Professeur de sociologie des religions à l’Université catholique de Lille, Leïla Babès est l’auteur de trois ouvrages sur l’islam. Dans son dernier livre, intitulé « L’islam intérieur » (Ed. Al Bouraq, Beyrouth, 2000), elle s’adresse à tous ceux, musulmans ou non, qui s’interrogent sur la relation entre la spiritualité et la loi, sur l’évolution du rapport entre la logique normative de la communauté et les exigences d’une foi universelle en pleine sécularisation.1
L’islam est-il ouvert à l’esprit critique ?
En principe, oui, l’islam ne condamne ni le débat ni la critique. Mais dans les faits, il faut bien reconnaître que la liberté de pensée est plutôt mal perçue dans l’islam contemporain.
Pour quelle raison ?
Je pense que le tournant s’est opéré aux alentours du XIIIe iècle. C’est effectivement à partir de cette époque que le resserrement identitaire, la survie de la communauté et de la Loi religieuse, ont commencé à prévaloir sur l’effort intellectuel. Durant cette période de crise, les controverses théologiques étaient, de fait, perçues comme une menace pour l’unité de la communauté musulmane et de sa doctrine. Les pays qui aujourd’hui persécutent les libres-penseurs en les accusant d’apostasie, le font surtout pour des raisons politiques, et aussi parce que, par démagogie ou pour des raisons idéologiques, ils donnent toute liberté aux « religieux » de poursuivre ces intellectuels, exactement comme les califes abbassides exécutaient les « hérétiques » qui les gênaient. La liberté de pensée, de conscience et d’expression est un problème qui n’est pas résolu dans l’islam, mais c’est aussi un problème politique, la manifestation d’une carence grave en démocratie.
Qu’entendez-vous par là ?
C’est très simple. Les pays arabo-musulmans étant pour la plupart (sinon dans leur totalité) des régimes non démocratiques, il est normal que toute parole libre – même lorsqu’elle s’exprime dans le registre religieux – y soit automatiquement perçue comme un danger, comme une forme d’opposition politique au pouvoir.
L’islam serait donc une religion politique ?
Non, pas du tout. Le Coran fait clairement la distinction entre ceux qui détiennent le savoir religieux et ceux qui exercent le pouvoir politique. Il n’y a donc aucune incompatibilité entre islam et laïcité. Parler d’une théocratie musulmane ou dire que l’islam est une religion politique est tout à fait ridicule. En effet, ni dans le Coran, ni dans la Sunna (2), ni dans la mission du Prophète, il n’est question du moindre projet politique. Ce n’est pas parce que cela fait partie de l’histoire de l’islam qu’il faut forcément en chercher l’origine dans le Coran. Pour ne prendre qu’un exemple : le fameux slogan des radicaux musulmans – « L’islam est religion, vie terrestre et Etat » – n’a jamais existé dans l’islam classique. C’est une invention du XXe siècle. En fait, ce que je voulais dire précédemment, c’est que la liberté est avant tout un problème politique, un problème de démocratie.
Un des gros problèmes de l’islam ne se trouve-t-il pas actuellement dans le rapport particulier qu’il entretient avec son texte fondateur, le Coran ?
Oui, bien sûr. Etant donné que les musulmans considèrent le Coran comme parole sacrée de Dieu, il est inconcevable pour eux que celui-ci soit critiqué ou remis en question. Le problème des extrémistes, c’est qu’ils vont chercher dans le Coran de quoi justifier leur idéologie de combat, alors qu’il existe de nombreux versets coraniques parlant de paix et de tolérance. C’est donc avant tout un problème d’interprétation.
Oui, mais comment être ouvert à la critique et accepter la pluralité quand on considère le Coran comme intouchable ?
Il y a des exégètes musulmans qui osent s’attaquer au texte, mais ils ont généralement beaucoup de problèmes avec les autorités religieuses et politiques de l’islam. Quand on sait que l’on peut être frappé d’apostasie (3) pour beaucoup moins que cela, on imagine sans peine les risques qu’ils prennent. Et puis, il ne faut pas oublier que le Coran n’est pas seul à avoir été sacralisé. Il en a effectivement été de même pour les hadiths (4) du Prophète et les règles du Droit musulman. Ce qui est tout à fait aberrant puisqu’il s’agit clairement d’oeuvres humaines.
Pourquoi a-t-on élargi la sacralisation du Coran à ces textes ?
Sans doute parce que l’on a considéré que c’était la continuité de la Parole divine.
Et vous, personnellement, comment faites-vous quand vous vous trouvez face à certaines contradictions ou incohérences à l’intérieur du Coran ?
