Certaines vérités élémentaires sont toujours bonnes à rappeler. Le propos s’en trouve souvent éclairé. Entre philosophie et religion il est une différence essentielle. La première est une démarche individuelle : même lorsqu’elle aboutit à former système ou doctrine, elle reste du domaine de la construction que fait chaque individu pour son propre compte. En religion par contre, il y a toujours une vérité donnée, acceptée d’avance, et, mieux encore, héritée au niveau d’un groupe social. La vérité est un héritage : voilà en quoi réside la nature paradoxale de l’attitude religieuse. La vérité est, au surplus, un héritage collectif, qui unit des individus, en fait une communauté et définit pour eux une identité. Vérité et identité se trouvent liées, et leur lien s’étend dans la durée. C’est ce qui fait la permanence du groupe social ou de la communauté.
Or, une vérité reçue en héritage doit être acquise à nouveau par chacun des héritiers. Cela constitue en général le but de l’éducation. C’est aussi l’objet du débat qui, à des intensités plus ou moins grandes, accompagne cette transmission d’héritage. Il y a donc, à chaque génération, réappropriation de l’héritage culturel, de la vérité ou des vérités de la religion.
Dans les sociétés prémodernes, ce processus prenait la forme d’une transmission linéaire, spontanée. L’acceptation par les nouvelles générations des vérités héritées ne posait pas de problème majeur. Non seulement elle se déroulait en douce, mais elle paraissait aller de soi (la vérité religieuse étant absolue), et être indispensable à la survie du groupe en tant que tel. Toutefois, même dans ces contextes, les débats ne manquaient pas. Les questionnements, les « dérives » allaient parfois jusqu’à l’émergence d’hérésies signalant autant des craquements dans la communauté (donc émergence d’identités nouvelles, séparées) que des formes de contestation de l’autorité politique en place. C’est ce processus que M.A. Jabri appelle « pratiquer la politique dans la religion », c’est-à-dire donner aux démarches politiques des expressions et des formulations empruntées à la religion. Le champ politique n’avait pas encore acquis son autonomie. Légitimations et revendications n’avaient à leur disposition, pour ainsi dire, que la symbolique religieuse.
Dans les sociétés modernes, les choses se passent autrement. Les individus « négocient » séparément, pour ainsi dire, leur rapport à l’héritage et adoptent des attitudes qui relèvent de la liberté qu’ils s’accordent. C’est que, entre la société traditionnelle et la société moderne, des changements profonds se sont produits. La religion, comme tout l’héritage qui s’y rattache, ne définit plus l’ordre social. Cela ne définit plus non plus l’identité collective. Tel est le schéma général reconnu aujourd’hui de l’ensemble de phénomènes qu’on regroupe (avec, bien entendu, des nuances, des différences et des contestations) sous la notion de sécularisation, et qui, selon une conception largement admise aujourd’hui, a modifié la place et le rôle de la religion dans l’ordre social et politique. L’islam représente-t-il une exception à ce schéma ? On peut remarquer que les conceptions les plus répandues aujourd’hui le présentent comme un cas à part, qui se distinguerait précisément par le fait que religion et politique y seraient indissociables et que l’ordre politique ne peut être que religieux et inversement. Qu’en est-il au juste ?
La norme et les faits
Première supposition qu’on peut immédiatement débusquer derrière cette affirmation : le « modèle » islamique serait un, uniforme, donné de façon totale et indépassable par les sources, par les interprétations et par l’histoire. Certes, les adeptes d’une telle façon de voir admettent l’existence de marges et d’exceptions, c’est-à-dire de situations où la norme n’aurait pas été appliquée ou ne pouvait pas l’être. Ces situations restent pour eux cependant des exceptions, confirmant par leur existence et leur statut même le fait de la règle, de la norme unique et univoque. Certains vont même plus loin. Ils voient dans cette normativité quelque chose de plus, à savoir l’impossibilité pour les musulmans de renégocier le rapport à l’héritage religieux. En d’autres termes, on en fait un argument en faveur du caractère figé et irréductible du modèle islamique. C’est ainsi qu’à l’hérésie d’autrefois, qui contestait la centralité et la toute-puissance de la norme et créait de ce fait des « marges », se substitue l’incroyance ou la trahison d’aujourd’hui (les deux étant intimement liées dans l’esprit des accusateurs). L’islam peut-il être réduit à cette norme unique, fixe, uniforme et non susceptible d’atténuation ou de remodelage ? Est-il vraiment conforme au modèle de l’idée platonicienne(1), entièrement soustraite au temps et au lieu ?
