L’islam, selon l’auteur, est au fondement de l’Europe autant que le judéo-christianisme. Les pays musulmans devraient recourir au système démocratique issu des Lumières.
Ecrivain et poète, directeur de la revue « Dédale », Abdelwahab Meddeb, arpenteur inlassable du no man’s land entre Islam et Occident, est professeur de littérature comparée à l’université de Paris X-Nanterre.
Je ne vois pas l’intérêt d’une réforme qui viendrait de l’intérieur de l’islam. Quand on me parle de « travailler de l’intérieur », je dis : Soyez averroéistes, utilisez la liberté d’expression. Avec Averroès, je me moque de savoir si c’est moi et ma communauté qui avons inventé le couteau avant de m’en servir. Si je devais, dit-il, attendre de réinventer l’acier et la lame par mes propres moyens, mille ans s’écouleraient avant que je puisse honorer le rite annuel du sacrifice.
J’ai d’autant moins de complexes à emprunter ce qui a été acquis par l’humanité – et qui se trouve être occidental – que je considère que l’islam est interne à l’Occident. Il en constitue tout au plus une altérité intérieure. Il est, en vérité, au fondement de l’Europe autant que le judéo-christianisme ou l’Antiquité gréco-romaine. Averroès a produit un texte écrit en langue arabe, pensé dans l’horizon des écritures coraniques, point de départ du processus qui a abouti aux Lumières et à la laïcité. L’Occident le lui a emprunté, quant à lui, sans le moindre embarras. Au début de ce « Traité décisif » (« Fasl al-maqâl »), il dit d’ailleurs, sur la question des emprunts à d’autres cultures, qu’il faut remercier les anciens Grecs d’avoir inventé ce qu’il appelle « l’instrument » qu’est la pensée, l’Organon d’Aristote, qui est à la pensée ce que sont les outils aux arts plastiques. Et, s’ils se trompent, il faut les excuser parce qu’ils l’ont fait en dehors de l’ère de la grâce qu’apporte la vérité révélée.
Il n’y a aucun péril pour l’islam à décider définitivement d’emprunter les inventions de l’Occident. Les Lumières n’ont peut-être pas produit le système politique parfait, la perfection n’est pas humaine, mais c’est probablement le système le moins mauvais : démocratie, droits de l’homme, orchestration du débat et de la pluralité des opinions – sans planter un couteau dans le dos de celui qui n’est pas d’accord avec moi –, respect de la personne humaine et, enfin, élections, même si la voix du charbonnier et du mendiant y valent celle du savant atomiste.
On croit que le religieux peut s’accommoder du politique. Or l’un pervertit l’autre. Cela constitue, en ce moment même, le débat théologique en Iran, où nombre de théologiens traditionalistes se sont attaqués à la notion de wilayat el faqîh, « le pouvoir politique au nom du clerc », qui a légitimé l’acte de Khomeyni. Ces théologiens constatent que l’exercice du politique au nom de la religion est en train d’abîmer le sentiment religieux lui-même.
Or l’islam ne compte qu’en tant que système symbolique et imaginaire qui permet aux musulmans d’affronter efficacement le réel. Un édifice qui permet au sujet de se constituer et de devenir souverain. Nous devons emprunter le politique là où il a été inventé et, de l’autre côté, laisser l’islam se déployer comme religion – cette idée, si riche, d’avoir accès à un livre divin et que le Verbe s’incarne dans votre propre langue. C’est la posture des soufis, kun qor’ânan fi nafsika, « sois un Coran en ton être ». Et, en toi-même, sois le contemporain de cette incarnation du Verbe dans la lettre… Il y a là l’oubli du juridique, alors que les intégristes sont fixés sur le juridique, ils en deviennent les polémistes, occultant les dimensions métaphysique, ontologique et esthétique de l’islam.
Ceux qui font des dispositions juridiques (hudûd : châtiments corporels, etc.) le repère de « l’islamité » s’arrêtent sur le point le plus faible du Coran et de l’islam, qui est aussi sa part la plus pauvre : il y a cinq ou six dispositions pénales et quatre ou cinq qui concernent le statut personnel, quand en réalité les affaires humaines ont besoin d’un corps juridique et jurisprudentiel autrement plus dense. C’est pourquoi ils sont toujours, dès l’origine, obligés de recourir aux divers droits coutumiers (’urf) ou à d’autres traditions juridiques. Le fiqh ifriqien (tradition juridique de la Tunisie prémédiévale) est traversé par la référence au droit romain. Et l’approche juridique d’un Averroès est marquée par l’aristotélisme. La dimension juridique du Coran est si anémique qu’elle en devient une fiction.
Il faut enfin sortir de la fatalité du despotisme oriental, parce que, en fait, ce que nous croyons appartenir à l’islam le dépasse, de même que la question du voile dépasse l’islam, comme Germaine Tillion en a fait la magistrale démonstration dans « le Harem et les cousins ». La question de la réforme dépasse l’islam, elle relève de la technique et de la science politique. Telle est la maladie des pays d’islam, une maladie politique, et c’est « en Islam » que le despotisme oriental connaît son dernier avatar. Il est de la vocation et des fonctions des Etats d’organiser la pédagogie de la démocratie.
Les réformistes du début du siècle ont échoué parce qu’ils n’ont pas assimilé la quintessence des textes fondateurs européens. Ils se sont contentés des ersatz qu’apportent les encyclopédies, les manuels et les compendiums. Ils ont été les victimes de la doxa (« opinion ») dominante à l’époque en Occident. Ils n’avaient pas accès à la grande ouverture que représentaient, par exemple, Freud et l’anthropologie. Un de leurs échecs vient de leur mépris, à la suite de l’académisme occidental, des cultures populaires, assimilées par eux à l’archaïsme parce qu’ils croyaient y voir le signe du retard historique, au moment même où, en Occident, les plus grands inventeurs en musique, dans les arts plastiques ou dans la pensée renouvelaient le canon en s’inspirant des cultures primitives.
Propos recueillis par Catherine Farhi
Le Nouvel Observateur, 4 juillet 2002.
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