J’essaye de comprendre, mais je dois bien reconnaître qu’il y a un certain nombre de passages qui me gênent et me posent encore question aujourd’hui. Pour ma part, je partage tout à fait le point de vue de Mahmoud Muhammad Taha, un penseur soudanais exécuté en 1985 pour apostasie. Dans l’un de ses livres, que j’aimerais d’ailleurs traduire prochainement en français, il distingue deux messages dans le Coran. Le premier correspond à la période mecquoise. Il s’agit d’un message avant tout universel, spirituel, éthique et eschatologique. Le second, par contre, qui correspond à la période médinoise, apporte essentiellement des réponses aux questions practico-pratiques que se posaient les premiers musulmans. Il est donc beaucoup plus contingent que le premier. Pour cette raison, il n’aurait jamais dû avoir valeur d’éternité.
Est-ce que vous n’avez pas l’impression d’opérer ainsi une certaine sélection et d’éliminer les passages qui vous gênent ?
Pas du tout. C’est simplement une différence de statut. Mon but n’est pas de me débarrasser de la seconde partie du Coran, mais de la subordonner à la première.
Est-ce que cette opinion est partagée par beaucoup de musulmans en Occident ?
Je pense que beaucoup la partageraient s’ils avaient la capacité de comprendre. Mais je dois bien reconnaître que pour le moment, très peu d’intellectuels musulmans sont d’accord avec cette explication.
Votre position est donc tout à fait marginale ?
Oui, c’est exact, mais cela ne veut pas dire pour autant qu’elle n’est pas partagée par d’autres musulmans, même s’ils ne l’expriment pas ouvertement, par autocensure en quelque sorte.
De nombreux responsables musulmans ont condamné les attentats commis aux Etats-Unis. Trouvez-vous cela suffisant ?
C’est bien, mais il faut que cette condamnation s’étende à toutes les formes de violence, et pas seulement la violence physique. Il ne faut pas oublier, en effet, celle qui s’exerce à travers le prosélytisme ou à l’intérieur même de la communauté musulmane, à l’égard des femmes et des apostats, par exemple. J’attends donc de ces responsables religieux qu’ils soient cohérents et aillent jusqu’au bout de leur logique.
On ne peut en effet souscrire d’un côté, aux principes de liberté de conscience et d’expression, et en même temps adhérer à un certain nombre de dispositions du Droit musulman qui contredisent ces mêmes libertés ; ou encore adhérer à la laïcité parce qu’on vit en Occident, et dans le même temps partager le rêve des islamistes d’instaurer un Etat islamique.
Notes :
(1) Un quatrième livre devrait paraître début 2002, chez Albin Michel. Ecrit avec T. Oubrou, il s’intitule « Loi d’Allah, loi des hommes. Liberté, égalité dans l’islam ».
(2) Sunna ou Hadith : Recueil des dits, faits et gestes de Mohammed. Elle est parole du Prophète, alors que le Coran est celle de Dieu.
(3) Apostats : Celui qui abandonne publiquement sa religion. Au Moyen Age, chez les chrétiens, l’apostasie était punie de mort. L’islam aussi est très sévère contre les apostats.
(4) Hadith : (mot arabe signifiant « conversation » ou « récit »). Voir Sunna.
y’a pas l’islam d’avant et l’islam contemporain, y’a l’islam et les musulmans. si les musulmans font n’importe quoi ce n’est pas Dieu qui l’aura demandé. c’est a cause de ça que les gens ne comprennent pas l’islam et que les musulmans continuent a faire n’importe quoi.
L’islam ne prône pas la théocratie ça je suis d’accord. Le pouvoir politique et le pouvoir religieux étaient toujours séparés en terre d’islam et parfois même en conflit car certains gouverneurs voyaient dans les ‘oulémas et leur rôle un danger qui menace leurs trônes. L’islam donc refuse l’idée de l’État théocratique dans le sens ou ce n’est pas le clergé ou l’institution religieuse qui gouverne au nom du divin. Ceci n’existe pas en Islam (l’islam sunnite au moins). Là je suis assez d’accord avec Leila Babes mais affirmer que l’islam n’a ni projet politique ni État et qu’il est compatible avec la laïcité (française j’imagine) ça c’est assez osé je trouve et je vais essayer de le réfuter. Mon argumentation sur la relation entre l’islam et la politique comportera principalement sur deux volets : Le premier est philosophique et le deuxième est historique.
D’abord je voudrais parler de la démocratie, la laïcité et du système de valeur occidental pour expliquer enfin pourquoi la séparation du politique et du religieux (l’islam en l’occurrence) est inévitable et impossible.
