Entretien traduit de l’arabe par Mohammed Chaouki Zine.

Philosophe libanais et professeur de philosophie à Beyrouth, Ali Harb, bien qu’il refuse toute catégorisation et raison classificatoire, entretient avec la critique et la déconstruction modernes un rapport étroit. Toute sa philosophie est basée sur la manière de lire, déconstruire et interpréter les textes philosophiques et littéraires. Il est, si l’expression est adéquate, le « Jacques Derrida » de la pensée arabe contemporaine. Grâce à cet éminent philosophe, la philosophie dans le monde arabe trouve sa place convenable. Ses oeuvres, d’une puissance conceptuelle et d’une esthétique stylistique remarquable, ont un impact non négligeable dans la rénovation de l’esprit philosophique et critique dans la scène intellectuelle arabe.

Hussein Nasrallah : Ali Harb, comment vous vous définissez pour les lecteurs de la revue ” La lutte arabe ” ?

Ali Harb : parler de soi-même est la plus belle chose qui puisse exister, plus belle encore dans la littérature, qu’il s’agisse de biographie, de récit ou de poésie. Car dans la littérature les soucis, les appréhensions et les rêves deviennent des créativités saisissantes et la vie quotidienne, ses tracasseries et ses futilités, des oeuvres d’art esthétiques. L’œuvre artistique t’exhorte à admirer ce que les autres rapportent sur leurs biographies et leurs particularités. N’est-il pas le cas pour celui qui lit, par exemple, la biographie de Taha Hussein dans ” El Ayyam ” (les jours), connaît la personnalité de Naguib Mahfoudh dans ” El thoulathiya ” (Trilogie) ou bien écoute un poème de Mahmoud Darwich sur ” Khoubz oummih ” (Le pain de sa mère) ? N’est-ce pas ce qu’on ressent en lisant les romances de Marguerite Duras dans le récit ” L’amant ” ou la biographie charnelle de la poétesse surréaliste Joyce Mansour si nous voudrions témoigner de femmes écrivant et décrivant, poétiquement, leurs corps et leurs désirs pour l’homme. A cela s’ajoute, dans la littérature, l’intervalle entre l’être et son soi, lui permettant de parler de son expérience en fonction de la part requise…

H.N : en parlant de sa vie, est-ce que l’être a besoin d’une portion littéraire ?

A.H : pas nécessairement. L’écrivain a la capacité de griffonner la carte des genres et de démolir les barrières entre les domaines et les spécialités en inventant son propre style et en dessinant le domaine qui lui soit propre. C’est la raison pour laquelle je ne souhaiterais pas m’enliser dans cet entretien en parlant de mon identité, surtout que je crains de répéter ce que j’avais déjà dit dans mes interviews précédentes. Je sais pertinemment que les lecteurs sont plus curieux de connaître les aspects secrets et intimes de la vie de l’écrivain et des gens de la littérature, comme c’est le cas avec les stars, les célébrités et les leaders. Je ne suis pas dans la vocation d’une star pour parler de moi-même et de ma personnalité. Le plus important c’est que l’individu n’est pas la référence absolue pour parler de lui-même. Il y a toujours quelque chose qui reste dissimulé et impensable.(…)

H.N : parlons de vos écrits et vos lectures des oeuvres intellectuelles. Quelle est votre méthode et votre vision ? Où vous vous classifiez ? Dans quelle idéologie et avec quelle méthode ?

A.H : là aussi je voudrais aucunement être la référence de moi-même en parlant de mes écrits. Ceux-ci parlent d’eux-mêmes. Ce que je dis de mes écrits n’a aucune adéquation ou conformité avec eux. Il s’agit uniquement d’un discours sur un discours. C’est pour cela que j’attends des autres qu’ils m’incitent à en parler et divulguer ce qui demeure dissimulé..

H.N : ça vous dérange de parler de vos oeuvres intellectuelles ?