Au niveau des sources, à savoir les textes sacrés, Ali Abderraziq a procédé, dans les années 20 de ce siècle, à une démarche à la fois hardie et d’une portée immense(2). Mettant de côté les commentaires accumulés par plusieurs générations de théologiens, refusant l’approche qui consiste à ajouter des commentaires à d’autres, il a interrogé les textes fondateurs de la manière la plus directe et la plus rigoureuse qui soit. Que disent le Coran et le Hadith à propos de l’ordre social et politique ? Ce qu’il trouve, après un passage en revue des versets, des propos et gestes du Prophète, c’est un ensemble de préceptes moraux à portée très générale, qui peuvent être structurés autour de deux principes fondamentaux : le principe d’obéissance (tâ’a, due par tous ceux qui se trouvent sous la tutelle de quelque autorité que ce soit : parentale, sociale, politique) et le principe de consultation (shûra, due par tous ceux qui ont la charge de quelque groupe humain)(3). Ces principes n’impliquent nullement l’idée qu’il soit nécessaire de mettre en oeuvre un système politique au nom de la religion. Même l’expérience du Prophète à Médine, le fait qu’il ait constitué et dirigé une communauté, qu’il ait agi comme chef de guerre, mis en place un système financier et envoyé des émissaires aux monarques voisins, ne constitue pas le précédent ou l’exemple allégué par certains théologiens. Le Prophète avait créé une communauté à caractère uniquement religieux et avait bien montré, de diverses manières, les limites de son expérience. Toutefois, du fait même de sa mission de Prophète, il devait avoir sur ses partisans les pouvoirs les plus étendus, incluant ceux que détiennent les potentats sur leurs sujets. Bien entendu, une telle expérience ne pouvait être répliquée, ni prolongée après la disparition du Prophète. La communauté qu’il avait mise en place et dirigée présentait donc un caractère fortement exceptionnel, et constituait de ce fait une « parenthèse » historique plutôt qu’un modèle destiné à être reproduit. Ali Abderraziq montre ensuite, preuves historiques à l’appui, que les compagnons du Prophète savaient bien qu’ils s’engageaient dans une expérience politique nouvelle lorsqu’ils créaient ce qui allait devenir l’empire islamique, et ils étaient conscients que leur entreprise était une manière de prolonger, mais non de reproduire, l’œuvre du Prophète.
La grande conclusion qui en découle, c’est que le système politique lié à l’islam relève de l’expérience historique des musulmans plutôt que des prescriptions découlant de leurs sources sacrées. Ce sont les musulmans qui ont choisi, à un moment donné, de donner à leur communauté une forme étatique, pour des raisons strictement liées à leurs intérêts temporels de l’époque. De ce fait ils ont écarté (consciemment, nous dit Ali Abderraziq) des alternatives qui étaient à leur portée. Le prolongement politique est donc, à l’origine, un « accident de l’histoire ». Il n’a été érigé au rang de norme que bien plus tard, dans des conditions très significatives : c’est lors des premières guerres intestines que le premier émir des musulmans décide de s’attribuer le titre de « commandeur des croyants » et de calife (lieutenant) du Prophète, se prévalant ainsi d’une qualité religieuse qu’il a estimée utile dans les conditions de confrontation avec des opposants et des rebelles.
La démonstration est poussée plus loin par un autre chercheur contemporain, Mohamed Abed Jabri. Dans le troisième volume de sa Critique de la Raison Arabe(4), cet auteur attire l’attention sur des faits, des attitudes et des représentations qui ont prédominé dans le champ politique islamique tout au long de son histoire et où l’on voit que, pour toutes les générations qui se sont suivies, la pratique politique ne relevait de la « norme » religieuse que très partiellement.