La laïcité (dont notre chère Leila affirme la compatibilité avec l’islam) et les modèles politiques et sociétaux occidentaux sont en effet le fruit de l’évolution de l’histoire de l’occident sur le plan Civilisationnel. Cette évolution est très particulière dans le sens que c’est la seule civilisation qui a déplacé le centre de gravité philosophique du transcendent vers l’individu en ce sens que ce dernier dans ses désir devient une fin en soi. Les valeurs morales occidentales (érigées de nos jours au rang de “valeurs universelles“), La démocratie et la laïcité (qu’une partie de nos élites prennent comme des évidences et des dogmes indiscutables) et les modèles politiques occidentaux découlent de cette évolution philosophique. Ils sont plus précisément l’aboutissement d’une réflexion philosophique sur l’homme, sa nature, son rôle et sa relation avec le transcendant ou le divin. Des philosophes politiques comme Hobbes et Machiavel par exemple pensaient que la nature humaine est encline au mal et que dans le rapport au pouvoir, il y a un grand risque que l’homme devienne un loup pour l’homme. D’où la mise en place des mécanismes pour protéger l’homme de l’homme (la séparation des pouvoirs, l’équilibre des forces, les partis politique qui en découlent etc..). Rousseaux considérait au contraire que l’homme était instinctivement bon mais corrompu par la société. D’où la nécessité d’un contrat social. Il suppose le principe suivant : l’homme primitif, avant l’avènement de la société civile, jouissait de droits naturels qui ne pouvaient ni expirer ni lui être retirés. Un postulat naturaliste qui a mis en avant, entre autres, l’idée de droits de l’homme. C’est très difficile donc de parler d’un régime politique, d’une loi idéale sans prendre en compte le fondement philosophique et le postulat du départ qui les ont engendrés ces modelés politiques et ce système de valeurs là. Ce postulat du départ tourne principalement autour d’une question fondamentale : la nature de l’homme.
La philosophie de la civilisation occidentale, dans son évolution historique, est devenue aussi profondément séparatiste. Ce séparatisme consiste à créer une rupture entre la religion et la morale. Cette séparation est fondée sur trois principes essentiels : l’homo-centrisme qui consiste à dire que le sujet le plus important dans l’univers n’est plus Dieu mais l’homme et couper ainsi toute relation avec l’Absolu. Le second est de donner à la raison une fonction qui relève des compétences de la révélation, ce qui permet de croître d’avantage cette séparation. Et le troisième principe consiste à créer une rupture totale entre cette vie et l’au-delà.
Je parle de ça, sans vouloir discuter ici de la pertinence de ces idées et ces principes, pour montrer que la démocratie, la laïcité et le système des valeurs de « droits de l’homme » ne sont pas sortis du néant mais ils sont profondément liés à certaine vision de l’homme et de sa nature. Donc logiquement on peut imaginer que dans d’autres civilisations, dans d’autres sociétés qui ont une autre vision de l’être humain, sa nature et son rôle, le fait politique sera forcément influencé par cette vision-là. Et c’est justement le cas de la philosophie de l’islam qui a une autre vision de l’être humain (qui n’est pas forcément contraire aux idées que je viens de citer mais aussi pas forcément la même), sa nature, son rôle et ses objectifs. L’islam (comme d’autres spiritualités ou même philosophies) remet cette question au centre dans l’ensemble de sa réflexion philosophique (couple, politique, économie…).
Aussi l’Islam ne sépare pas la question économique, politique ou sociétale des valeurs morales et d’autres domaines. La philosophie de l’Islam aborde l’univers et le cosmos dans une approche globale et non compartimentée. L’écologie, l’économie, les valeurs morales, les loisirs, la politique etc. … restent des “outils” servant un dessein plus élevée qui est de donner un maximum de chance aux individus d’exploiter leur “esprit” en l’orientant vers un équilibre entre le matériel et le spirituel et le respect de cet ordre cosmologique global. Par conséquent les modèles politiques et sociétaux dans les pays majoritairement musulmans seront forcément influencés par cette philosophie islamique. La question n’est donc pas de croire ou prétendre que la politique et la religion sont séparées, mais de comprendre comment elles interagissent et si une institution religieuse doit avoir son mot à dire là-dedans. Il n’y a que les idiots (et ils sont assez nombreux chez nous malheureusement) qui parlent encore de séparation du religieux et du politique (cela est IMPOSSIBLE dans une société majoritairement et profondément croyante) et qui font l’apologie de la laïcité dans son modèle le plus extrême, à savoir la laïcité française. On devrait plutôt parler de séparation de la gouvernance et des institutions religieuses. Il ne faut pas interpréter mes propos comme une volonté d’affirmer que l’Islam est politique par essence, je ne dis pas cela. Mais le fait politique dans une société majoritairement musulmane ne peut que se soumettre également à la philosophie islamique et ses valeurs.
