A la mi-décembre 1994 se réunissait à Casablanca en congrès l’Organisation de la Conférence islamique. Y participaient une cinquantaine de nations ou de mouvements se réclamant de l’Islam. L’impressionnante diversité répondant à cette enseigne confrontait les sociétés, les images et les phases les plus différentes du développement.
I. LA SITUATION.
A la mi-décembre 1994 se réunissait à Casablanca en congrès l’Organisation de la Conférence islamique. Y participaient une cinquantaine de nations ou de mouvements se réclamant de l’Islam. L’impressionnante diversité répondant à cette enseigne confrontait les sociétés, les images et les phases les plus différentes du développement. L’évocation de la savane africaine y voisinait avec celle des steppes de l’Asie centrale, celle des pêcheries malaises avec celle des caravanes sahariennes. La vieille monarchie marocaine y coudoyait l’insurrection des Moros philippins. Un Tatar de Kazan s’enquérait de manuscrits auprès d’un lettré damascène. A qui eût reporté cet arc-en-ciel humain sur la mappemonde se fût découverte toute une écharpe terrestre de part et d’autre du quadrilatère arabe, siège de la révélation coranique voici quatorze siècles. Arabe, en effet, s’était voulu le Coran : lui-même l’affirme. De là une sorte de droit d’aînesse pour l’Arabe. Il est, selon la formule de Louis Massignon, axial à l’Islam autant que l’Islam l’est à lui.
Et pourtant, dans la réunion mêlée de Casablanca se croisaient bien des idiomes, dont certains partagent avec l’arabe le privilège d’un classicisme reconnu de tous : ainsi le persan et le turc, pour ne citer que ces langues chargées de chefs-d’oeuvre. Mais seul un pédantisme rabougri aurait pu s’en tenir à ce panthéon académique. Dans l’enceinte de la conférence s’activaient aussi des représentants de riches cultures populaires, de profondes traditions non-écrites. Et l’Afrique musulmane, également conviée à ces agapes, y portait avec le témoignage de ses misères celui de ses trésors saccagés.
C’est d’Afrique nilotique en tout cas, et plus précisément du Soudan, que le fondamentalisme, ou intégrisme, ou islamisme, apportait avec les thèses du Dr. Hasan al-Turabi l’argumentation la plus provocante. Défrayant depuis plusieurs années la chronique, et sourdement présent à la conférence, il en avait été proscrit, dès l’allocution d’ouverture, par le roi du Maroc, président de session. L’Islam, disait Hassan II, le rejetait, au nom de ses traditions de tolérance et de juste milieu. Quel beau débat en perspective !
Mais le débat n’eut pas lieu. La Conférence s’en tint, à l’exemple de semblables réunions internationales, à résoudre des conflits entre délégations et à discuter de cas ponctuels, sans traiter des problèmes de fond, auxquels cet article aura l’audace de s’attaquer.
L’impérialisme, où nous verrons, sans la moindre sentimentalité, l’expansion de la révolution industrielle en rapports inégaux sur la planète, y aura perverti durablement l’échange entre peuples et entre cultures. L’Islam, qui le subit de plein fouet, aura longtemps régné sur des secteurs délaissés par le progrès technologique, et de ce fait livrés à l’intervention de l’étranger. Il n’avait pas non plus suivi, depuis deux ou trois siècles, les chemins de la rationalité occidentale, historiquement liée à cet essor. Tout comme la Grèce antique le Maghreb, le Proche Orient, l’Iran, l’Inde musulmane avaient développé de grandes civilisations dénuées de performances mécaniques. Le retard matériel alimenta chez ces peuples un complexe d’infériorité – admiration et révolte mêlées – qui ne devait se résoudre que longtemps après coup. On ne peut même pas dire qu’il ait entièrement disparu, non plus d’ailleurs que les rapports objectifs qu’il traduisait.
Les cultures tricontinentales (pour user d’un néologisme commode) auront subi une dépréciation corrélative à celle de l’ensemble du corps social. Écartées de l’efficacité, celle des Nawaathines et celle des concepts, elles s’écartelèrent entre les reliefs de leur classicisme et la charge folklorique que leur concédaient les agitateurs de l’histoire. La projection du modèle européen reléguait ainsi des cultures jadis prospères ou inventives dans une dépendance que leurs soubresauts défensifs, pour énergiques qu’ils fussent parfois, ne devaient pas soustraire plus tard à la dure loi du rattrapage et comme à un vertige de l’imitation. Cela jusqu’au moment où la reprise politique de ces peuples impliqua un renversement du processus. Avec une force croissante depuis les lendemains de la Seconde Guerre mondiale, de nouvelles nations, beaucoup se réclamant de leur caractère islamique, s’attelèrent alors à une tâche immense d’éducation et de reconstruction, dont on ne peut dire qu’elle soit encore achevée.
L’Islam en tant que credo et que legs spirituel n’aurait, pas plus que les autres monothéismes, dû être affecté au négatif par ces vicissitudes. Ses affinités naturalistes lui épargnaient même le dualisme de base qui, dans le christianisme, oppose la grâce à la nature. N’avait-il pas, durant ses siècles d’or, adopté et enrichi la tradition hellénique de la physis [nature] ? En théorie rien ne le gênait dans la poursuite du progrès matériel. Sa faiblesse, en revanche, tenait à l’envahissante sécularité des temps modernes. Celle-ci défiait en lui l’indivision ou plutôt la convergence que sa Loi établit entre le spirituel et le temporel.