A.H : la relation entre l’écrivain et son texte est primordiale. Elle ressemble à la relation du père à son fils et du Créateur à sa créature. C’est ainsi que l’écrivain s’attache intimement à son texte et devient parfois fanatique. Il se peut que le discours sur son texte l’excite et l’agace et le pousse à répondre offensivement. Cependant le texte se sépare de son écrivain, car il détient une réalité indépendante propre à lui. L’œuvre ne témoigne pas la réalité de son écrivain, mais s’impose tout en dissimulant sa propre réalité et incite à en faire parler et interroger. C’est ainsi qu’on pourrait lire le texte sans l’assigner à son auteur. Il est nécessaire de briser le rapport de paternité et de propriété entre les deux (le texte et l’auteur), tout en lisant le texte écrit à l’écart du sujet qui l’écrit. Autrement dit, en tant que lecteur il n’y a, pour moi, aucune antériorité du sens par rapport au signe ni de la vision par rapport à la parole. C’est pourquoi je lis le texte et je le traite en tant qu’univers d’interprétation et en tant que nébuleuse sémantique diverse et disséminée. Voir le texte sous cet angle-là, nécessite une nouvelle méthode d’approche et de lecture. Contrairement aux méthodes traditionnelles qui tâchent à connaître les visées de l’auteur, expliquer le texte et viser le sens inhérent ; les méthodes modernes se donnent le but de déconstruire le sens et le reproduire en le déplaçant, le renversant et le faisant disparaître pour dévoiler le non-sens se cachant derrière le sens. En d’autres termes, le sens du discours, je veux dire ce qui n’en dit pas, c’est-à-dire le sens du sens, est la manière par laquelle le discours voile et cache son évidence…

H.N : je vous comprends pas. Vous m’avez rendu perplexe ! Comment l’évidence peut être dissimulation ?

A.H : ce que j’ai appris de l’école des philosophes et les institutions du savoir c’est que l’évidence est limpidité et clarté. Mais ce que j’ai découvert par mon esprit, c’est que l’évidence est le fondement de la dissimulation du discours. Soit un exemple : je pense donc je suis de Descartes. Ce discours qui a été conçu comme le fondement de la philosophie subjectiviste, s’établit sur ” la représentation ” qui est son évidence. J’entends par représentation le fait que l’homme soit un sujet présent à lui-même et un sujet qui se perçoit directement et intuitivement comme s’il était la raison pure. Toutefois la critique moderne montre qu’entre le sujet et lui-même il existe un faisceau de rapports, de pratiques et d’intermédiaires empêchant l’être de se rapporter directement à lui-même ou d’être le miroir brillant de sa pensée. Le sujet pensant n’est pas une essence pure qui se représente par elle-même en toute transparence. Le sujet pensant est un ensemble de croyances, un tissu de métaphores et un monde de fantaisies et passions… En termes freudiens, le sujet pensant est un espace de lutte entre les désirs déchaînés et les tabous répressifs ou bien, en termes plus surréalistes, il ressemble à un théâtre dans lequel des forces et des personnages jouent d’une manière secrète, occulte et mystificatrice.

H.N : comme vous le faites vous, maintenant, semble-t-il ! Vous louvoyez sans cesse. C’est pourquoi vous essayez toujours de vous échapper pour répondre aux questions que je vous pose. Vous choisissez, il me semble, des voies fourbes et labyrinthiques et des manières ambiguës et confuses !

A.H : OK. Si vous voulez une chose plus claire je vous la livre : lorsque quelqu’un d’entre nous dit ” je suis un sujet pensant “, il ne s’agit pas là d’une évidence comme nous l’avaient fait croire Descartes et Avicenne. C’est une parole qui dérobe ses propres fondements secrets, demeurant inaccessibles. Il cache, en effet, la vie interne et secrète de la raison et néglige un territoire sous-jacent qu’on appelle, communément, ” l’impensable ” ; un territoire exclut entièrement du cercle de la pensée évidente. En explorant ce territoire, délibérément oublié et écarté du ” pensable “, la critique déconstructive dévoile, en somme, l’infamie de la raison et de l’intelligence en découvrant ce qui se déroule en elles comme folie, sottise et irrationnel. La critique dévoile, en réalité, ce que le sujet pensant oublie et perd de vue tout en pratiquant la pensée et la réflexion. La pensée n’est pas scintillement et rayonnement. Elle repose sur un magma de silence, de refoulement, de répression, d’exclusion et d’oubli. Par conséquent, l’homme n’est pas celui qui veut, pense ou conçoit, mais celui qui ignore, oublie et exclut. Autrement dit, avec un cogito lacanien [relatif au psychanalyste Jacques Lacan], je suis là où je ne pense pas et je pense là où je ne suis pas.

