“La question de l’islam comme force politique est une question essentielle pour notre époque et pour plusieurs années à venir. La première condition pour en traiter avec un minimum d’intelligence c’est de ne pas commencer par y mettre de la haine”. Michel Foucault
“La question de l’islam comme force politique est une question essentielle pour notre époque et pour plusieurs années à venir. La première condition pour en traiter avec un minimum d’intelligence c’est de ne pas commencer par y mettre de la haine”. Michel Foucault [1]
Que sont les islamistes devenus ? Ont-ils vraiment “perdu la bataille” ? Se sont-ils réellement transformés au point de ne plus mériter leur nom ? Des thèses convergent aujourd’hui pour les dire “sur le déclin”, voire “dépassés”. Nous serions entrés dans l’ère du “post-islamisme”. Comme toujours dans ce domaine où notre discours sur l’autre nous parle tout autant de nous, les étiquettes et les mots ont leur importance. Qui a réellement évolué ? Les islamistes ou le discours de ceux qui ont fait profession d’en parler ? Les tenants du “déclin de l’islamisme” ou de son dépassement par le “post-islamisme” nous révèlent-ils une véritable évolution en profondeur de la réalité politique du monde musulman ou se sont-ils seulement décidés à renouveler la terminologie qu’ils emploient pour en rendre compte ? Si, dans notre manière d’appréhender l’islamisme, un glissement sémantique permet d’améliorer notre communication avec un courant politique qui est en fait loin d’avoir disparu, il doit être considéré comme salutaire. Mais peut-être ne faut-il pas en attendre davantage. Car les circonstances qui ont, d’un côté comme de l’autre de la mer Méditerranée, nourri la réaction islamiste ainsi que les débordements et autres malentendus qui lui sont liés sont encore devant nous. Quelles que soient la dénomination qu’on leur donne et la vitalité que l’on veut ou non leur reconnaître, les “néo” ou “post” islamistes continuent à fournir les gros bataillons de la contestation des ordres politiques arabes ou de l’ordre régional palestino-israélien. La tonalité triomphaliste et parfois revancharde des écrits qui nous annoncent leur “échec” ou leur “dépassement” montre par ailleurs que l’émergence d’une modernité qui ne soit plus perçue comme l’imposition unilatérale d’un modèle civilisationnel unique- n’est pas encore à l’ordre du jour de notre relation avec notre vieil alter-ego musulman. Or c’est là l’une des premières conditions de l’atténuation de la réaction islamiste et du penchant ethnocentriste occidental dont, pour l’essentiel, elle s’est longtemps nourri.
Dans la lecture par le regard occidental des dynamiques politiques du monde musulman, une idéologisation excessive a sans doute longtemps abouti à surdéterminer le poids du lexique des acteurs islamistes au détriment de la substance de leurs comportements ou de leurs pratiques. A l’échelle méditerranéenne, l’épouvantail intégriste continue à être brandi de concert par la quasi-totalité des acteurs étatiques. La criminalisation idéologique de ceux qui – dans chacun des systèmes politiques arabes comme dans l’ordre politique régional et mondial – se retrouvent souvent sur la première ligne de la contestation, fonctionne plus que jamais comme une efficace machine à dissoudre dans l’émotionnel et l’irrationnel oppositions et résistances, aussi légitimes qu’elles puissent être, aux maîtres des ordres politiques nationaux, régionaux et internationaux. En Algérie, les leaders d’une junte militaire passée maîtresse dans la manipulation de la terreur, pour avoir pris soin de se poser en ” rempart contre l’intégrisme”, ont pu acquérir ipso facto la confiance sans limite des institutions financières internationales et bourrer impunément leurs prisons et leurs urnes. Chaque fois qu’ils sont parvenus à faire passer leurs adversaires pour des ” intégristes”, les Israéliens ont réussi à délégitimer le large front des déçus palestiniens d’Oslo, et les Russes à écraser sous les bombes toute velléité autonomiste au sein de leur empire en déroute. Les leaders occidentaux eux-mêmes savent bien que la recette de la ” menace intégriste” contient de mystérieuses enzymes capables de convertir les angoisses en tous genres de leurs concitoyens en autant de dividendes électoraux.