Cette difficulté, nous la retrouvons aussi bien dans sa doctrine que dans ses comportements. Aujourd’hui même, l’adaptation croissante du cadre de vie et des idées peut bien agir sur l’Islam. Les rapports de travail avec l’Autre, ou seulement son voisinage, lui posent des problèmes inédits, qu’il lui faut résoudre. Enfin l’expatriation de ses travailleurs par centaines de mille et d’une partie de sa jeunesse instruite fait jouer chez lui à différents niveaux et sur différents modes des phénomènes d’acculturation. Cependant, force est de constater que ce qui en résulte entre systèmes, dans la période présente, est moins l’inter-compréhension des cultures et des peuples que l’acrimonie réciproque, et moins l’harmonie que l’altérité.
II. INTÉRIORITÉS.
Voilà donc un système ardemment unitaire. Il s’autorise de la création de l’homme par Dieu et de ce que j’appellerai hardiment les adhérences cosmiques de l’humain. Le naturalisme s’y mêle à l’idée de la transcendance d’une façon difficile à comprendre pour nous, habitués que nous sommes à confronter diamétralement ces notions. Simone Weil n’ a-t-elle pas souligné le contraste entre le Dieu biblique, qui serait un Dieu “naturel”, et celui des Chrétiens, le seul à s’exalter en Sur-Nature ? Cela peut aider à comprendre, par contraste, l’idée de Dieu propre à l’Islam. Il est pourtant ressenti par les siens comme le même Dieu qu’adorent les deux autres monothéismes. “Notre Dieu ne fait qu’un avec le vôtre” (Coran XXIX, 46).
Un dieu d’une puissance infinie et qui écraserait notre liberté, s’il n’octroyait à celle-ci la plénitude de ses responsabilités. Bien entendu, les penseurs de l’Islam auront agité, comme ceux du Christianisme, le difficile débat de la prédestination. Or ils le tranchent, non pas dans le sens du fatalisme, qu’on leur prête, mais dans celui de la liberté. Que dire d’aphorismes tels que celui-ci : “Lorsque tu n’éprouves pas de honte, agis à ta guise” (hadîth). [Les hadîths sont de courts récits rapportant le détail du comportement et des propos de Mahomet, l’envoyé d’Allah ; la somme des hadîths forme la Sunna, la Tradition.] C’est là, dit un commentateur, “le pivot autour duquel tourne l’Islam tout entier”. L’Islam est une religion du yusr, “libre cours”. Immediacy and wholyness, disait le grand Iqbal pour caractériser le système. Deux termes que le français pourrait rendre par “immédiateté” et “globalité”, si l’on osait risquer ces néologismes.
Alors quoi, cette religion du jeûne annuel, de la réclusion féminine, de la Guerre sainte, du voile, aspects sévères ou arrogants qu’elle prend pour nous interpeller, cette dureté offensive qu’elle affecte dans les propos des islamistes, ne procéderaient que d’un juste instinct que nous portons en nous ? L’Islam, ce serait l’élan d’ un Vicaire Savoyard gratifié des joies de la vie ? Le birr ou “vertu”, dit Nawawi, juriste et traditionnaire damascène (1233-1277), se ramène à la “bonté de nature”, husn al-khalq : “facilité de comportement, aménité du visage, gentillesse du langage”. Avouons nos perplexités.
Nos scolastiques semblent avoir compris cet Islam mieux que nous, eux qui, dans des dialogues signés de noms aussi illustres qu’Abélard et Ramon Llull, faisaient de l’interlocuteur musulman le champion de la philosophie antique. Tels d’ailleurs se qualifiaient un Kindi, un Farabi, un Avicenne, un Averroès enfin, lequel n’en exerçait pas moins les responsabilités d’un magistrat d’Islam.
Le naturalisme, en effet, ou si l’on veut l’objectivité du credo islamique se fonde sur une conception de l’univers où prend également sa source une rationalité inhérente à l’humain. Cette fitra, “prime nature”, où s’entrelacent ainsi la “dévotion foncière”, ikhlâç, la raison initiale et la finalité cosmique, l’Islam y voit la matrice “selon laquelle Dieu instaura les humains, sans qu’il y ait de substitution possible à la création de Dieu”. (Coran,XXX, 30).
Qu’est-ce que le Coran ? Il y a une génération encore ou deux, l’étude du Coran constituait le bagage essentiel de l’éducation. Référons-nous là-dessus à l’analyse poignante qu’en donne Taha Husein, grand écrivain égyptien, dans le Livre des Jours (1929). Bien que les choses aient changé sur ce point, et que la détérioration de la mémoire fasse comme ailleurs son uvre dans les sociétés musulmanes, il s’y produit plutôt atténuation que changement radical. Nul ne peut parler d’Islam encore aujourd’hui sans écouter au préalable la parole fondatrice, présente et agissante en tous lieux de l’Islam, du Maroc à l’Indonésie. On ne doit sans doute plus définir le Coran comme cette sorte d’objectivation de la conscience qu’il avait longtemps constitué pour des millions de fidèles. Mais il leur offre toujours un pôle de référence. Il prodigue toujours son conseil à qui le lui demande et garde son rôle de guide dans l’inconscient individuel et collectif.
Ouvrons-le. C’est un ensemble touffu de plus de six mille versets, articulés en 114 sourates de longueurs très inégales. L’une s’étale sur 286 versets, l’autre n’en comprend que 3. Quel principe peut commander une telle irrégularité ? L’exégèse balbutie là-dessus depuis quatorze siècles.
Il est vrai que l’impression de désordre s’évanouit devant la splendeur de la forme. Ce flot de langage (plus de 323 000 lettres groupées en 6 616 mots) vibre d’un rythme assonancé plus subtil et plus prenant que ceux de la vieille poésie. L’effet de son multiplie le sens avec tout ensemble une précision sémantique et des connotations étagées dont s’émerveille depuis quatorze siècles la rhétorique arabe. Cela “passe” parfois même en traduction. Écoutons plutôt l’étonnante bucolique qui interrompt la Sourate XVI, “Les abeilles” :
65. (…) Ainsi Dieu fait-Il descendre du ciel sur la terre une eau pour l’en faire revivre après qu’elle sera morte
En quoi réside un signe pour qui écouterait !