Maintenant historiquement parlant l’islam a toujours eu un État. C’est le cas depuis le premier État fondé à Médine par le prophète que la paix soit sur lui. Il y a certes séparations entre les institutions politiques et religieuses mais JAMAIS une séparation entre le politique et le religieux. Les lois, les valeurs et la morale qui régissaient les sociétés musulmanes ont toujours été basée sur l’islam. Que ça soit des califes, monarques ou sultans ils ont toujours gouverné dans un « État islamique ». On peut définir cet État islamique aujourd’hui de la manière suivante : Il n’est pas une théocratie mais un État civil qui reconnaît la supériorité de la législation et les valeurs islamiques et qui adopte les sources islamiques (Coran, narrations prophétiques et consensus des musulmans) comme source de législation. Mais en même temps il donne ce pouvoir de compréhension et de mise en œuvre de cette législation pas au clergé ou au gouverneur mais à la majorité des citoyens musulmans dont le consensus détermine si telle ou telle législation doit être adoptée ou abolie. C’est aux êtres humains eux même de définir l’interprétation des textes en fonction des méthodologies adoptées et aux objectifs et à l’éthique de l’Islam. De par ce fait, la divergence devient un fait inévitable qui doit entraîner des “règles” dans le débat et dans une sorte de “démocratie religieuse“. L’État est donc civil dans l’administration et les institutions qui le gèrent et religieux dans la législation qu’il adopte et la philosophie et le système de valeur qui l’inspirent tout en donnant à la majorité des citoyens le pouvoir de comprendre et choisir ces dernier.
Pour ce qui de la question de la sacralité du Coran et est ce que le Coran est intouchable ou non. Il y a un consensus parmi les musulmans (toutes tendances confondues) depuis 14 siècles que le Coran est sacré (et par conséquent intouchable), de sources divine (ou parole divine) et première source de législation. À part quelques déviations de certaines sectes chiites ( des déviations dont les Marja’ chiites actuels se désavouent) ceci faisait et fait toujours unanimité parmi les musulmans. L’approche du texte coranique, les interprétations et les méthodologies de pour le comprendre peuvent varier d’un exégète à un autre selon les tendances(compréhension littéralistes, ésotériques,exotériques,finalité du texte etc..) mais la sacralité du Coran n’a jamais été une question à débattre et aucun “savant” musulman sérieux ne peut y toucher tout en espérant être écouté par la communauté musulmane. D’ailleurs je me demande ce qui reste de l’islam si on s’attaque au Coran.
Je préfère parler de contextualisation du Coran car le vrai débat est à mon avis là. Cette question changera complètement notre approche du texte et permettra une vraie réforme de l’Islam. Est ce qu’on peut comprendre le Coran, qui a été révélé sur 23 ans, indépendamment de son contexte de révélation? La séparation du contextuel et de l’éternel dans le texte coranique est très importante si on veut vraiment réformer l’islam. Et c’est une chose que les musulmans ont compris dès le départ ( l’abolition de la peine du voleur par Omar à cause du changement du contexte, La surpression de la part de l’aumône des “Al Mouallafati Quouloubouhom”, mentionnée dans le Coran, par Omar à cause du changement du contexte etc..)mais ont assez vite abandonné malheureusement surtout après le fameux débat entre Mou’tazilite et les Ach’arites au 3eme siècle sur la statu du Coran ( Texte crée ou incréé), un débat qui a finit par le triomphe des Hanbalites littéralistes surtout à cause de raisons politiques..
Les savants musulmans doivent donc se pencher sur cette question et distinguer ce qui éternel dans le textes coranique ( les valeurs, les principes, les finalités qui constituent l’essence même du message de l’islam…) et ce qui est fortement lié au contexte et donc capable de changer et d’évoluer avec le changement de ce dernier (certaines législations, jurisprudence etc..) . Ceci doit être fait de l’intérieur sérieusement et avec une méthodologie claire et la plus fidèle à l’esprit des textes et du message de l’islam. Il ne s’agit pas de renier les textes ou de les abandonner mais de se pencher dessus encore une fois pour mieux les comprendre et mieux y trouver la volonté divine. Car parfois l’application stricte et littéraliste du texte dans un contexte différent trahit les finalité du texte..