Dans le décryptage de la vie politique égyptienne, algérienne ou tunisienne, médias et, parfois, segments de l’appareil académique s’obstinent ainsi à la fin de l’an 2000 à se réjouir des ” victoires ” que, par un subtil mélange de contre-mesures idéologiques ici, de ” reprises en main ” légales ou constitutionnelles ailleurs, de terreur policière et de manipulation médiatique un peu partout, les régimes dits ” laïques “, si discrédités et si autoritaires soient-ils, continuent de remporter sur une inusable ” menace fondamentaliste”.
Cette lecture du phénomène islamiste, que j’appellerai “de la première génération” commence toutefois, fût-ce lentement, à laisser la place à d’autres perspectives.
Les nouveaux consensus
En simplifiant quelque peu, on pourrait résumer la production académique sur l’islamisme, en France comme dans l’univers anglo-saxon, à deux grandes familles [2]. L’une, qui a sans doute été la plus médiatisée, a pris appui sur l’expression la plus radicale du phénomène (dont l’une des manifestations les plus abouties a été l’assassinat du président Sadate) pour construire l’explication de sa totalité. L’autre, que l’auteur de ces pages a très tôt voulu faire sienne, a mis l’accent sur la dimension culturelle, identitaire et nationaliste du phénomène, nuançant sa dimension strictement religieuse, considérant comme relativement marginale sa composante extrémiste et dénonçant par dessus tout son antinomie supposée avec les dynamiques de modernisation sociale et de libéralisation politique [3] .
Après une longue période de divergence, à l’aube du troisième millénaire, l’expertise académique a commencé à se rassembler autour de quelques principes explicatifs de base. L’importance quantitative des courants islamistes et leur relative centralité dans le spectre idéologique des oppositions arabes ne sont plus guère discutées :
“En l’espace de deux décennies, la contestation politique à fondement religieux, autrement dit l’islamisme, s’est imposée comme l’unique langage de la protestation sociale et de l’opposition aux pouvoirs en place dans la majeure partie du monde arabo-musulman [4] . ” L’époque où l’ancrage social du phénomène était réputé se limiter aux quelques groupuscules de sa périphérie radicale est dépassée. Plus personne n’ose voir dans ces groupes la résultante d’un dysfonctionnement d’ordre seulement économique qui aurait produit des laissés pour compte du développement tentés par ailleurs de s’exclure eux-mêmes du champ de la politique institutionnalisée par peur du verdict des urnes.
“L’appellation islamiste couvre aujourd’hui des projets forts divers, allant du légalisme le plus manifeste au renversement des pouvoirs en place, où les uns recourent à la mosquée et les autres à l’assassinat, où certains prêchent la régénération morale de l’homme musulman et d’autres l’instauration de la cité islamique [5] . ” Il est admis que la rhétorique islamiste, sous le manteau du discours religieux, peut véhiculer une infinité de revendications tout à fait profanes, non seulement économiques ou sociales mais également, de plus en plus souvent, démocratiques. En même temps que ses dimensions relative et plurielle, la nouvelle génération des lectures de l’islamisme commence à reconnaître au phénomène sa plasticité et ” des Talibans jusqu’à Erbakan [6] ” son extrême diversité en même temps que la vigueur de ses dynamiques internes de transformation. La rhétorique d’un retour planétaire du religieux qui avait cru pouvoir mettre sur le même plan la puissante dynamique culturelle du Sud musulman et les quelques milliers de ” new born christians ” [7] est aujourd’hui oubliée, même par ses promoteurs. Les visions purement ” monistes ” du phénomène étant de plus en plus difficiles à argumenter, il en va de même de ces antinomies simplificatrices – opposant l’islamisme à la modernité ou à la démocratie- qui avaient trop longtemps été érigées en passage obligé de toute entreprise d’interprétation. Cette évolution est accélérée par le fait que non seulement la production occidentale mais également celle de la première génération des auteurs arabes laïques – qui ne s’en distinguait pas substantiellement- sont en passe de perdre le monopole de la représentation académique du phénomène.