66. Assurément réside une leçon pour vous dans les bêtes de troupeaux. Nous vous donnons de ce qui dans leur ventre fait transition entre le sang et le chyme : un lait pur, si doux à passer quand on en boit
67. des fruits des vignes et des palmiers vous prélevez ce qui enivre et l’attribution profitable
En quoi réside un signe pour qui raisonnerait !
68. Ainsi ton Seigneur révèle-t-Il aux abeilles : Accommodez-vous des demeures à partir des montagnes, des arbres et des rochers
69. et encore butinez de tous les fruits. Dès lors suivez les chemins de votre Seigneur, bien humbles. De leur corsage sourd une boisson de couleur variée, qui recèle guérison pour les hommes
En quoi réside un signe pour qui réfléchirait
Parenthèse I.
“Vois-tu”, interrompit le cheikh, “les nations passent, et les systèmes. L’Islam demeure. Je ne parlerai pas de vos grandeurs éphémères par pure courtoisie. Regarde seulement de notre côté : que reste-t-il de Saladin, de Méhemet Alî, de Nasser ?”
Des multitudes ferventes, à l’heure de la prière, affluaient aux porches de la Mosquée de Sâyyîd-nâ’l-Husayn, au Caire, puis en refluaient rythmiquement. L’appel des nourritures planait à l’enseigne des rôtisseurs, spécialistes de la viande de chevreau. “Mangez des choses bonnes que Nous vous assignons” (Coran II, 57), proclamaient leurs enseignes. Tout miroitait de conscience tranquille. Religion et bombance se hérissaient de désir mâle quand de-ci, de-là, dans la foule surchauffée, une belle femme à demi-voilée promenait un piment furtif. Cependant un colporteur proposait aux clients du café Fishâwî des livres d’exégèse empilés sous son bras.
Le cheikh régnait débonnairement sur ce concordat de la Loi et de la Nature. Je lui rappelai un propos du leader marocain ’Allâl al-Fâsi (1906-1974). Revenant d’un voyage en URSS, il me racontait l’issue d’un banquet auquel on l’avait invité en Transcaucasie. L’accompagnateur russe avait roulé sous la table, et le mufti Uzbek, jusque là muet, lui avait alors confié, dans un arabe rocailleux, ses rancunes et ses espoirs. Et ’Allâl de conclure : “Le communisme sera tombé, qu’il y aura toujours l’Islam.”
Je n’eus pas alors l’audace de lui demander : “Quel Islam ?” Mais la même question me hantait, cheminant en compagnie du cheikh égyptien, dans cette rue d’Al-Azhar dont les devantures de libraires étalaient, plus que de raison me sembla-t-il, les ouvrages de Sayyîd Qutb, un théologien, et de Mutawallî Sha’rawî, un prédicateur connu pour son rigorisme et sa véhémence.
Mon interlocuteur s’abstenant à ce constat de tout commentaire, la courtoisie m’imposait de changer de sujet. Nous prîmes le parti de déplorer les méfaits de l’urbanisme qui plaque désormais sur la cité fatimide, telle l’immense araignée des temps modernes, un réseau de freeways.
Que dit le Coran ? La foi, restée jusqu’à présent la vertu cardinale de l’Islam, situe l’homme dans le cosmique en position de responsable. Elle lui est innée (fitra), sous forme de “dévotion foncière”. Tel est sans doute l’axe à la fois social et métaphysique de la Révélation. Il s’assortit, en amont, d’une étiologie qui fait appel, pour leur vertu démonstrative, aux catastrophes des peuples qui ont manqué aux morales premières, et, en aval, d’une eschatologie contrastée : d’un côté le châtiment des réprouvés, de l’autre le bonheur sensuel des élus, lequel d’ailleurs pourrait bien n’être qu’allégorique.
Ces lignes structurelles se recroisent avec des lignes conjoncturelles où joue la temporalité : allusions à la chronique de l’époque : vicissitudes de la communication du message, notations discrètes et espacées sur les épreuves du messager lui-même, en tant qu’agent pleinement humain. Ces coordonnées sont partout à l’uvre dans le Coran. Gageons qu’il n’est pas de passage où elles ne se combinent de quelque façon. Ce n’est d’ailleurs là qu’un constat tautologique, la Révélation impliquant une liaison entre deux catégories infiniment dénivelées, celle du divin ou absolu et celle du temps ou relatif. Nos scolastiques parlaient à ce propos de communication des idiomes…
L’Islam s’écartait du Mosaïsme par sa grande parcimonie en matière de rites et d’interdits. Sur le christianisme il tranchait par son refus du péché originel, son option pour la Nature, ses attitudes sans complexe à l’égard de la sexualité. “Désirez autant que Dieu vous l’assigne” (Coran, II, 187). Pas plus de deux cent cinquante normes dans le Coran, disent certains, d’autres disent cinq cents ! Revenons à Nawawî, commentateur autorisé du hadîth : “Lorsque tu n’éprouves pas de sentiment de honte agis à ta guise”. C’est un impératif permissif, pour autant qu’on puisse se permettre un tel binôme. Toute action qui ne tombe pas sous le coup d’un interdit légal est loisible. La morale, devenue ainsi tributaire du libre arbitre et de la subjectivité, ressortit davantage à une esthétique de la vie qu’à l’application d’un décalogue.