H.N : on dirait que vous ne voulez pas abandonner votre jeu et votre louvoiement qui vous permettent de renverser les choses !

A.H : laissez-moi terminer ma pensée et selon ma manière. Ce que j’ai dit sur les infamies de la raison et les voiles obscurs de la parole pourrait s’appliquer sur n’importe quel discours ou fondement. Prenez l’exemple du discours juridique ou législatif qui, à son tour, recèle ses propres artifices et louvoiements. Ce sont les marges qu’il essaie de reproduire et, simultanément, les bannir ! C’est-à-dire toutes les pratiques illégales et les rapports illégitimes qui cernent les institutions, les régimes et les lois, ou ceux qui transgressent les règles communes, les moeurs et les traditions. Pareil pour le discours dogmatique qui cache, lui aussi, ses fourbes et ses turpitudes qui se voient notamment dans la tendance sélective, raciste, égocentrique et discriminatoire de chaque dogme en exhortant chaque fidèle à adhérer à sa démarche. Même le discours de la liberté n’échappe pas à cette logique louvoyante. Il cache l’autoritarisme de celui qui incite à la liberté ! Celui qui vous invite à pratiquer votre liberté, il cache la priorité de son discours par rapport à votre liberté et que vous lui soyez redevable. Nous, les êtres humains, ne sommes pas ceux qui établissent les règles dans nos pensées, nos discours, nos institutions, nos régimes et nos formations. Nous sommes ceux qui émanent de ces pensées, discours, institutions et régimes ou s’y dissimulent. Nous sommes cette sottise insupportable et toutes ces dérives et ces erreurs infâmes.

H.N : ne vous croyez pas que vous allez un peu loin dans votre analyse fanatique en détruisant le monde du sens ? Comme si vous rassasiez votre avidité en pratiquant la violence contre ce que vous voyez et vous exprimez !

A.H : ce que je désire c’est que j’essaie de comprendre ce qui se passe dans notre monde actuel. Je suis témoin de ma ville, de ma société et de mon époque. Je vous pose la question suivante : comment vous comprenez tous ces effondrements et ces catastrophes et toutes ces transgressions et ces cruautés ? Comment vous expliquez toutes ces marées de violence que l’humanité observe aujourd’hui ? Ceci n’est-il pas le signe que notre rationalisme est l’accumulation de folies irrationnelles qu’il cache ou laisse derrière lui ? Notre humanisme n’est-il pas ce racisme que nous cachons tous et nous dissimulons par des slogans misérables et des lois mesquines ?

H.N : OK. Je crois que vous m’avez donné, à votre insu, une idée sur votre méthode

A.H : cela prouve que l’être raisonnable n’est pas maître de lui-même, contrairement à ce que la philosophie subjectiviste dise et qui a été fondée par Descartes et clôturée par Husserl en passant par Kant et Hegel. Si vous voulez plus de précision, je vous dis : cette époque, dans laquelle nous vivons, ne devient plus l’époque de souveraineté pour l’homme.

H.N : il apparaît que vous êtes contre la philosophie subjectiviste.

A.H : il est incontestable que l’homme est sujet dans la mesure où il entretient une relation étroite avec son existence en tant que source de désir, fondement des actes, porteuse de l’esprit pensant ou comme créatrice de sens, productrice de savoir ou instauratrice de discours. Mais le sujet actif et créateur et maître de lui-même et de ses actes a été ébranlé sous le coup de marteau de la critique, depuis Nietzsche jusqu’aux contemporains comme Derrida, l’auteur de la déconstruction. Si la philosophie cartésienne avait inauguré la modernité avec l’émergence de l’homme/sujet et sa domination sur la forme théologique de Dieu/sujet, les deux sujets en question demeurent objet de doute. Ils ne deviennent plus une évidence de la pensée. Nous vivons une nouvelle ère de modernité que certains nomment ” postmodernité “. Cette ère est caractérisée par l’esprit critique et, en l’occurrence, la philosophie déconstructiviste. Mais de cette déconstruction résulte une nouvelle façon d’envisager et de former le sens. Le sens de la critique signifie que l’Organon (= l’outil) classique est sujet à caution dont il devient nécessaire de déconstruire.