Les non dits du “déclin islamiste”
Le rapprochement entre les deux grandes approches académiques occidentales de l’islamisme résulte ensuite d’une évolution paradoxale. Pour la plus médiatisée d’entre elles, le phénomène islamiste serait désormais ” en déclin ” voir ” dépassé ” et l’ère du “post-islamisme ” serait ainsi venue. Echec ou ” dépassement ” de l’islamisme résulteraient de l’impuissance des divers courants à triompher des régimes dictatoriaux qu’ils combattent ; cet échec serait amplifié ou à tout le moins rendu évident par l’ isolement social dans lequel leur recours privilégié à la violence est supposé les avoir enfermé. Ceux d’entre eux qui auraient survécu à cette débâcle auraient été condamnés à la social-démocratisation et, comme tels, s’étant reniés, ils ne mériteraient plus leur appellation.
Délaissant la problématique fondatrice d’une ” réappropriation culturelle de la modernité ” pressentie à propos de l’Afghanistan [8] , Olivier ROY a dressé par la suite le constat de l’ ” échec de l’Islam politique [9] ” avant de proposer la perspective de son dépassement par le ” post-islamisme [10] “. La problématique de ” l’échec ” [11] , qui avait pour effet bénéfique de consigner la ” mort ” politique du noyau littéraliste des courants islamistes, puis celle du ” post-islamisme “, qui entend prendre acte du dépassement du phénomène, ont constitué à bien des égards les deux points d’appui de la thèse du ” déclin” énoncée aujourd’hui, notamment par Gilles Kepel [12] . Pour l’auteur de Jihad, expansion et déclin de l’islamisme , la perception fondatrice du phénomène a d’abord pris appui sur l’étude de la frange radicale du phénomène – personnifiée par les assassins du président Sadate [13] . Elle s’est ensuite élargie à celle d’ une universelle ” revanche de Dieu [14] “. Elle reprend largement aujourd’hui [15] la thèse du ” post-islamisme en lui donnant toutefois une assise plus spécifiquement sociale : d’un bout à l’autre du monde musulman, transcendant largement les particularismes nationaux, c’est une identique alliance entre la ” bourgeoisie pieuse ” et ” la jeunesse déshéritée ” qui aurait, au cours des années 70 et 80, permis l’affirmation politique des courants islamistes. A l’aube du troisième millénaire, de l’Algérie jusqu’à l’Afghanistan, ce serait l’éclatement tout aussi généralisé de cette alliance fondatrice qui expliquerait l’irrésistible ” déclin ” du courant tout entier. A l’origine de cette démission de la bourgeoisie, on trouverait sa peur face à la dérive violente de la jeunesse déshéritée. Cette thèse pose plusieurs problèmes. Les études empiriques font tout d’abord cruellement défaut pour fonder la crédibilité et, surtout, l’universalité, d’un ” déclin ” islamiste généralisé, d’autant plus difficile à démontrer qu’il fait peu de cas de la persistante diversité des situations nationales. Derrière une part de vérité (les islamistes ne sont pas au pouvoir, leur capacité de mobilisation ira nécessairement en s’amenuisant, les groupes radicaux n’occupent pas, on le savait depuis longtemps, le centre du spectre de ce courant) le constat homogène du déclin aboutit en réalité à attribuer pour l’heure à la supériorité policière voir militaire des régimes le statut d’une victoire idéologique sur leurs opposants. La littérature de l’échec et de l’ “effondrement des islamistes” n’est en fait pas nouvelle. Depuis 1992 et le coup d’Etat des militaires algériens, on ne compte plus le nombre des segments “sains” des sociétés arabes ou/et musulmanes (femmes, soufis, Kabyles, armée, jeunes, démocrates, etc. qui étaient sur le point, nous expliquait-on régulièrement, de rayer les islamistes de la carte politique algérienne et arabe. Prenons tout de même un tant soit peu appui sur les faits. Si le Refah turc est presque réduit au silence, n’oublions pas que c’est avant tout du fait de son interdiction judiciaire, intervenue à un moment où c’est sa montée en puissance et non son recul -comme l’ont bien montré les dernières élections locales qui ont suivi- en même temps que son légalisme persistant, qui inquiétait le clan des militaires turcs et leurs soutiens américains. Il en va de même du Hamas en Palestine qui évolue sous les tirs croisés des services de sécurité palestinien et israélien, mais a tout de même vu sa lecture de l’impasse des accords d’Oslo consacrée par les faits. Le Hizbollah libanais jouit, le premier ministre français a pu le vérifier en Palestine [16] , d’une forte légitimité dans et hors du Liban, toutes confessions confondues. Au Maroc, les défilés islamistes continuent à mobiliser une franche majorité de la population féminine. Et la démonstration pourrait être étendue à une bonne partie du paysage politique régional.