Il est vrai que depuis longtemps, et bien qu’insoutenable en théorie, le suivisme des jurisprudences aura compromis ce que les oscillations entre grands exégètes pouvaient ménager de liberté. Malgré toutes les plaidoiries contre le “conformisme” ou “culte du précédent” (taqlîd), rares furent en effet, depuis le milieu du Xe siècle, les recours véritables des jurisconsultes à l’”initiative doctrinale” (ijtihâd), et encore moins à l’”innovation” (tajdîd), plus souvent d’ailleurs qualifiée d’”impiété” (bid’a), que de “réforme” (islah).
Parenthèse II.
Le psychanalyste hocha la tête : “En somme”, dit-il, “c’est une inverbation sur quoi se fonde l’Islam, plutôt que sur une incarnation, comme disent les Chrétiens.
Mais non !, protesta le cheikh. La langue du Coran procède bien de Dieu, elle ne l’est à aucun titre.
N’empêche que vous revêtez cette parole d’une autorité surnaturelle, bien qu’il s’agisse, selon vos dires, du langage même de la tribu du Prophète, Quraysh.”
J’admirais, à part moi, l’érudition du spécialiste. Né au Maroc, il avait une bonne pratique de l’arabe. Je crus néanmoins à propos de préciser qu’il s’agissait bien en l’espèce d’un parler humain, mais sublimé au sens fort, par ce rôle éminent et comme réinstitué dans son système. De parole toute terrestre, encore que chargée de valeurs profanes, il est devenu une autre langue, la langue coranique, véhicule de la Révélation. J’opposais intentionnellement ces deux mots, selon la distinction qu’en fait de Saussure. Le psychanalyste me coupa :
“Et du même coup, l’Islam escamote la béance qui, dans d’autres systèmes, sépare initialement la chose brute des signes du langage propre à l’exprimer. C’est ainsi qu’étant venu le troisième (après Moïse et le Christ), il se targue de proximité par rapport à l’originel. La langue maternante lui épargne le meurtre du père. C’est-à-dire la fracture initiale de toute signification.” [Daniel Sibony dans Les trois monothéismes].
Le débat s’égarait. La querelle du “fichu islamique”, au moment même où nous parlions, occupait la France. Il y allait, aux yeux de beaucoup, de la laïcité de notre pays, condition affichée de sa tolérance à l’égard d’un pluralisme religieux et culturel. Élargissons le débat. Ne pourrait-on pas dire que le statut de la femme et ses signes extérieurs constituent un critère majeur d’évolution pour une société ? Et c’est là-dessus, justement, qu’achoppe, aux yeux de beaucoup, l’adaptation de l’Islam à la marche générale du monde.
III. DISCORDANCES.
L’Islam pâtit en effet dans l’opinion mondiale d’un discrédit qu’il ne partage ni avec le Japon, plus redouté que réprouvé, ni avec la Chine, formidable client à ménager, ni avec l’Inde, géant que son penchant métaphysique fait tenir pour inoffensif. Le Musulman, lui, demeure l’éternel Sarrasin, rendu plus dangereux encore par une modernité à quoi il n’accèderait que pour le pire. Ne cumule-t-il pas, tel l’Iraq de Saddam, le sous-dévelopement avec l’aptitude à se doter de la bombe atomique ? Soyons francs. Plus encore que par des stratégies particulières, il impressionne par cette sorte d’exception qu’il s’arroge et où lui-même cherche un refuge, qui lui “rende tout le reste par surcroît”. Glorifier Dieu, voire pratiquer les cinq prières, dans un monde de plus en plus profane ; lier le politique au religieux alors que tout milite pour la sécularité ; ériger enfin la mémoire du message initial au cur du présent dans l’accélération générale des situations et des idées, de telles attitudes résistent à l’intimidation comme aux bonnes manières. C’est donc à ce grand réfractaire que l’opinion internationale attribuera l’irréductibilité des Palestiniens, malgré le rôle majeur joué par des Chrétiens dans cette résistance, les menaces de terrorisme à partir de la Syrie, du Soudan ou de la Libye, les assassinats d’intellectuels en Algérie, etc.
Essayons de faire calmement le point sur trois accusations principales : une agressivité poussée parfois jusqu’au terrorisme ; une propension à mobiliser le religieux en politique ; une certaine répugnance à se soumettre aux droits de l’homme, dont ceux de la femme sont aujourd’hui le critère le plus sûr.
Agressif ? Lentement, difficilement, la démocratie s’est frayée un chemin en Occident, et de là un peu partout. Si telle est bien l’évolution réelle ou présumable, reconnaissons qu’elle n’élimine pas encore les effets régressifs que la constance de l’agression subie, le sentiment de l’injustice produisent sur le comportement de beaucoup de Musulmans, sans que la dynamique d’ensemble, voulons-nous croire, en soit compromise pour autant. Mais la marche en avant hésite encore et s’éparpille. Certains mouvements ou partis brandissent le refus, agitent le recours à la violence comme seul propre à résoudre les problèmes et à réussir là où échoue la plaidoirie. Ajoutons l’attrait ou la nécessité de l’action clandestine, l’évidence que seul un certain type de lutte peut équilibrer les moyens disproportionnés de l’adversaire, et l’on verra surgir le terrorisme, arme trop tentante pour qui ne dispose ni d’hélicoptères ni de blindés…
Faire allusion à ces noires péripéties, c’est mettre en cause leurs agents tant collectifs qu’individuels et les motivations dont ils se réclament, plutôt qu’une métaphysique. Ils invoquent pourtant l’Islam à l’appui de leurs actes. On accordera que le Coran ne prêche pas plus de tels ravages que l’Evangile n’anticipait les massacres des barons francs au temps des Croisades. Soulignons donc, au risque de pécher par didactisme, que la racine du mot j.h.d. ne vise que l’”effort”, la “peine”. Le jihâd majeur, le plus méritoire, est, selon les théologiens, celui que le croyant porte sur lui-même, contre ses propres passions. Quant au jihâd mineur, il a, selon le Coran, un contenu avant tout défensif. Il perd toute légitimité pourvu que puisse s’exercer la foi. C’est manifestement le cas dans l’Europe d’aujourd’hui.
