L’affaire est intéressante à plus d’un titre. La victime, M. Naït-Liman, vit en Suisse au bénéfice d’un statut de réfugié en raison du sort qui lui a été réservé en Tunisie. Ne pouvant retourner dans son pays, M. Naït-Liman s’est adressé à TRIAL pour examiner la possibilité d’agir en réparation contre son tortionnaire devant les tribunaux genevois. Alors que le principe voudrait qu’une telle action soit intentée devant les tribunaux tunisiens, le droit suisse prévoit une exception que TRIAL va pleinement exploiter.
Si l’action est déclarée recevable, elle pourrait d’ailleurs ouvrir la voie à d’autres procédures que des réfugiés victimes de torture, de crimes de guerre ou d’autres violations graves de leurs droits fondamentaux pourraient intenter en Suisse.
Nous vous prions de bien vouloir trouver ci-dessous le communiqué de presse que TRIAL a rédigé à l’occasion de l’annonce du dépôt de cette action en justice et vous en souhaitons bonne lecture. Un dossier spécial consacré à cette affaire et au droit des victimes d’obtenir réparation peut aussi être consulté sur notre site. Il comprend notamment une interview de l’avocat et M. Naït-Liman, Me François Membrez, vice-président de TRIAL.
Si vous souhaitez être tenu(e) informé(e) des suites qui seront données à cette affaire, merci de nous le faire savoir en suivant le lien “soutenir TRIAL” sur la page spéciale ou en cliquant ici.
L’équipe de TRIAL
www.trial-ch.org
Une première en Suisse : une victime de torture demande réparation à son bourreau tunisien
Genève (Suisse) – 19 octobre 2004
Monsieur Abdennacer Naït-Liman , un Tunisien ayant obtenu l’asile en Suisse, s’est adressé à TRIAL (Track Impunity Always – association suisse contre l’impunité) pour examiner la possibilité d’intenter une action en réparation contre son bourreau, l’ancien ministre de l’intérieur Abdallah Kallel , ainsi que contre l’Etat tunisien. La procédure vient d’être engagée. Il s’agit d’une grande première en Suisse, qui permettra de déterminer si le droit suisse est conforme aux exigences internationales.
L’association TRIAL a été approchée par M. Naït-Liman pour le dépôt d’une demande en indemnisation de son tort moral suite à des actes qui se sont déroulés dans les locaux du Ministère de l’intérieur en 1992. La victime y avait été détenue durant 40 jours, et soumise à diverses tortures : privé de sommeil, roué de coups sur la paume des pieds avec une batte de base-ball, frappé sur tout le corps à l’aide de fils de téléphone, il a surtout été placé dans la position dite du « poulet rôti » durant toute sa détention. M. Naït-Liman souffre aujourd’hui encore des séquelles de ces traitements barbares.
M. Naït-Liman est bien entendu dans l’impossibilité de se rendre dans son pays sous peine de graves risques pour son intégrité. Il a par ailleurs été démontré que toute demande en indemnisation suite à des actes de torture commis ou ordonnés par des dignitaires du régime n’avait aucune chance d’être examinée par un tribunal en Tunisie. C’est la raison pour laquelle M. Naït-Liman, réfugié en Suisse, vient de demander aux tribunaux de son pays d’accueil de condamner la personne responsable de ces actes. La demande, introduite le 8 juillet 2004 devant le Tribunal de première instance du canton de Genève, vise nommément M. Kallel ainsi que la République de Tunisie. TRIAL s’attend à ce que la procédure, qui soulèvera des questions juridiques nouvelles et complexes, soit longue.
Pour Me François Membrez, avocat de M. Naït-Liman et vice-président de TRIAL, « la lutte contre l’impunité ne passe pas seulement par la répression des crimes aussi graves que la torture. Les responsables doivent aussi financièrement être amenés à réparer les conséquences de leurs actes ». M. Naït-Liman sollicite des dommages-intérêts à titre de réparation de son tort moral.
Selon Me Philip Grant, président de TRIAL, « cette action permettra de déterminer si le système juridique suisse est conforme aux standards internationaux en ce qui concerne le droit des victimes de crimes internationaux d’obtenir réparation de leur dommage ».
La demande est notamment fondée sur le for de nécessité prévu par l’article 3 de la loi fédérale sur le droit international privé, la Convention des Nations Unies contre la torture du 10 décembre 1984 ainsi que le droit tunisien. Le principe du for de nécessité, prévu par l’ordre juridique suisse mais rarement invoqué à ce jour, permet d’assigner en Suisse des ressortissants domiciliés dans d’autres pays pour des faits s’étant déroulés hors de Suisse, lorsqu’une demande au for ordinaire se révèle impossible ou que l’on ne peut raisonnablement exiger qu’elle y soit introduite. Tel est manifestement le cas en l’espèce selon TRIAL, qui vous fournira toute précision complémentaire sur demande.