M.A. Jabri relève que la pratique politique dans les milieux arabo-musulmans a constamment obéi à trois impératifs majeurs. Il en tire une triade qu’il rend célèbre : Qabila, Ghanima, ‘Aqida (Tribu, butin, credo). En effet, ce qu’on constate en premier lieu, c’est que, malgré la constitution d’une communauté de fidèles constituée d’individus unis en principe uniquement par la foi, l’appartenance tribale (l’esprit de clan (‘açabiya) comme dira Ibn Khaldoun) continue à jouer un rôle majeur dans la composition des alliances, formations et regroupements qui alimentent les compétitions pour le pouvoir. La tribu reste en effet l’unité de base, la seule politiquement significative, du jeu politique et social. Sans elle l’individu n’est rien, d’autant plus que l’ordre social prévalent ne comporte pas d’institutions ayant la capacité d’encadrer les individus ou de peser sur le cours des choses.
Le second élément de la triade, dénommé « butin », renvoie à la motivation économique ou, plus précisément, à la forme particulière de distribution des biens qui s’accomplissait à travers l’action politico-guerrière. L’accès au pouvoir étant également un moyen d’accumulation et de redistribution de richesses, on pouvait constater dans les faits le rôle majeur qu’il jouait dans les pratiques politiques et les représentations qu’on s’en faisait.
Le credo, qui venait en troisième position, était donc un facteur parmi d’autres. Il servait à légitimer l’action politique ou à lui donner l’expression symbolique qui permettait de l’adosser aux visions religieuses et aux normes éthiques dominant dans la société.
Aucune entreprise politique ne pouvait réussir si elle reposait sur un seul de ces trois facteurs. En d’autres termes, aucune mobilisation, aucun ordre établi ne pouvaient réussir s’ils étaient fondés sur le credo seul. L’invocation de la légitimité religieuse par les détenteurs du pouvoir ou l’appel au sentiment religieux par les contestataires ne pouvaient être effectifs que dans la mesure où ils s’appuyaient sur les deux autres « composantes ». Le pouvoir ainsi que les forces qui lui faisaient face « instrumentalisaient » la religion, employaient la rhétorique religieuse, mais étaient conscients d’être de nature « composite » si l’on peut dire ou, plus clairement, de nature réellement et profondément séculière. M.A. Jabri cite souvent Mu’awiya, le fondateur de la première dynastie dans la communauté musulmane, celui qui a mis fin au règne des califes « bien guidés » (Khulafa Rashidun) et qui, pour défendre son système de type monarchique face au pouvoir de ‘Ali, neveu du Prophète et figure héroïque des moments fondateurs, soulignait les bienfaits de sa gestion temporelle. Son système assurait, disait-il, une meilleure distribution des biens, un fonctionnement plus harmonieux des services etc. Autrement dit, l’avantage qu’il offrait par rapport à son concurrent prestigieux était précisément de mettre en place un pouvoir séculier, plus soucieux du bien-être matériel et de la quiétude de ses administrés que de réalisation d’actions héroïques ou de contrôle de la vertu des fidèles. Mu’awiya a bien triomphé de ‘Ali : ce fut, sans nul doute, le triomphe d’un pouvoir séculier qui a su mobiliser tous les facteurs de l’action politique (y compris la mobilisation tribale et la distribution de richesses), face à un pouvoir profondément religieux, pour lequel la lutte contre le mal et la défense du bien définissaient les seules visées dignes d’intérêt. Ce tournant a marqué profondément la conscience collective des musulmans : la victoire du cynique, habile politicien, sur le vertueux, héroïque et naïf, a laissé une profonde nostalgie de ce qui est devenu « l’âge d’or » de l’islam. Cette attitude nostalgique à l’égard d’un pouvoir qui était tenu pour véritablement islamique, celui du calife « bien guidé », ne conduisait pas à entraver le fonctionnement du jeu politique conduit par la combinaison des facteurs primordiaux(5). Comme si le pouvoir purement religieux, agissant strictement dans le cadre des préceptes et selon les normes de l’éthique religieuse, relevait de la nostalgie et du rêve. Quant à la réalité, il était entendu pour tous qu’elle devait fonctionner selon des mécanismes d’une autre nature.
Ibn Khaldoun est venu le constater à nouveau plusieurs siècles après.
