texte coranique, on peut être tenté de prendre tel ou tel verset, tel ou tel passage, sans se soucier de ce qui le précède ou le suit, sans se préoccuper de savoir si, en isolant le membre de phrase qui nous intéresse sur le moment, on ne trahit pas l’ensemble.
Ainsi du passage coranique suivant : “Et c’est certainement un Coran noble / un livre bien gardé / Que seuls les purifiés touchent / C’est une révélation de la part du Seigneur de l’univers” (Al Waqiâ, 77 à 80). Une lecture fréquente de ce verset retient surtout l’appel à se purifier rituellement quand on touche le Coran. Mais quand on analyse la structure de la sourate 56, et que l’on se souvient du contexte de sa délivrance (la rivalité du prophète et des devins) on découvre qu’il était plutôt question d’authentifier la révélation faiteà Mohamed par l’intermédiaire d’”anges purs”. Autrement dit : il s’agit bien d’une prophétie, et non de divination. On est loin des ablutions obligatoires avant de toucher le livre sacré ! Voilà comment, en prenant le texte dans sa globalité grâce à l’analyse rhétorique sémitique, on découvre des sens autres que le sens commun. En effet, un verset n’a de sens que par rapport à la structure dans laquelle il s’insère. Cette structure est la porte du sens, et c’est donc en retrouvant la structure de l’ensemble des sourates que l’on pourra renouveler notre lecture du Coran.
L’analyse rhétorique nous apprend finalement à respecter le texte coranique qui n’est pas un “supermarché” où chacun va chercher ce dont il a besoin pour valider son discours. Les versets ne sont pas des proverbes !

Rachid Benzine

Les nouveaux penseurs de l’islam

Mohammed Arkoun
Algérien, mariant les disciplines, il considère qu’il est temps de démythifier le texte sacré en s’appuyant sur les acquis de l’herméneutique, la science des interprétations.

Abdulkarim Khalil
égyptien, décédé en 2002, il a creusé dans le sillon de Rodinson, en replaçant le Coran dans son contexte historique – la foi en plus, puisqu’il était âlem.

Nasr Hamid Abou Zeid
Parce que cet égyptien prônait une lecture historique et critique du Coran, les obscurantistes “l’ont divorcé” de sa femme, avant de le pousser à s’exiler.

Moncef Benabdejalil
Linguiste tunisien, il cherche à savoir s’il y a eu des versions successives du Coran avant qu’il ne soit établi en mushaf par le Calife Othmane.

Oulfa Youssef
Mariant linguistique et psychologie, cette Tunisienne relit le Coran et démontre qu’en guise de “vérité”, les docteurs de la Loi n’affirment souvent que leur opinion personnelle.

Abdoulkarim Soroush
Iranien, enseignant respecté à Harvard, il pousse les oulémas à s’ouvrir sur d’autres sciences et veut substituer la “démocratie religieuse” au “despotisme religieux”

Fazlur Rahman
Pakistanais, mort en 1988, il ne considérait pas le Coran comme la parole incréée de Dieu, mais comme “une formulation des intentions de Dieu par le Prophète Mohamed”.

Abdou Filali Ansary
Marocain, installé à Londres, il ne cesse de marteler que laïcité et islam sont compatibles, lecture historique à l’appui.

Abdelmajid Charfi
Tunisien, il revient au message originel, le retravaille et en dégage un sens nouveau, plus à même de convenir aux