H.N : vous êtes donc parmi les partisans de la déconstruction comme vous le reprochent certains !

A.H : la déconstruction n’est soupçon que pour les gardiens des dogmes et les apologistes de l’impérialisme du sens et la dictature de la vérité. Si j’étais des partisans de la déconstruction, je laisse mes oeuvres parler d’elles-mêmes.

H.N : revenons, si vous le permettez, à vos écrits : où vous vous classiez ? Etes-vous écrivain, chercheur ou penseur ?

A.H : il est difficile de répondre à cette question, surtout après que les spécialisations se sont interpénétrées et les domaines cognitifs se sont ouverts les uns sur les autres. Ce qu’on appelle l’interdisciplinarité, sans compter cette anarchie signifiante omniprésente dans la langue et les discours. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Suis-je intellectuel, écrivain, critique, chercheur ou penseur ? Il se peut que je sois tout ça, c’est-à-dire que j’ai avec ces qualifications, demeurant entremêlées, une part de présence. Si nous considérons les travaux intellectuels comme oeuvres, il apparaît que ces travaux sont simplement des écrits. Nous sommes tous des écrivains en dernière analyse, si nous voulons juger nos travaux comme de simples faits discursifs ayant leur matérialité concrète. J’entends par faits discursifs les énoncés et les dires. Ainsi, nous constatons que la même personne signe ses essais sous plusieurs appellations, parmi lesquelles ” écrivain “, encore que si la personne se voit par un œil critique devait avoir honte de son surnom, qu’il soit écrivain ou non.

H.N : vous ne vous classifiez donc pas !

A.H : vous, vous m’appelez ” docteur ” et d’autres me nomment ” intellectuel “. Certains parlent de moi comme étant ” penseur “. Il y a certains écrivains qui voient dans mes écrits le noyau d’un projet intellectuel. Ceci est pour ceux qui estiment et apprécient mes écrits. Mais pour ceux qui les sous-estiment, nient toute originalité et intérêt. Chaque écrivain a ses fans et ses adversaires.

(…)

H.N : pourquoi vous écrivez donc et vous penchez vers la philosophie ?

A.H : je suis pas l’auteur d’un projet intellectuel. Je suis pas non plus l’apôtre d’une culture visant à éduquer, former et libérer les autres. L’écriture est, selon moi, désir et passion que je pratique avec plaisir. Il est bien entendu que je dois maîtriser cette passion ou bien ce jeu. Je dois pratiquer ce jeu selon des règles et en inventant d’autres règles et astuces. L’essentiel est de jouer et avoir, avec soi, ses outils cognitifs et langagiers, d’autant plus que la modernisation de ces outils et ces armes est vivement conseillée pour nous permettre d’être productif et créateur.

H.N : il n’y a donc pas un but auquel vous parviendrez !

A.H : que je sois écrivain ou spécialiste de la philosophie, je ne voudrais exhorter personne de suivre un modèle ou se résigner à un but. Je crains de pratiquer ma vision d’une manière autoritaire et fasciste comme c’était le cas chez nous. Vous savez bien combien avons-nous souffert de dogmes, de doctrines, de partis et d’idéologies égocentriques.

H.N : ne vous voyez pas que vous adressez au lecteur par le seul fait que vous êtes écrivain ?

A.H : vous voulez dire par là que j’adresse un message et le message est une façon d’invoquer les autres et se communiquer et dialoguer avec eux.

H.N : effectivement.