Pour que l’on puisse parler d’un effacement des islamistes, en tant que forces d’opposition, il faudrait de toutes les façons parvenir à démontrer que s’y sont substituées d’autres forces politiques, notamment “laïques” qui feraient preuve d’une capacité de mobilisation supérieure. Or nous sommes loin d’un tel état de fait, a fortiori si l’on se hasarde à le généraliser à l’ensemble de la planète. Dans la contestation des ordres politiques internes, tout comme d’ailleurs dans la résistance face à l’intransigeance israélienne, les islamistes continuent imperturbablement à fournir à la fois le fer de lance et le gros des troupes.
La thèse du déclin a pour autre conséquence d’aboutir à conforter une représentation de la distribution de la violence hautement discutable. Gilles Kepel nous avait déjà invité à prendre la mesure de la continuité que l’assassinat de Boudiaf “par les islamistes” introduisait dans la logique d’action mise en évidence dans ” Le prophète et le Pharaon “. Les faits lui ont déjà donné tort puisque l’on ignore aujourd’hui quasiment aucun détail des circonstances de l’assassinat de ce président jugé trop entreprenant par ceux qui l’avaient placé au pouvoir. La thèse d’un quasi “monopole islamiste de la violence illégitime , qui aurait coupé les descendants d’Hassan al Banna de leur base, est infirmée non seulement par les révélations (au demeurant prévisibles) des officiers dissidents algériens mais par de multiples témoignages qu’il serait dangereux de vouloir trop longtemps ignorer. Chacun de ceux qui ne considère pas comme “obscène” [17] la recherche objective de la responsabilité des crimes commis en Algérie ou ailleurs a aujourd’hui les moyens de déconstruire l’itinéraire de la “montée en violence” de la crise algérienne en particulier, des scènes politiques arabes en général, et de savoir l’étendue et la sophistication des manipulations grâce auxquelles cette dérive a pu prendre une telle ampleur.
Cette répartition des rôles, cautionnée par un petit nombre d’intellectuels français, est bien loin de surcroît de connaître la même fortune sur le terrain, algérien, égyptien ou autre, dans ou hors des rangs des bourgeois, pieux ou non, ou chez n’importe lesquels de leurs compatriotes. Tant que des élections crédibles n’ auront pas été organisées pour en mesurer la réalité, personne ne saurait à tout le moins s’aventurer à ériger la “peur de la bourgeoisie pieuse à l’égard de la dérive violente de la jeunesse déshéritée” en principe explicatif.
Le paradoxe de ce très médiatisé “déclin” islamiste est qu’il ne fait sens que si l’on accepte de prendre au pied de la lettre les lectures, tronquées selon nous, de ceux qui le proclament aujourd’hui. Pour rendre compte du réel politique arabe, la thèse du déclin à besoin de l’épouvantail que ses auteurs ont eux-même construit en consignant le phénomène à son expression littéraliste et radicale, épouvantail a bien des égards aussi virtuel que l’est donc aujourd’hui la mise en scène de sa disparition.