La ‘açabiya (esprit de clan, tribalisme) définissait selon lui le moteur de la dynamique politique, les autres aspects (économiques, religieux) de la vie collective bénéficiaient des poussées et régulations qui pouvaient bien être imprimées par le pouvoir politique, sans être en mesure de l’infléchir ni a fortiori de le façonner.
Le mythe de la norme unique
Il reste que l’ensemble des développements proposés dans ce cadre renvoient à un pouvoir central et centralisé et postulent une norme unique et invariable. En fait, l’histoire montre que la réalité a été beaucoup plus nuancée, plus variée et plus ambiguë que ce qu’on suppose. Au plan local, dans les espaces ruraux en particulier, la norme religieuse et politique était loin d’avoir l’effet ou le rôle qu’on lui prête, tant au niveau des pratiques qu’à celui des représentations. Entre l’islam vécu des Berbères et des Javanais par exemple, les différences étaient substantielles. La norme, celle de l’islam entretenu par les élites savantes, y était le plus souvent considérée comme un idéal lointain plutôt que comme une régulation qu’il était possible (et souhaitable) de mettre en œuvre. La réalité était en fait régulée et organisée selon d’autres « normativités », qui tenaient plus de traditions locales (soit autant d’interprétations de fonds religieux divers) que de systèmes universels.
A la périphérie du vaste espace touché par l’islam, il arrivait même que les musulmans ne soient pas majoritaires et qu’ils se trouvent dans l’obligation de se plier à d’autres normes, ou que les cultures locales, malgré l’islamisation nominale, offrent des résistances et/ou réalisent des assimilations (combinaisons) qui les maintenaient loin des standards reconnus. Cet islam « périphérique » (dont des spécimens pouvaient se trouver tout près du « centre » comme c’est le cas des communautés druze, ismaïlienne, zaïdite etc.) n’a commencé à être connu que très récemment. Sa reconnaissance en tant que fait et en tant que source différente de normativité (même si elle n’a été adoptée que par des minorités numériques) reste encore à faire, autant dans l’imaginaire des musulmans que dans les constructions des théoriciens et des observateurs des faits des sociétés de musulmans.
La norme elle-même, dernier fait à souligner, se présentait moins comme un système que comme un idéal. Elle n’était pas un système puisqu’elle était loin de constituer un ensemble complet et cohérent de règles. De nombreux chercheurs contemporains ont souligné, par exemple, que ce qu’on a appelé droit musulman est en fait une accumulation où se mêlent, à côté des commandements coraniques (peu nombreux), des extrapolations très diverses et souvent très divergentes, des avis, des commentaires etc., le tout laissant à l’interprète (le décideur, le juge, le musulman en général) une marge de manœuvre assez grande. C’est cette liberté et la tolérance interne qui a marqué les rapports entre musulmans à cet égard qui ont aidé à enraciner l’idéal islamique dans des contextes et des circonstances des plus variés et à étendre l’ordre islamique dans les contrées les plus éloignées et les plus différentes. Ce n’est que lorsque la modernité a fait irruption dans les sociétés des musulmans, qu’elle a inculqué à son tour les idéaux et habitudes de systématisation et de rationalisation, qu’on en est venu à vouloir traiter la norme islamique en système total, cohérent et intégralement applicable.
La rédaction de la mudawwana par exemple, c’est-à-dire la mise en ordre des règles applicables au statut personnel selon le modèle des lois modernes, est une entreprise récente. On en est venu même à vouloir en faire une alternative aux systèmes contemporains (déclarations islamiques des Droits de l’homme, constitutions islamiques, etc.).
On peut dire, sans exagérer, que la formulation d’une norme islamique en politique (la théorie islamique de l’Etat), dans sa forme systématique, est un produit dérivé de la modernité. Autant le caractère systématique qu’on lui attribue que l’opposition qu’on y voit par rapport aux modèles modernes (démocratie, Droits de l’homme) sont les produits d’élaborations récentes. Ils représentent sans conteste les résultats d’entreprises idéologiques modernes et dissimulent mal l’influence d’attitudes et de procédés directement liés à la modernité.
Conflits des séparations ?