La religion dans la politique. Quand, en mars 1924, les Turcs ont aboli le califat, la communauté musulmane dans le monde (la umma) perdit un cadre institutionnel qui, pour n’être depuis longtemps et en bien de contrées que nominal, n’en gardait pas moins une valeur symbolique. L’Etat islamique n’avait plus de clef de voûte, de légitimité ni même de légalité. Sartre eût dit à l’époque, qu’il était privé de Sur-Moi collectif.
Les analystes du temps colonial n’évaluèrent pas l’événement à sa juste importance. C’est lui pourtant qui par action ou réaction déclencha la revendication intégriste indienne du Mouvement de la Khilâfa et, plus près de nous, le réformisme canonique de Rashid Rida en Egypte. Avec le premier, Gandhi cultiva des liens paradoxaux à nos yeux. Le second anticipait des mouvements de même inspiration en Tunisie et en Algérie.
L’indivision première et essentielle entre les diverses catégories de l’humain constitue, pour cette école, une donnée de base. Dîn wa dunyâ, “le bas-monde et l’Au-Delà” : une formule maîtresse qui annexe l’institution civile au théologal, sans prendre garde que la copule qui unit les deux termes les distingue. Car il s’agit bien d’indivision, voire de convergence, nous l’avons déjà dit, mais non de confusion. C’est pourtant de cette interprétation extensive que procède le mouvement par nous qualifié d’”islamisme”, de “fondamentalisme”, ou d’”intégrisme”. Il appartenait au penseur pakistanais Mawdûdî (1903-1980), fondateur du parti islamiste Jamâat at i-Islâmi, d’en systématiser une idéologie, axée moins sur le spirituel que sur le politique. Ses thèses trouvèrent un relais actif dans l’uvre de Sayyîd Qutb, commentateur intuitif et activiste tombé en martyr de la cause. Son ouvrage Balises sur la route aura organisé le passage de l’opposition doctrinale à une violence, qu’un de ses disciples égyptiens, Abdul-Salam Farag devait porter aujourd’hui jusqu’à promettre l’exécution aux partisans de la laïcité !
L’Iran avait pris entre temps l’intitiative d’une révolution. Le savant ayatollah Khomeiny, exilé d’un pays dont le Shah avait fait un bastion de l’Occident, et plus précisément de l’Amérique, prenait le pouvoir (1979) en s’appuyant sur la propagande multiforme des mollah-s [religieux, clercs] shiites, sorte de mouvement brownien incontrôlable par le pouvoir. La République islamique inaugura son exercice par une pénible attentat : le blocus d’une Ambassade étrangère, au mépris de l’usage international.
Que la religion offrît désormais, en Iran d’abord, puis au Soudan et ailleurs, son secours non plus seulement comme résistance primaire à l’oppression, ainsi qu’elle avait fait à l’époque du Mahdi soudanais, fondateur, au XIXe, d’un éphémère Etat islamique, calqué sur celui de Médine, ou du Caucasien Shamil, chef insurgé mis en scène par Tolstoï dans son Hadji Mourad (1903-1904), par exemple ; et pas non plus sous les traits de l’évasion mystique, comme faisaient et font encore les soufis ; ni même sous celle d’un parti marginal comme les Frères Musulmans de Hassan al-Banna et de ses successeurs en Egypte ; mais de cette façon à la fois subversive et doctrinaire, effervescente et organisée qui fait reculer les politiques occidentales, il y avait là quelque chose de nouveau.
On s’appuie toujours, à vrai dire, sur l’indispensable base des croyants traditionnels, masse à peine ébréchée dans ses attitudes profondes par l’évolution du dernier siècle. Sans doute s’était-elle laissée remuer, dans la génération d’Après-Guerre, par la vague nassérienne, et toucher par quelques propagandes sociales. L’affaissement des régimes, les revers essuyés, l’amertume que provoque l’affaire palestinienne, ont mené les Musulmans à chercher un autre recours.
Le recours fut l’Islam. L’Islam non pas cette fois en tant que contestataire de la modernité, tel que l’avaient compris naguère les mouvements millénaristes et les ordres mystiques, mais comme alternative à la démocratie, en voie spécifique du progrès.
La cause de la femme. Deux grands pays musulmans, le Pakistan et le Bengladesh, pour ne rien dire de la Turquie, ont des femmes à leur tête. On ne peut dire pour autant que la condition féminine se soit généralement améliorée en Islam par rapport au passé…
Parenthèse III.
L’ancien militant destourien qui nous écoutait sursauta. Il nous rappela que, dès la libération de la Tunisie, Bourguiba avait libéré la femme. Dédaignant les chipotages par quoi d’autres législateurs, l’égyptien par exemple, avaient apporté quelques retouches à un sort peu enviable, il s’était attaqué, lui, d’emblée, au vrai problème : la polygamie et la répudiation unilatérale. Cela se passait à la fin des années 50, dans l’allégresse de l’indépendance.
“Sans doute”, murmura le Tunisien, “faudrait-il maintenant aller plus loin, tant il est vrai que les discriminations qui pèsent encore sur nos femmes paralysent l’évolution profonde de nos pays. Je ne compte pas le voile, dont la base coranique est précaire, ni l’enfermement. L’un et l’autre, jamais en usage chez les Bédouins et partout en recul depuis le début du siècle, font cependant aujourd’hui, l’intégrisme aidant, un retour offensif.”
Alors, les vraies discriminations sont ailleurs ?