Au terme d’un itinéraire sensiblement différent, la thèse du déclin vient enfin renforcer le tronc commun de la vision développée dans le post-islamisme. “Ils ne sont pas ce que l’on avait dit qu’ils étaient”. “Ils ne sont pas devenus ce que nous avions dit qu’ils allaient devenir”. Cela suffit donc à énoncer leur “échec” ou leur “déclin”.
De nouveaux islamistes ou de nouveaux politologues ?
Dans la foulée de la thèse de “L’échec de l’Islam politique”, le dépassement de l’islamisme est en effet censé résulter également d’une sorte d’ incapacité dont ses militants auraient fait preuve à suivre la voie tracée par la lettre de leur discours. Obligés de se rallier au camp de la démocratie, ils se seraient en quelque sorte reniés. Dès lors qu’ils acceptent d’inscrire leur action dans le cadre d’un Etat-nation, qu’ils défendent les ambitions de cet Etat ou qu’ils réconcilient le lexique islamique avec les valeurs de la modernité, les islamistes ne mériteraient plus leur nom. Tel est bien le message que, chacun à leur manière, nous adressent aujourd’hui les promoteurs du post-islamisme. A tous ceux qui ont penché pour l’idée que – dans leur “substance” même – les dynamiques de “réislamisation” et de modernisation n’étaient pas nécessairement et systématiquement antinomiques, les termes de cette affirmation posent un double problème. Celui du caractère tardif de l’identification de ces conduites modernes bien sûr mais plus encore le fait qu’elles soient considérées comme autant de signes d’une rupture substantielle dans l’évolution du phénomène. Même si la lettre du discours des acteurs islamistes tenait expressément à s’en démarquer, les germes de cette modernité étaient en effet perceptibles dans la matrice même du phénomène et attestés de longue date par une large fraction des observateurs académiques [18] . Les hommes et les femmes que l’on nous décrits aujourd’hui comme des acteurs “ne méritant plus la dénomination d’islamistes” ressemblent en fait étrangement à ceux que d’autres auteurs ont décrits de longue date comme étant de parfaites expressions du phénomène . Dans certains cas, les nouveautés censées illustrer le passage à l’ère du ” post-islamisme ” avaient même été désignées comme étant constitutives de l’essence même du phénomène. La fin de l’islamisme algérien résulterait ainsi [19] de la transformation du Front Islamique du Salut, à l’instar d’une certain nombre d’autres partis islamistes (dont le Hizballah), en un courant ” islamo-nationaliste”. Les disciples d’Abassi Madani sont-ils vraiment “devenus” nationalistes ou bien n’est-ce pas cette soif d’une revanche culturelle du Sud, bien plus qu’une hypothétique “revanche de Dieu” ou que la composante religieuse de leur discours qui a servi depuis toujours de carburant à leur mobilisation [20] ? Les femmes iraniennes ont-elles vraiment attendu l’an 2000 pour être capables de manier des représentations sociales” combinant explicitement l’islam et les valeurs de la modernité” [21] ou bien des dynamiques de la “Révolution sous le voile”, qui nous ont en fait été de longue date décrites avec brio [22] ., n’étaient elles pas concomitantes aux premières années de la Révolution ? Pourquoi prétendre alors, au risque d’enfoncer des portes déjà largement ouvertes, y découvrir quelque chose d’ inédit qui attesterait de l’ère du ” post-islamisme” ? Comment la “dictature des Mollahs” fondée par Khomeiny a t-elle réussi à accoucher d’un système institutionnel qui a permis aux électeurs iraniens de renvoyer leurs maîtres -président et députés – dans leurs foyers, performance qu’aucun système réputé “laïque” (hormis peut-être celui du Liban, au demeurant … confessionnel) n’a à ce jour réussi à accomplir à l’échelle de toute une région ? La réconciliation du lexique musulman avec la modernisation sociale et la libéralisation politique n’a-t-elle commencé qu’à l’aube du troisième millénaire ou bien était-elle déjà perceptible dans l’essence même de la réaction islamiste ?