C’est ce qui explique l’âpreté des débats actuels. La réappropriation du patrimoine donne lieu au plus violent conflit des interprétations qu’on puisse imaginer. Les grandes questions qui tourmentent la conscience des musulmans aujourd’hui semblent porter sur des séparations, des distinctions et des oppositions. Où faut-il faire passer la séparation entre le sacré et le profane ? Comment distinguer ce qui relève du message religieux de ce qui appartient à l’histoire ? Qu’est-ce qui constitue le noyau (central, inamovible) et qu’est-ce qui appartient aux interprétations (par définitions approximatives, variables dans le temps et dans l’espace) ?
L’une des grandes réponses données à ces questions (ou plutôt une famille de réponses, voisines et semblables sans être identiques) semble bien connue, bien médiatisée même si elle se trouve, du même coup, souvent caricaturée. C’est celle que proposent ceux qu’on appelle intégristes, fondamentalistes, islamistes, voire conservateurs. Elle est relayée par de grands observateurs de l’islam, y compris certains chercheurs et les médias. Elle consiste, en gros, à « solidifier » la tradition tardive et à l’opposer à la modernité « occidentale ». Les interprétations accumulées au cours des siècles par l’islam « savant », conservées et transmises à travers le corpus écrit, sont considérées comme l’expression authentique, parfaite, ultime du dogme religieux et de ses facettes doctrinales, juridiques, etc. Dans cette perspective, l’islam se trouve assimilé à la shari’a et érigé en schéma d’un ordre social et politique distinct (« A blue print for social order », selon l’expression de E. Gellner(6)). Poussant le raisonnement à son extrême, certains opèrent une polarisation radicale, plaçant cet « islam » à l’opposé de ce que la modernité politique a produit. Ils en déduisent qu’il est hostile à la laïcité, à la démocratie et aux Droits de l’homme. Il opposerait à ces concepts d’origine occidentale un autre ordre, où le pouvoir reste divin, son exercice circonscrit dans les limites de la shari’a, et la condition de l’homme exprimée en termes de devoirs envers Dieu et sa créature et non en termes de droits.
Cette « famille de réponses » a en face d’elle deux adversaires qui bénéficient d’une « couverture » médiatique et scientifique bien moindre. Le premier s’exprime moins par des formulations doctrinales que par des prises de position concrètes et spontanées. C’est celui de l’islam vécu des masses (celles qui n’ont pas été acquises aux thèses intégristes) et qui gardent, à l’égard de la norme, l’attitude qui prévalait dans les sociétés musulmanes traditionnelles, à savoir celle du respect et de la nostalgie sans en faire un système d’obligations impératives. L’attachement à la tradition se traduit par une éthique et des comportements déférents, combinés à une observance très variable des rites et des obligations. Une manière modérée de vivre la religion, en quelque sorte, qui adhère aux dogmes et aux préceptes sans en faire la voie unique et exclusive du vrai et du salut. C’est cette section de la société qui semble opposer la résistance la plus grande (et constituer le problème le plus sérieux) pour l’intégrisme. Elle le refuse et démontre, par le mouvement si l’on peut dire, qu’on peut vivre l’islam autrement, avec moins d’emportement. Elle ne lui prête pour autant aucun flanc sur le plan doctrinaire, puisqu’elle n’a pas de prétention aux plans discursif et argumentatif et n’a, pour se justifier, que le précédent des générations antérieures et sa bonne conscience.
L’autre adversaire est paradoxalement le moins connu. Paradoxa-lement, parce qu’il émane de milieux universitaires ayant accès à la culture universelle et, de ce fait, parlant un langage qui ne s’enferme pas dans les particularités de la tradition musulmane tardive, ni dans ses symboles ou son univers. Ce sont en effet les sciences humaines et sociales modernes qui alimentent une nouvelle approche de la religion et des expressions qu’elle a eues (et qu’elle devrait avoir) au niveau de l’ordre politique et social. Le courant qui en est issu (si on peut ainsi désigner un ensemble de penseurs que ne relie aucune filiation directe)(7) est conscient de l’historicité de la tradition tardive, c’est-à-dire du fait qu’elle soit née à un certain moment de l’histoire de la communauté (bien après la disparition du Prophète et, par conséquent, de la fin de la révélation) et qu’elle ait subi l’influence des conditions qui prévalaient en son temps. Conditions qui comprennent autant les conceptions générales de l’homme et de l’univers, les méthodes épistémologiques d’interprétation des textes et d’élaboration des lois, que les modalités de vivre le politique, l’économique etc. La « grande séparation » passe donc, pour les représentants de ce courant, non pas entre islam et laïcité, islam et modernité etc., mais entre le corpus de textes sacrés et l’ensemble des interprétations et élaborations mises au point par les générations de musulmans. Les textes sacrés et les premiers moments de l’islam (la communauté du Prophète) pouvant être interprétés autrement, à la lumière des procédés et méthodes des sciences humaines d’aujourd’hui, il s’en dégage une tout autre conception du religieux et de son impact sur le politique et le social. Il s’en dégage tout simplement un autre islam, plus proche des pratiques spontanées et plus accommodant à l’égard des conceptions modernes.
