Propos recueillis par Nadia Ziane | LE MATIN | 14.05.2005
Comment est-on arrivé à lier l’islam au terrorisme ? Qui est responsable de la faiblesse des sociétés musulmanes ? Peu-on espérer que l’islam extrémiste connaîtra le même sort que les partis démocrates-chrétiens en Europe ? le professeur A. charfi, répondra à toutes ces interrogations.
Le matin : Vous dites dans l’une de vos interviews que “l’extrémisme, comme toute marginalité, est une composante du jeu politique”.
Qu’entendez-vous par ce propos ?
Abdelmajid Charfi : Je ne pense pas avoir dit que l’extrémisme est une composante du jeu politique, mais j’avais dit que c’est un phénomène social à gérer politiquement, ce qui est très différent. J’avais ajouté que ce phénomène n’est pas inquiétant tant qu’il est marginal, mais qu’il devient dangereux lorsqu’il occupe en quelque sorte le milieu du terrain, car il fausse alors justement les règles du jeu politique.
L’on a vu dans l’histoire récente comment le nazisme par exemple est arrivé au pouvoir “démocratiquement” et comment il s’est empressé de mettre fin à la démocratie, qui est fondamentalement une éthique et non une simple arithmétique de majorité et de minorité.
Pour ce qui est de l’extrémisme islamique en particulier, il est pratiquement impossible de l’intégrer dans le jeu politique normal tant qu’il n’aura pas renoncé à se considérer comme le porte-parole de la divinité.
Le jour où il aura concédé que ses positions sont des interprétations humaines aussi valables que celles de ses adversaires ou concurrents, il aura naturellement sa place dans le jeu démocratique.
On peut espérer qu’il connaîtra la même évolution qu’ont connue les partis démocrates-chrétiens en Europe. En tout cas, on ne viendra pas à bout de l’extrémisme par l’exclusion ou les mesures policières mais par le débat et par le changement des conditions d’exercice autoritaire du pouvoir, comme par une politique de modernisation tous azimuts de nos sociétés, qui ne marginalise aucune de ses composantes.
Est-ce une nécessite sociale ? Quel est alors son apport ?
Je suis tenté de répondre par l’affirmative. En effet, l’extrémisme peut être de droite comme de gauche. Dans le premier cas, il est l’expression d’un conservatisme exacerbé, d’une peur du lendemain engendrée par les changements trop rapides qui affectent les valeurs, les moeurs, les coutumes et les habitudes sociales. Et dans le cas d’un extrémisme de gauche, il exprime au contraire un certain empressement à changer ces aspects de la vie sociale considérés comme rétrogrades, inadaptés, etc. L’homme a peut-être besoin de ces deux extrémismes, qui d’ailleurs s’annulent, parce que l’un et l’autre, ils lui rappellent la nécessité de rechercher l’équilibre social, lequel est par définition instable.
Aujourd’hui, on lie Islam et terrorisme, ce qui relègue les sociétés musulmanes dans un état de faiblesse et de passivité. Que nous réserve l’histoire ?
Ce n’est pas le fait de lier islam et terrorisme qui est responsable de la faiblesse des sociétés musulmanes. Mais c’est parce que ces sociétés sont faibles qu’elles sont susceptibles d’être attaquées, arnaquées même, à tort ou à raison.
Il est difficile de prévoir ce que nous réserve non pas l’histoire mais l’avenir. En tout état de cause, c’est une question de rapport de forces. N’oublions pas que “la raison du plus fort est toujours la meilleure”, et agissons pour acquérir les facteurs qui procurent cette force selon les critères du moment et non ceux du passé.
Comment définir l’islam entre le message et l’histoire ?
“L’islam est, comme toute religion, un ensemble d’actes rituels, de conduites ou de comportements obligés et de représentations symboliques ou croyances structurant la relation de l’homme au sacré dans un groupe social spécifique”. C’est la définition qu’en donne l’Encyclopédie de la Pléiade.
Si on la retient, on constate une dialectique entre le message qui était à l’origine de ces actes et de ces représentations, d’une part, et les facteurs historiques divers qui les font pencher dans un sens ou dans un autre, d’autre part. Autrement dit, le message est toujours interprété sous le poids de contraintes historiques et de choix individuels et collectifs qui peuvent varier à l’infini et être à la limite contradictoires.
Quel sens de l’histoire serait le plus adapté à notre civilisation arabo-musulmane ?
Tout d’abord, je ne suis pas à la recherche du sens le plus adapté à notre civilisation. Tout simplement parce que nous n’en avons pas actuellement. Nous avons eu dans le passé une civilisation arabo-musulmane florissante, mais nous sommes bien obligés de reconnaître que la civilisation actuelle est d’origine occidentale, même si elle est devenue aujourd’hui universelle.