A défaut de lever cette ambiguïté, qui n’est pas seulement terminologique, on risque de laisser subsister, dans l’analyse d’une composante encore importante des scènes politiques arabes, de sérieux malentendus. Si la modernité du courant islamiste lui était inhérente dès sa phase constitutive, le retrait soudain du label “islamiste” aux représentants de sa présente génération ressemble alors à la simple mise en cohérence a posteriori d’une fragile construction académique avec une réalité sociale qui aurait eu l’insolence de refuser de s’y conformer. Ce ne sont pourtant pas “les islamistes qui se sont proclamés utopistes, pavant de la sorte la voie de leur échec en tant que tels et de leur conversion en idéologues conservateurs utopistes”, souligne lui aussi Baudouin Dupret. “Ce sont bien les chercheurs qui leur ont imputé collectivement et globalement ce projet pour pouvoir, en fin de parcours, conclure à leur échec. En ce sens, il n’y a d’échec que de la science politique [23] “.
Bien sûr, pour les islamistes aussi bien que pour les régimes qu’ils combattent, l’usure du temps se fera sentir chaque jour davantage. Le pouvoir mobilisateur que procure la réconciliation symbolique entre la modernisation exprimée par la terminologie occidentale et la culture indigène “intuitive”, de nature réactionnelle, ne durera pas éternellement. La portée utopique de la réintroduction dans le discours politique d’un lexique “endogène”, ira donc inexorablement en s’affaiblissant, tout particulièrement lorsque, comme en Iran ou au Soudan, elle sera portée par des élites assumant conjointement l’exercice du pouvoir. Il est ainsi évident qu’il y aura un jour place pour l’expression d’une phase “post-islamiste”. Mais nous n’en sommes pas là.
Au delà de l’islamisme
Le recours privilégié à un lexique islamique longtemps marginalisé par l’hégémonie culturelle occidentale, coloniale et post-coloniale, pour déstabiliser les élites issues de la génération nassériste ou baathiste qui s’accrochent aujourd’hui au pouvoir a encore devant lui quelques belles années. Le rythme de l’intégration de cette génération d’acteurs politiques à la scène légale, dépendra bien moins, pour sa part, de l’évolution ” idéologique ” de ses membres que de la pratique des régimes : les oppositions islamistes, à l’instar de toutes les autres, interagissent bien plus qu’on ne le pense souvent avec l’environnement politique dans lequel elles évoluent. Les régimes auront ainsi, de ce point de vue, les opposants islamistes ” qu’ils mériteront “. Seules des ouvertures démocratiques effectives permettront sans doute d’achever de les ancrer dans le giron légaliste et institutionnel où une large majorité d’entre eux sont prêts à évoluer. C’est cette inéluctable participation au pouvoir qui, en amenant militants et théoriciens à se confronter aux exigences de la mise en œuvre pratique de leurs projets, verra très vraisemblablement les héritiers d’Hassan Al-Banna perdre irrésistiblement une partie de la force qui résulte actuellement du coefficient utopique de leur discours de mobilisation.