A.H : en effet. Sinon cet entretien (entre vous et moi) n’aurait pas de sens. Je voudrais simplement ajouter que j’écris pour exprimer mon expérience et mon vécu. Mon expérience n’est pas comme celle du savant dans son laboratoire, c’est-à-dire qu’il serait impossible d’y formuler ou généraliser sous forme de loi ou de théorie. Elle est une expérience unique et singulière sans pouvoir pour autant la transmettre ou répéter, mais seulement diagnostiquer, faire parler et interroger. Il se peut que le lecteur traite mes écrits comme un itinéraire pédagogique ayant un but instructif et éducatif comme il lui arrive d’y voir le louvoiement et l’illusion. Il a le droit de juger de cette façon. L’écrivain cache toujours son intention initiale et qui se résume dans la manière d’attirer le lecteur dans son univers de sens et ses labyrinthes de concepts. L’écrivain cherche, en réalité, une proie pour sa toile textuelle entrelacée. Le souci cognitif et pédagogique viendra ensuite. Il revient au lecteur la tâche de dévoiler le jeu astucieux de l’écrivain en découvrant les cartes embrouillées qu’il cache et dissimule.

H.N : je vois que vous détruisez le concept de l’écriture.

A.H : quant à moi, je vois que vous défendiez le concept d’une écriture qui rend le lecteur un simple instruit ou récepteur et l’objet du pouvoir de l’écrivain et du texte. Le concept de l’écriture que j’essaierais de formuler est celui qui donne au lecteur l’initiative de lire le texte et pratiquer pleinement son pouvoir de jugement et d’évaluation. Il somme le lecteur de prendre en compte ce que l’écrivain cache et dérobe et par lequel il soustrait habilement son pouvoir et sa trace. Il est grand temps de reconnaître cette réalité, c’est que l’écriture, quel que soit son domaine, n’est pas uniquement souci cognitif et itinéraire pédagogique, mais aussi pratique de pouvoir et d’influence sur le lecteur. Elle est, particulièrement, une stratégie multiple dans laquelle le savoir, le pouvoir, la passion, la névrose et l’esthétique s’enchevêtrent inextricablement. Il s’agit d’une démonstration par laquelle de nouveaux styles, idées et théories sont exposés aux lecteurs. Ça ressemble à un commerce d’idées.

H.N : mais je vois que vous parlez de la vérité tout en détruisant le concept de vérité, c’est-à-dire vous éliminez tout ce qui a trait à la logique, la véracité et la légitimité dans votre conception de la vérité.

A.H : non. Mais il est devient nécessaire de réviser notre conception de la vérité. Celle-ci n’est pas quelque chose qui se sépare de la logique. Elle ne devance pas les outils cognitifs et les règles de l’argumentation. En d’autres termes, la vérité n’est pas quelque chose indépendant et transcendant qu’on tâche de saisir, mais une pratique qu’on exerce, qu’on fabrique et qu’on produit. C’est ce que le texte ou la pensée crée et invente.

H.N : comment peut-on s’approcher d’elle ?

A.H : je vous dis qu’elle n’existe pas pour pouvoir y toucher, mais simplement un produit que le discours invente. La vérité ne se dissocie point du discours et de la parole.

H.N : d’accord. Comment ne pas être en contradiction avec elle ?

A.H : dans la mesure où nous ne pratiquions pas le sectarisme pour la défendre et nous éloignions de la rendre un dogme figé ayant des apologistes redoutables. Etre fanatique pour la vérité est contre la vérité elle-même. Autrement dit, nous frôlons la vérité en nous approchant plus de l’erreur. La vérité qui prétend ne jamais se tromper ne mérite pas le nom de vérité. Si vous voulez plus de précision : nous contredisons la vérité lorsque nous croyons à l’existe d’une vérité dépourvue de contradiction.

H.N : il apparaît que vous insistez pour me faire tomber dans votre confusion et vos jeux de pensée. Vous avez détruit le concept de l’écriture, puis celui de la vérité. Vous pulvérisez maintenant le sens de la philosophie par le même arrière-plan logique, c’est-à-dire en mettant en doute le principe de l’identité et de la non contradiction. J’ai compris maintenant ce que le mot ” mort ” veut dire et dont parlent les philosophes contemporains, la mort de la philosophie, la mort de l’auteur, la mort de l’homme. Ne vous croyez pas que vous vous présentez comme le témoin d’une pensée en crise et l’impasse d’une philosophie que vous nommiez tantôt ” archéologie ” et tantôt ” déconstruction “…