Non, car le Livre, qui stipule une demi-part pour la femme dans les héritages et la compte pour une moitié dans les témoignages, glisse aussi, dans 1a même sourate, la “cause” (au sens juridique du terme) de cette réduction et suggère par là-même la façon d’éliminer ces inégalités.
A savoir ?
“Les hommes assument les femmes à raison de ce dont Dieu les avantage sur elles et de ce dont ils font dépense sur leurs propres biens” (Coran IV, 34). Rêvons du mujtahid [“docteur capable d’initiative en matière doctrinale”] assez hardi pour considérer que les femmes, à raison de l’autonomie socio-économique dont les dote de plus en plus la modernité, ne sont plus “assumées” par les hommes, qui perdent sur elles l’”avantage” en question.
Le cheikh se récria. Je n’osai pas, moi, prendre parti. Le Tunisien se tut et nous convînmes plutôt de visiter ensemble la Gamâliya, vieil et pittoresque quartier du Caire, théâtre poussiéreux de plusieurs romans et nouvelles de Nagîb Mahfouz.
Que dit le Coran ? La sourate IV, “Les femmes”, dès le premier verset, pose l’être féminin dans sa dignité de créature égale à l’homme. Mais cette égale, “essence intègre, existence brisée”, subit aussitôt la condition de l’orphelin. (Coran, IV, 2, 3).
La polygamie est tolérée, malgré une option expresse pour la monogamie. Ce qui n’était que concession faite aux murs de l’époque fut cependant, par une société encore archaïque, interprété comme un droit. L’exégèse alla plus loin. Négligeant du Coran lui-même les suggestions, balayant ses invitations répétées au pardon de l’épouse fautive, elle insista sur les aspects coercitifs. S’appuyant sur deux ou trois hadîth-s, elle invoqua même, pour lapider la femme adultère, un verset prétendument oublié dans la recension ! On ne peut plus saintement guider le bras de Dieu…
Quoi qu’il en soit de cet épineux problème d’exégèse (où d’ailleurs une secte, les Kharîjites, se refuse à suivre la majorité des Croyants), une chose est sûre : l’Islam a frappé et frappe encore l’observateur du dehors par sa masculinité. Que cela soit dû à la spécificité des sociétés porteuses plutôt qu’à la Révélation, c’est évident, cet aspect concourt avec d’autres, énumérés au présent chapitre, pour soulever aux Musulmans une difficulté d’adaptation de plus. Le statut des femmes en effet, dans le monde moderne, est devenu à juste titre l’un des critères de l’avancement des sociétés. Des traits discriminatoires tels que l’infériorité des droits de l’épouse en matière testamentaire et testimoniale ; la dissymétrie des pouvoirs entre sexes quant a la répudiation ; la retombée du voile enfin, qui, après trois ou quatre générations de recul, se manifeste à nouveau dans certains milieux comme exigence identitaire, ont bien de quoi préoccuper.
IV. TIRER L’AVENIR DU SOUVENIR ?
La Mustançirîya de Bagdad, où nous déambulions, offrait son cadre somptueux à notre dialogue. Je l’avais connue, moi, lors de ma première visite en ce pays (1956), véritable champ de ruines. Ce n’était plus aujourd’hui que surfaces lisses, magnifiques profils, délicieuses ciselures. Mon admiration laissa percer la critique. “Nos architectes”, dis-je à mes compagnons, “quand ils restaurent un temple grec, prennent soin de signaler leurs ajouts par des différences perceptibles : ainsi par l’absence de cannelures sur les tronçons de fûts rapportés. Tandis que cette Madrasa [école, hostellerie d’étudiants] du XIIIe, la voici ramenée de plain-pied à notre époque”
L’architecte iraquien m’expliqua que “restaurer”, pour eux, c’était rétablir une continuité existentielle et non pas exhumer un objet d’étude. Et moi je me disais in petto que Heidegger aurait pu viser l’Islam dans sa célèbre formule : “Présence, c’est à-venir, par décret de l’Immémorial”
Vitalité, temporalité. L’Islam se veut affirmation de l’Immuable. Des centaines de milliers d’hommes témoignent simultanément, et si l’on veut, paradoxalement, de sa permanence et de sa temporalité. Le problème pour lui n’est pas de demeurer, ni de croire en soi, ni même de participer à un monde du mouvant et du relatif, c’est de faire la jonction entre ceci et cela. C’est de se construire une problématique à l’échelle de la variation des époques et de la variété des milieux. Le fait-il ? Ou même en conçoit-il la nécessité ? Rien de moins sûr. C’est en ce sens que devrait porter l’effort de ses réformateurs.
J’entends bien que tout aggiornamento, compte tenu du trait de caractère qu’on signalait plus haut, doit s’autoriser pour lui du passé. De là cette notion d’”authenticité” (açala), que même le théoricien d’un parti laïc comme le Baath, Michel Aflaq (1910-1989), inscrivit à son programme. Açâla wa Mu’âçara , “modernité dans l’authenticité”, telle avait été la formule-choc du discours prononcé par Nasser pour les célébrations du millénaire du Caire (1969). Le penseur marocain M. Abed al-Jabri entend lui aussi pratiquer une jonction de ce genre entre le renouveau et le “patrimoine” (turâth). On retrouverait ainsi la ligne d’Averroès.
C’est là une position philosophique très féconde. Mais les solutions de masse ne s’entrevoient que du côté de la “raison pratique”, celle-là même qu’Averroès reléguait eu deuxième degré de sa hiérarchie et qu’il appliquait en tant que grand juge. Pourquoi ? Parce que de tout temps, l’Islam a visé la guidance des murs et que dans cette tâche, assignée aux fuqaha [“savants” et particulièrement “juristes”], il n’a nullement perdu la confiance des foules. Pertinente, à cet égard, nous paraît la recherche d’un penseur égyptien, Hasan Hanafi, attentive à dégager, par une critique novatrice de la jurisprudence affleurante au niveau familier des conduites, un renouvellement qui de proche en proche irait jusqu’aux principes.