Sur le terrain de la relation Nord-Sud cette fois, pour que les ressources mobilisatrices de la réaction à l’hégémonie culturelle occidentale commencent à s’épuiser, il faudrait que la panoplie symbolique de la culture musulmane ait pleinement repris son rôle dans la production de la modernité universelle. Cela implique bon nombre d’évolutions des comportements, aussi bien chez les acteurs de la rive musulmane que de la part de cet Occident alter-ego et repoussoir qui est au cœur de leur identité politique. Le dépassement de l’islamisme implique l’émergence d’une modernité consensuelle, construite par des acteurs capables, pour accepter le dénominateur commun de la modernité, de s’extraire de l’univers de leurs appartenances intuitives. Il faut donc qu’une lente alchimie permette à cette modernité de ne plus être perçue, au Sud, comme l’imposition unilatérale d’un modèle civilisationnel unique et allogène. Au Nord, cette évolution implique d’admettre que les valeurs considérées comme universelles, mais également certains apports faits à la pensée universelle puissent être exprimées ici et là avec des matériaux et/ou légitimés par des références empruntées à des histoires ou à des cultures autres que la seule culture occidentale. Sur la rive du sud musulman, ce dépassement implique d’éviter le piège d’une réaction à l’ethnocentrisme occidental, qui fait parfois prendre aux islamistes – lorsqu’ils adoptent une attitude de rejet automatique et irraisonné des valeurs ou des principes qu’ils considérent comme étant liés à la culture occidentale – le travers même qu’ils reprochent aux occidentaux. En jetant ” le bébé de la modernisation “avec” l’eau (du bain) de l’acculturation coloniale, un compartiment au moins des acteurs de la dynamique de ” réislamisation ” entretient la confusion entre la substance de valeurs (la justice sociale, le droit des minorités, le droit pour la femme d’évoluer dans l’espace public professionnel ou politique etc. bien plus souvent communes qu’on ne veut le croire et l’appareillage symbolique, tiré des histoires respectives, avec toutes leurs spécificités, qui sert à légitimer ces valeurs dans les consciences individuelles ou collectives des acteurs. Cette pernicieuse confusion n’est pas nouvelle. Kemal Ataturk l’avait faite en sens inverse lorsqu’il avait cru devoir imposer, pour rendre irrésistible sa modernisation, une forme de casquette à visière alors répandue en Europe au détriment du fez porté traditionnellement dans son pays. Une partie au moins de la rhétorique développée en France – fut-ce dans un contexte très différent- contre le port du “hijjab” à l’école appartient à cette même catégorie, prouvant que la réaction islamiste que génère ce dysfonctionnement de la communication interculturelle a encore quelques” belles “perspectives devant elle.
Références :
1 Michel FOUCAULT, Dits et Ecrits III, Paris, Gallimard, 1996, p 708.
2 Qu’il n’est pas facile de “personnifier”, bon nombre d’auteurs ayant insensiblement évolué de la première vers la seconde.
3 Cf FB L’islamisme au Maghreb ; la voix du Sud”, Paris, Karthala 1988 et Payot, Paris, 1995, édition augmentée(Petite Bibliothèque) ; L’Islamisme en face, Paris, La Découverte, 1995, 1996 (édition augmentée). En matière économique, la démonstration a été faite que dès les années 80, la pensée des Frères Musulmans était loin d’être incompatible avec la dynamique de modernisation. Cf notamment Bjorn UTVIK Independence and Development in the Name of God, The Economic Discourse of Egypt’s Islamist Opposition 1984-1990, Faculty of Arts, Acta Humaniora, University of Oslo 2000. Sur le terrain du droit, les travaux de Baudouin DUPRET ont démontré l’extrême variété, et donc, pour les analystes, le dangerd’une utilisationsimplificatrice de la référence à la ” loi islamique ” : Au nom de quel droit. Répertoires juridiques et référence religieuse dans la société égyptienne musulmane contemporaine, Maison des sciences de l’homme, Paris, 2000.
4 Basma KODMANY DARWICH et May CHARTOUNI-DUBARRY, Les Etats arabes face à la contestation islamique, Paris, IFRI, Armand Colin, 1997.
5 Idem.
6 Selon la formule de l’universitaire égyptien SAAD ED DIN IBRAHIM emprisonné au cours de l’année 2000 par le régime du président Moubarak pour avoir semble t-il pris un peu trop au sérieux les objectifs citoyens de son centre de recherche (Ibn Khaldoun) observatoire et défenseur des droits de la société civile en Egypte.
7 FB, “Judaïsme, christianisme, islam : trois intégrismes ? “, Confluences, Paris, octobre 1999.
8 L’Afghanistan : islam et modernité politique, Seuil, 1985.
9 Olivier ROY L’Echec de l’Islam politique, Paris, Seuil, 1992.
10 Olivier ROY Le Post-islamisme, Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerrannée (85-86) p. 9-30.
11 “Non pas que l’islamisme disparaisse de la scène politique. … Mais il a perdu son impulsion d’origine. Il s’est “social démocratisé”. Op.cit.
12 Gilles KEPEL, Jihâd : expansion et déclin de l’islamisme, Gallimard 2000 ; Antoine BASBOUS L’Islamisme, une révolution avortée ?, Paris, Hachette Littératures, 1999.