L’objectif réaliste serait de rechercher le sens de l’histoire le plus adapté à notre situation, en fonction des valeurs reconnues dans le cadre de la civilisation actuelle. A ce niveau, il me semble, quoi qu’en pensent les post-modernistes, que la poursuite du progrès et la foi en la raison sont des horizons valables qui, en plus, pourraient enthousiasmer nos jeunes aujourd’hui déboussolés et manquant de repères.
Les théoriciens occidentaux peuvent se permettre de douter du progrès et de la raison puisque de toute façon leurs sociétés ont accompli des progrès fulgurants et irréversibles dans tous les domaines, et que la gestion des affaires publiques se fait de manière rationnelle incontestable. Ce qui n’est pas le cas de nos sociétés qui ont encore un long chemin à parcourir afin d’arriver au stade auquel sont déjà parvenues les sociétés industrielles avancées. J’ajouterais que la raison est la seule capable de corriger ses propres dérives comme celles du progrès. Je ne vois pas d’autre alternative crédible à ce choix fondamental.
Peut-on dire que l’Islam est vécu différemment selon les sociétés, au Maghreb en tout cas ?
C’est l’évidence même. Il suffit de remarquer objectivement la religiosité des citadins et des ruraux, des hommes et des femmes, des gens d’âge mûr et des plus jeunes ou plus vieux, des catégories sociales impliquées dans les modes de production traditionnels ou modernes, sans compter la religiosité des analphabètes et celle de ceux qui ont reçu une éducation traditionnelle, mixte ou uniquement moderne, etc., pour se rendre compte que l’islam est en même temps un et multiple.
Il est toujours vécu selon des conditions particulières, régionales, culturelles… qui lui donnent une coloration différente, mais toujours dans le cadre de ce que j’appelle “le noyau dur” commun à toute la Umma islamique à travers l’histoire et la géographie.
Vous avez tenté une ouverture de l’Islam, ou des sociétés musulmanes, sur les sciences que vous dites une chance pour la religion ?
Ce n’est pas un mérite personnel, c’est une nécessité historique et même existentielle. Il est temps à mon avis de mettre un terme à la cacophonie qui caractérise les discours contemporains sur l’islam. Dans le passé, il y avait un système cohérent qui englobait les sciences islamiques et les sciences profanes.
Ce système a maintenant disparu, laissant la place à des visions du monde que rien n’unifie.
Il y a donc urgence à rechercher un discours commun qu’il est difficile de retrouver ailleurs que dans les sciences modernes de l’homme et de la société. Car c’est le discours commun à toute l’humanité, avec ses exigences incontournables, quelles que soient par ailleurs les différences entre les religions, les langues et les cultures. Ici également le chemin est encore long et difficile parce qu’il impose des révisions déchirantes concernant nos habitudes de penser et d’appréhender le monde autour de nous.
Cependant, le premier pas dans ce sens serait de retrouver la confiance en nous-mêmes que nous avons perdue sous l’effet de la colonisation et des siècles de stagnation.
Vous avez tenu lors de votre communication au colloque organisé dernièrement à Casablanca à rendre un hommage à la femme.
C’est parce que vous êtes tunisien ?
Si j’étais marocain ou de toute autre nationalité j’aurais eu la même position, qui est une position de principe.
On ne peut pas être pour le progrès et accepter la condition inférieure de la femme. Celle de la femme musulmane en particulier est révoltante et il est urgent qu’elle s’améliore radicalement.
La femme maghrébine vit et a vécu des expériences différentes en matière de droits sociaux, économiques et politiques. Comment expliquer cette variété ?
Les facteurs historiques particuliers ont certainement joué un rôle dans ces disparités.
Il n’en demeure pas moins que les politiciens, les intellectuels et les différents acteurs de la société civile n’ont pas été toujours sur la même longueur d’ondes.
Certains ont été plus conscients et plus courageux que d’autres.
Le Maroc et l’Algérie, sans parler de la Libye et de la Mauritanie, n’ont pas eu à cet égard les équivalents de Tahir al-Haddad et de Bourguiba, pour ne citer que ces deux acteurs, l’un sur le plan intellectuel, l’autre sur le plan politique, qui ont marqué les esprits et la réalité en Tunisie de manière indélébile.
Aujourd’hui, le Maroc a adopté une nouvelle Moudawana. La femme tunisienne bénéficie, elle, de ses pleins droits et ce depuis un certain temps. Or, souvent, on entend les tunisiens (hommes) s’en plaindre. Croyez-vous que la femme tunisienne abuse de ces possibilités ?