Contexte :
En février 2001, Monsieur Abdennacer Naït-Liman avait déjà déposé une plainte pénale contre Monsieur Abdallah Kallel, qui était présent à Genève à des fins médicales. Le Procureur général étant entré en matière, il s’en était fallu de peu pour qu’une arrestation intervienne. Malheureusement, Monsieur Abdallah Kallel avait pu in extremis prendre la fuite et quitter la Suisse.
Né en 1943 à Sfax, M. Kallel fut ministre de l’intérieur du 17 février 1991 au 24 janvier 1995, et nommé le 10 octobre 1991 ministre d’Etat, puis plusieurs fois ministre dans différents gouvernements. Il fut à nouveau nommé ministre de l’intérieur du 17 novembre 1999 au 23 janvier 2001. Le Conseil National pour les Libertés en Tunisie et d’autres ONG font part de manière très explicite de son implication dans la répression et la torture.
Interview de Me François Membrez, vice-président de TRIAL, avocat de M. Naït-Liman, à propos de la plainte contre M. Kallel et la République de Tunisie.
– Ce procès est une première en Suisse. Quels en sont les enjeux ?
Il y a deux enjeux principaux sur le plan juridique, au-delà de la possibilité pour une victime d’obtenir réparation, ce qui est bien entendu l’essentiel. Premièrement, il s’agit de faire reconnaître par les tribunaux suisses le principe du « for de nécessité » en matière civile, c’est-à-dire la possibilité d’assigner quelqu’un ailleurs qu’à son domicile lorsque la procédure se révèle impossible en ce lieu. L’instauration d’un for de nécessité consiste à éviter des dénis de justice susceptibles de se produire pour des motifs de fait (p. ex. des persécutions politiques) ou de droit. En l’occurrence, M. Naït-Liman, réfugié en Suisse en raison des persécutions subies en Tunisie, ne peut retourner dans son pays pour faire valoir ses droits suite aux actes illicites qu’il a subis. Il doit donc pouvoir agir en Suisse.
Le deuxième enjeu consiste à faire reconnaître qu’il ne saurait y avoir une quelconque immunité d’un ancien ministre dans des cas de torture. La définition même de l’article 1 er de la Convention contre la torture du 10 décembre 1984, en prévoyant l’obligation de tous les Etats parties de poursuivre les actes de torture, qui ne peuvent être commis que par une personne revêtant une fonction officielle, exclut toute immunité. C’est d’ailleurs la conclusion à laquelle le comité contre la torture des Nations Unies est arrivé dans l’affaire Augusto Pinochet. L’absence d’immunité vaut également dans une action contre l’Etat, en l’occurrence la République de Tunisie. Le principe de l’immunité de juridiction des Etats étrangers ne s’applique en effet que si l’Etat en question agit en vertu de sa souveraineté. La Tunisie est engagée par le fait de son ex-ministre de l’intérieur, M. Abdallah Kallel, lequel ne saurait avoir, à l’évidence, commis un acte de souveraineté en procédant à des actes de torture contre le demandeur. L’exercice de la puissance publique ne comprend évidemment pas la faculté de commettre des actes illicites constitutifs de crimes internationaux, comme la torture.
Qui est Abdallah Kallel ?
Né en 1943 à Sfax, il fut ministre tunisien de l’intérieur du 17 février 1991 au 24 janvier 1995, et nommé le 10 octobre 1991 ministre d’Etat, puis plusieurs fois ministre par la suite. Il fut à nouveau nommé ministre de l’intérieur du 17 novembre 1999 au 23 janvier 2001. Le Conseil National pour les Libertés en Tunisie et d’autres ONG font part de manière très explicite de son implication dans la répression et la torture. Sur la base de l’article 6bis du Code pénal suisse et de la convention contre la torture, mon mandant a déposé plainte pénale contre lui le 14 février 2001 à Genève où il était venu se faire soigner. Une enquête préliminaire a été ouverte mais le mis en cause n’a pu être interpellé par la police car il semblait avoir quitté Genève. La plainte a donc été classée par le Procureur général.
Que souhaite le plaignant ?
Il sollicite des dommages-intérêts à titre de réparation du tort moral.
La procédure sera-t-elle longue ?
Certainement, car il faut compter avec des délais de convocation importants par voie diplomatique jusqu’en Tunisie. En outre, il risque d’y avoir des incidents de procédure, notamment sur la compétence des tribunaux suisses.
Si le tribunal entre en matière, d’autres victimes de génocide, de crimes de guerre ou de torture pourront-elles aussi agir en Suisse ?
Oui, à condition d’avoir un lien suffisant avec la Suisse, par exemple s’y trouver comme réfugié. Cette affaire pourrait donc faire jurisprudence.
Source : Le site de TRIAL suite à une alerte de notre ami Jalel Matri.
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