13 Le Prophète et pharaon : les mouvements islamistes dans l’Egypte moderne, Paris, Seuil, 1984.
14 La Revanche de Dieu , Paris, Seuil, 1992
15 En omettant spectaculairement de faire la moindre référence à l’ouvrage (O.ROY L’échec de l’Islam politique, supra) auquel la problématique du ” Déclin ” emprunte largement, preuve supplémentaire, s’il en était besoin, que les sciences sociales relèvent bien en France de la catégorie des sciences dites ” molles “.
16 Où ses propos sur le “terrorisme” du principal acteur de la résistance libanaise à l’occupation israélienne lui ont valu d’être malmené par les étudiants de l’Université de Bir Zeit, au mois de février 2000.
17 Selon la formule employée par le philosophe français André Glucksman. Pierre Bourdieu a dénoncé avec éloquence cette attitude dans ” Les intellectuels négatifs “, Liber (Supplément à la revue Archive des sciences sociales – Collège de France), 1998.
18 outre les travaux d’ESPOSITO, BINDER, ENTELIS, FULLER, lire Baudouin DUPRET in “La problématique du nationalisme dans la pensée islamique contemporaine. Introduction “, Revue Egypte-Monde Arabe, 15/16, Le Caire, 1993 ; Augustus Richard NORTON (éd), Civil Society in the Middle East, E.J. Brill Leiden.New York, 1995, (2 volumes) ; Amani QANDIL “Le courant islamique dans les institutions de la société civile : le cas des ordres professionnels en Egypte”, in Modernisation et nouvelles formes de mobilisation sociale ; Faribah ADELKHAH La Révolution sous le voile, Paris, Karthala, 1991, Nilüfer GOLE : Musulmanes et modernes : voile et civilisation en Turquie, (trad Jeannine Riegel), Paris, La découverte, 167 pages, 1993 (coll. textes à l’appui).
19 Olivier ROY, Le post-islamisme, article cité, p 88
20 F.B. ” Les héritiers islamistes”, Libération, octobre 1988 (Rebonds) ; ” Des Fellagas aux intégristes “, Le Monde, 3 janvier 1991 (Débats) .
21 Nouchine Yavari d’HELLENCOURT, ” Le Féminisme post-islamiste en Iran “, REMMM op cit page 99
22 Fariba ADELKHAH, supra
23 Avec une touche de nuance A propos de Gilles Kepel, Jihad, expansion et déclin de l’islamisme, Seuil 2000 …/… qu’a-t-on gagné à rapporter la multiplicité des dynamiques observables localement à une phénoménologie unique ? Ceci renvoie, par ailleurs, à un problème similaire à celui que posait la thèse d’Olivier Roy (L’échec de l’islam politique). On a le sentiment, en effet, que les deux auteurs imputent un projet révolutionnaire à des mouvements politiques, affirment le constat de ce qu’ils n’ont pas réussi dans les objectifs qu’ils s’étaient assignés et en concluent à leur échec. Ce faisant, toutefois, ils perdent de vue deux choses, me semble-t-il. D’abord, que le projet révolutionnaire n’était peut-être pas tant celui de ces mouvements – à l’exception d’un petit nombre d’entre leurs représentants – que celui qu’ils prêtaient à ces mouvements. D’autre part, que Paul Ricœur a bien montré ce mécanisme par lequel toute utopie, par définition projetée dans l’avenir, nécessairement progressiste et révolutionnaire, a vocation à se transformer en idéologie, par définition tournée vers un passé, nécessairement conservatrice et institutionnalisée (L’idéologie et l’utopie). Mais ce ne sont pas les islamistes qui se sont proclamés utopistes, pavant de la sorte la voie de leur échec en tant que tels et de leur conversion en idéologues conservateurs. Ce sont bien les chercheurs qui leur ont imputé collectivement et globalement ce projet pour pouvoir, en fin de parcours, conclure à leur échec. En ce sens, il n’y a d’échec que de la science politique.
Source : Esprit 2001.
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