En conclusion, on comprend donc comment, pour ces trois « familles », le pouvoir, dans les sociétés de musulmans, a toujours (ou presque) été séculier.
Pour la première d’entre elles, qui opère une lecture à rebours de l’histoire, la raison en est qu’il a été en deçà de la norme, qu’il a été accaparé par des despotes qui n’ont gardé de l’islam et de ses préceptes qu’une caricature. Il convient donc de tout faire pour rétablir la norme dans son intégralité et dans sa plénitude et ne pas se laisser emporter par le courant d’occidentalisation-aliénation qu’imposerait la modernisation de nos sociétés.
Pour la seconde « famille », il est clair qu’entre norme et fait la distance n’est pas nécessairement un déchirement ni une opposition irréductible, qu’on peut, en d’autres termes, vivre sous un pouvoir séculier et défendre ses intérêts au mieux selon les moyens disponibles, tout en accordant une légitimité supérieure à un régime de vertu qu’on sait impossible à mettre en œuvre.
Enfin, pour la troisième « famille », la religion a été une source de légitimation pour les pouvoirs et les forces de contestations dans les sociétés traditionnelles. L’islam est passé par un tel usage, autant que d’autres religions. Il ne saurait en être de même aujourd’hui, du fait que le politique a effectivement acquis son autonomie, qu’il s’est dégagé du religieux et qu’on n’est plus obligé de « pratiquer la politique dans la religion » comme c’était le cas dans les sociétés prémodernes. Les musulmans ont été, historiquement, ceux qui ont probablement mieux tenté de mettre en oeuvre directement leurs idéaux religieux à travers l’ordre politique. Quand on connaît les conséquences de ces « tentations », souligne notamment Mohamed Talbi, cela ne fait que renforcer la nécessité d’en sortir aujourd’hui, de mettre fin à une histoire « douloureuse », de regarder vers l’avenir et de tenter de rejoindre au plus vite les autres composantes de l’humanité(8).
Abdou Filali-Ansary est chercheur, directeur de Prologues (revue maghrébine du livre).
Notes :
1. Ernest Gellner, « Flux and reflux in the faith of men », in Muslim society, Cambridge, University Press, Cambridge, 1981.
2. Ali Abderraziq, L’Islam et les fondements du pouvoir, La Découverte, Paris, 1994 et Le Fennec, Casablanca, 1995.
3. Formulation de synthèse proposée par M. A. Jabri, voir infra.
4. Mohamed Abed Jabri, La raison politique arabe : déterminants et manifestations, Casablanca, 1990.
5. Certains acteurs de l’époque l’ont dit à ‘Ali dans une formule frappante : « Notre cœur est avec vous, mais nos épées sont avec Mu’awiaya ! »
6. Ernest Gellner, op. cit.
7. Parmi ses représentants les plus marquants, on peut citer Ali Abderraziq, Fazlur-Rahman, Mohamed Talbi, Mohamed Mahmoud Taha, Abdolkarim Sorouch, Mohamed Arkoun…
8. Mohamed Talbi, ’Iyal Allah : Afkar Jadidah fi ’Alaqat al-Muslim bi-nafsihi wa bi al-Akharin (Les enfants de Dieu : nouvelles idées à propos des relations du musulman avec lui-même et avec les autres), Tunis, Dar Saras, 1992. Une traduction de ce livre a été publiée à Casablanca sous le titre Plaidoyer pour un islam moderne, Le Fennec, 1998.
Source : Confluences Méditerranée N°32 – Hiver 1999-2000
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