L’inacceptable. On pourrait citer d’autres efforts. Ils n’ont pas prévalu, jusqu’à présent sur un conservatisme que les moyens modernes d’unanimité (presse, télévision) rendraient plus opaque que jadis. Plus oppressif à coup sûr que la situation qui, dans les premiers siècles de l’Islam, opposait entre eux les champions des rites et des sectes, celles-ci dépassant en nombre les soixante-dix. Le foisonnement d’alors, s’il ne revendiquait nullement, bien sûr, les droits de la libre pensée, n’en témoignait pas moins d’un bouillonnement des esprits, d’un dévouement à la vérité, d’un pluralisme de fait, que l’on chercherait vainement aujourd’hui.
C’est avec tristesse, en revanche, que l’on observe le renouveau des censures et des inquisitions, la substitution de l’anathème à l’argument, et de l’assassinat pur et simple à la discussion d’idées. Ainsi tomba Farag Foda, ainsi Nagib Mahfouz, prix Nobel, subit-il l’objection du poignard, ainsi meurent tous les jours des intellectuels algériens. Et l’on peut dire qu’avec Ehsan Tabari (1916-1989), penseur et poète iranien de culture internationale, mort emprisonné, l’Iran des mollah-s avait inauguré sinistrement ce vertige suicidaire.
Décrire une pareille situation, c’est en faire éclater le caractère inacceptable, sous l’angle même de la continuité islamique. Il serait peu crédible, pour une procédure qui revendique un ressourcement dans l’origine, de se soustraire à la connaissance de ses sources. Que cette connaissance se veuille informée des méthodologies modernes, on ne voit pas comment elle pourrait escamoter un tel préambule, et s’épargner les libres recherches des intelligentsias.
Autre trait alarmant, le tour xénophobe que prend, en fait, chez certains, la défense de la foi. Rien de plus étranger à l’Islam ! Parmi les Compagnons du Prophète se reconnaissaient un Africain, un Persan et un Grec, cependant que l’épisode abyssin ouvrait des horizons encore plus vastes. C’est pourtant en terme d’inégalité politique que furent posés, dès les débuts de la conquête, les rapports de l’Etat musulman avec les Gens du Livre. Certaines de ces dissymétries se pratiquent encore, comme en sens inversé dirait-on : par centaines de mille, des Maghrébins, des Turcs, des Africains musulmans s’établissent maintenant, à titre temporaire ou définitif, dans la cité occidentale. Que faire ?
Parenthèse IV.
Ce cheikh d’origine indienne vit à Paris depuis la séparation de l’Inde et du Pakistan, dont il tient encore Gandhi pour responsable. Sa silhouette frêle hante bibliothèques et Facultés. Grande est son érudition, ascétique son régime. Il subsiste, dit-on, d’une poignée de dattes et d’une bouteille de lait par jour. Quand je lui fais part des réflexions ci-dessus, il s’exclame :
“La solution la plus juste et la plus aisée ne serait-elle pas, pour vos gouvernements, de nous traiter comme jadis nos califes faisaient les Gens du Livre : en les érigeant en communautés autogérées selon leur droit interne, au prix d’une allégeance exacte au souverain ? Cela vous épargnerait bien des complications et des confusions, à nous bien des problèmes”.
J’éprouve un certain mal à lui soutenir que notre République se veut unitaire et laïque, et que c’est là la condition même de sa libéralité à l’égard des différences. Il m’objecte qu’en fait, aujourd’hui, beaucoup de ces différences se crispent en habitats séparés. Et qu’aux Etats-Unis, en Angleterre même, les choses vont bien plus loin, jusqu’à la ségrégation.
“Ce n’est là”, lui dis-je, “qu’un corollaire du problème. Ce qui en constitue le fond, ce n’est pas la différence de quartier, ni de figure, mais le défaut de référence commune. Alors, vivre en scaphandre, ou souscrire, pour l’essentiel, aux mêmes valeurs ?
Mais quel est l’essentiel ?” me demande-t-il en souriant.
Le dilemme posé reste toujours celui du choix déchirant à faire pour les minorités nombreuses que l’Islam projette en Europe et dans les deux Amériques : ou d’accepter une “vie en scaphandre”, ou d’inventer des évolutions compatibles au milieu d’accueil.
Tout comme une théologie de la mise à jour du patrimoine, ne manquerait-il pas à l’Islam une théologie de l’Autre et de l’Ailleurs ?
L’espace et l’histoire dans le droit. Si l’on date de la fin du IXe siècle de notre ère la maturité des grandes écoles juridiques, constitutives de ce qu’on appelle aujourd’hui la sharî’a, la “Loi”, ou Sunna, le “Système”, on ne peut éluder ces constats :
Il s’était écoulé auparavant plus de deux siècles de développement pour l’Islam : exercice jurisprudentiel, recherche doctrinale, expérience politique s’étalant finalement de la Transoxiane à l’Andalousie. De telles péripéties n’auraient-elles pas influé sur le développement de fait du kérygme initial [du grec kêrugma, proclamation par héraut : annonce de la bonne nouvelle] ?
Comment l’histoire ultérieure, jusqu’à nos jours, pourrait-elle être perdue de vue dans l’interprétation et l’application ?