A.H : au contraire. Les essais philosophiques qui se sont ouverts sur le contraire, le différent, le marginal, l’exceptionnel, le singulier, l’individuel, le charnel et qui ont brisé la logique du ” même ” (ou de l’identité) et déconstruit les discours comme c’est le cas avec les essais de Foucault, Barthes, Deleuze et Derrida (et d’autres essais qui traitent les textes comme de simples êtres indépendants de leurs auteurs et créateurs de leurs propres vérités) ; sont des essais qui tentent de rénover la pensée et moderniser les techniques et les outils cognitifs classiques et obsolètes. Elles tâchent, en somme, de trouver les réponses adéquates pour des questions sans résolution et des problématiques qui ne sont plus, aujourd’hui, résolues par les méthodes et les voies classiques héritées de Descartes, Kant, Hegel, Husserl, Sartre et Heidegger.

H.N : nommez-vous cette opération déconstructive une philosophie ?

A.H : je vois que vous prenez les choses à la manière de la philosophie subjectiviste et transcendantale. Vous considérez la philosophie comme vérité immuable et transcendantale saisie par un langage ou système cognitif considéré comme véridique et incontestable ou théorie qui explique toute chose ou bien idéologie totale qui règle, magiquement, tout problème. La philosophie ainsi conçue est un leurre insensé. La tâche philosophique est éminemment critique et problématisante… Elle est une tâche magistralement créatrice et productrice de sens et une technique de découvrir la manière dont la pensée est exercée, le sujet est pratiqué et l’être est formulé.

H.N : vous n’êtes donc pas avec ceux qui annoncent la mort de la philosophie ?

A.H : la philosophie comme interrogation et préoccupation ontologiques est une pratique de l’homme, constamment exercée. Mais la philosophie en tant que forme de pensée ou système réflexif avait vu le jour, pour la première fois, chez les grecs, puis elle s’est évoluée et prospérée dans l’époque musulmane de Farabi jusqu’à Shirazi. Puis elle s’est renouvelée à l’époque moderne avec Descartes. La tâche philosophique est constamment en évolution en Occident, en France, Allemagne, Grande Bretagne, Italie ou Etats-Unis… La philosophie n’est pas système, doctrine, école ou idéologie. Ceux-ci gardent leur valeur cognitive en tant que valeur historique, c’est-à-dire l’histoire de la formation de la pensée philosophique.

H.N : qu’est-ce qu’il reste donc ?

A.H : il ne reste que des êtres philosophiques ou des concepts que les philosophes forgent et produisent comme ” puissance ” (Aristote), ” nécessité ” (Farabi), ” Cogito ” (Descartes), ” condition ” (Kant)… Ces concepts s’imposent à chaque pratiquant de la philosophie par leur présence et leur puissance, par leur degré et leur réputation…

H.N : quelle est la part des arabes dans la philosophie ? Qu’est-ce qui les poussent à se contenter de leur passé et leur héritage ?

A.H : vous posez la question autant que vous donnez la réponse ! Votre question me renvoie vers un essai philosophique du Dr. Samy Adham intitulé ” Philosophie du langage “. Le Dr. Samy Adham dit dans l’introduction de son ouvrage : ” la philosophie contemporaine doit parler aujourd’hui l’arabe “. Ceci signifie que la philosophie arabe contemporaine n’existe pas… s’il n’existe pas chez nous de production philosophique moderne ou contemporaine, comment peut-on l’expliquer ? Il est indéniable que le territoire de la philosophie est, aujourd’hui, l’Occident. Peut-elle régner, dans l’avenir, dans un autre territoire comme s’interroge Gilles Deleuze dans son livre ” Qu’est-ce que la philosophie ? ” ? Les arabes peuvent-ils contribuer dans l’innovation philosophique en renouvelant ses concepts et ses domaines ? Je cite les arabes, car hormis l’espace philosophique occidental, il n’y a pas d’originalité digne d’intérêt sauf chez les arabes et peut être en Iran. Il existe, en effet, une création philosophique arabe moderne, dans la traduction et le commentaire, la lecture et la critique, l’innovation et la théorisation. Nous devons voir dans les écrits philosophiques arabes une originalité intéressante. Il n’existe peut être pas une philosophie propre aux arabes, mais une pratique philosophique demeure la tâche prépondérante dans les écrits contemporains.

source : Espace Philosophie