L’aventure de l’homme islamique prend un tour inédit avec les nouvelles vicissitudes de l’histoire des Arabes, Turcs, Persans et autres. L’Islam se recroise à présent avec d’autres religions et cultures sur des territoires qui ne peuvent plus ressortir simplement pour lui d’un Dar al-Harb ou “Espace de guerre”, mais de systèmes riverains ou d’un concert international où il doit s’intégrer sous peine de graves mécomptes. Cela, joint au renouvellement accéléré des situations, du cadre de vie, des problèmes, ne peut pas ne pas retentir, jusqu’à un certain niveau, sur ses positions.
Des solutions nouvelles, dans la projection des principes : tel serait l’ijtihâd de notre temps. On doit au penseur iranien Shariati, trop tôt disparu, cette remarque d’évidence que la sharî’a dont se réclament aujourd’hui tant d’activistes les engage non pas au fixisme, mais au contraire à la dynamique qu’implique l’étymologie du mot. Il évoque en effet la voie, l’accès, le cheminement.
Parenthèse V (ou Corollaire).
Le Mujtahid crut pouvoir conclure : “Une direction féconde de recherche constituerait dans une relecture du patrimoine classique, non plus dans un esprit d’autosatisfaction commun à tous les académismes, mais plutôt, à l’inverse, pour en déceler les failles, les impasses”
Et moi, je me posais, en l’écoutant, des questions perverses : “Pourquoi des pensées aussi fécondes que celles d’Averroès, d’Ibn Khaldoun, ou plus récemment de Shah Waly Allah Dehlawi (1703-1762) ou d’Iqbal, n’ont-elles pas trouvé de continuateurs ? Pourquoi en somme n’ont-elles pas abouti ?
Vous oubliez le principal, insista le Mujtahid. Pourquoi traditionnaires et commentateurs ont-ils laissé sans lendemain les invites à la rationalité que prodigue le Coran ? Pourquoi les philosophes, et celui que vous citez en tête, Averroès, ont-ils commenté les Grecs plutôt que le Coran ? C’est un fait, aucun de ces Falâsifa [philosophes arabes hellénisants] ne l’a osé. Jugez de quel prix serait pour nous un Tafsîr [exégèse coranique] composé par l’un d’entre eux !”
IV. VUE D’ENSEMBLE.
Mais sommes-nous sûrs que l’histoire occidentale soit tellement indemne de ravages, de déperditions et d’impasses ? Gardons-nous, quand nous examinons d’autres civilisations, de l’eurocentrisme qui désole encore tant de travaux.
En définitive, comment faut-il voir l’Islam ?
Beaucoup de ses fidèles s’étaient ralliés aux lumières venues de l’Ouest, les tenant à tort ou à raison pour affinitaires à leur propre legs. D’ailleurs le cadre de vie ne cessait de se transformer. Les peuples musulmans sont entraînés avec les autres vers l’uniformité mondiale. Mais une part profonde de leurs attitudes semble n’avoir dans la transformation que peu varié. Fidélité ou inertie, résistance au mimétisme ou acculturation inversée, elle aura bravé aussi bien la sollicitation interne que les pressions de l’extérieur. D’une telle défensive, la vigueur de la revendication identitaire est à la fois l’arme et le signe.
Dans ce contexte général, l’Islam, en tant que religion, doit affronter ses propres problèmes. Il n’a pas profité pour les traiter, voire pour les formuler, de la décolonisation qui a suivi la fin des Empires. Leur traitement eût exigé trop de risques pour les dirigeants politiques et des exégèses trop inconfortables de la part des ulémas [savants de l’Islam]. Les uns et les autres ont reculé devant cette tâche, comme avait fait avant eux, pour des raisons différentes, le régime précédent.
Avec le temps et l’accumulation des déceptions politiques, l’Islam apparaît à la plupart des siens comme un recours contre la conspiration de l’étranger, l’échec des régimes et la méchanceté des hommes. Ce rôle-là en est venu, aux yeux de beaucoup, à l’emporter sur le rôle spirituel, bien que subsiste entre l’un et l’autre la synonymie la plus redoutable. On en est venu à proscrire toute atteinte, même légère, toute action, toute expression, toute critique susceptible de léser le symbole souverain. De là à condamner la démocratie il n’y a qu’un pas. Certains groupes le franchissent. Ils font rejaillir sur la communauté musulmane dans son ensemble les imputations d’intolérance et d’obscurantisme qu’ils sont seuls à encourir.
Aucun Musulman éclairé, aucun ami de l’Islam ne se réjouira de pareils amalgames, injustes envers une Loi, une culture et une histoire des plus respectables. Il sera pourtant permis d’observer qu’en cette fin du XXe siècle, cette grande religion ne semble pas avoir trouvé d’ajustements propres à servir la confiance des masses, ni le dynamisme dont elle peut légitimement se prévaloir. L’élaboration d’un Islam de progrès est sans doute seule capable de lui offrir un plus grand commun diviseur entre sa vérité propre et la marche du monde autour d’elle.
* Ce texte est paru dans Le Temps stratégique No 64, juin 1995.
** Jacques Berque a, dans sa jeunesse, étudié l’arabe en vivant en tribu dans la région du Hodna algérien et le droit musulman avec des cheikhs de l’Université de Qarawiyin à Fès. Plus tard il a occupé, un quart de siècle durant, la chaire d’histoire sociale de l’Islam contemporain au Collège de France, et servi comme expert de l’Unesco. Il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages d’histoire sociale et d’islamologie, parmi lesquels : Les Arabes d’hier à demain (Paris, Seuil, 1960), L’Intérieur du Maghreb (Paris, Gallimard, 1978) et L’Islam au temps du monde (Paris, Sindbad, 1984). Retiré depuis 1981 dans son village familial des Landes, Jacques Berque a publié encore une nouvelle Traduction du Coran (Paris, Sindbad, 1991), un volume de souvenirs, Mémoires des deux rives (Paris, Seuil, 1989) et un essai plus général, Il reste un avenir (Paris, Arléa, 1993)
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