Il n’est pas dans la nature de la loi, quelle qu’elle soit, de satisfaire tout le monde. Il y aura toujours des hommes qui se plaindront d’autres hommes ou des femmes. L’essentiel n’est pas là, il est dans la reconnaissance de la dignité entière de la femme. Tout le reste est secondaire.
On entend aussi, à titre anecdotique, parler de la création d’une association droit pour la défense du droit des hommes. Est-ce une réaction purement défensive ou faut-il la prendre au sérieux ?
Je ne sais pas ce que je dois en penser tant qu’elle n’existe pas réellement. Le jour où elle deviendra une réalité je prendrai position en fonction de ses objectifs. En tout état de cause, je suppose que ceux qui veulent défendre les droits des hommes contre les femmes ne peuvent être que des nostalgiques de la domination masculine.
A ce titre, ils sont à combattre par les hommes qui défendent l’égalité, ainsi que par les femmes conscientes de leur droit à cette égalité profitable aux deux sexes.
Le droit pour la femme a toujours suscité certaines réactions, au sein même du clan féminin, la peur du changement en est-il pour quelque chose ?
Certainement, car la liberté individuelle et la responsabilité personnelle sont lourdes à porter, surtout lorsqu’on n’est pas préparé à les assumer.
Les esclaves libérés ont la même réaction de peur. Malheureusement, nos systèmes d’éducation familiale et à l’école entretiennent un esprit rétrograde qui ne favorise guère la prise en charge par les citoyens et les citoyennes de leur destinée. Cependant, cette peur du changement est liée à tout le système culturel, socio-économique et politique traditionnel.
Elle sera moins forte le jour où les pays musulmans s’industrialiseront et sortiront de leur sous-développement endémique.
C’est la condition nécessaire, bien que non suffisante, pour que la femme assume pleinement son rôle dans l’activité économique, sociale et politique moderne.
A-t-on raison de dire que l’Islam n’accorde pas l’égalité des sexes ?
L’islam historique, oui. Ni plus ni moins d’ailleurs que les deux autres religions monothéistes. Mais il s’agit d’une interprétation des textes fondateurs qui n’est pas la seule possible, ni même la plus fidèle à l’esprit du message muhammadien.
Il faut toujours savoir de quoi on parle quant on évoque l’islam. Que met-on sous ce terme ? J’ai personnellement milité constamment contre toute vision essentialiste : l’islam c’est ceci, l’islam c’est cela, il accorde tel droit ou interdit telle conduite.
On doit toujours, à mon avis, distinguer le niveau des textes fondateurs et des valeurs universelles qu’ils portent, de celui des interprétations historiques et des applications de ces valeurs sous la pression de facteurs divers, ainsi que du niveau de la pratique et de la compréhension individuelles.
Il est donc maintenant tout à fait légitime de considérer que l’égalité des sexes n’est point incompatible avec une saine lecture globale et contextualisée du Coran.
Peut-on opposer Islam à Laïcité ?
Ma réponse est la même que pour l’égalité des sexes. La laïcité, non le laïcisme, est une conquête sur l’instrumentalisation du religieux par le politique. Bien comprise, elle est dans l’intérêt de la religion comme de la politique.
Lequel des deux est profitable au statut de la femme ?
Au vu de ce que je viens d’exposer, je pense qu’il n’y a pas forcément d’opposition. Je comprends l’islam comme la religion qui est venue responsabiliser la personne humaine. Par conséquent, c’est aux homme s et aux femmes de s’entendre sur les règles sociales qui organisent leurs relations.
Cela ne peut avoir lieu que sur la base du droit positif, susceptible d’être amendé, complété, amélioré en fonction de l’évolution de la société et de l’intérêt de la communauté.
Toute autre législation qui porte atteinte aux droits fondamentaux inaliénables de l’être humain, femme ou homme, à la liberté, à l’égalité et à la dignité, ne peut être acceptée, quels que soient les prétextes ou les justifications.
Repère
Anciennement directeur de la collection Ma’âlim al Hadâta à Sud éditions et Professeur à l’Université des Lettres de Tunis, Abdelmajid Charfi a été successivement professeur de civilisation arabe et de pensée islamique à l’ENS de Tunis, doyen de la Faculté de Lettres et sciences humaines de Tunis, titulaire de la chaire UNESCO de religions comparées et membre des comité de rédaction des revues : IBLA (Tunis), Islamochristina (Rome), Revue Arabe des droits de l’homme (Tunis), Prologue (Casablanca).
Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont :
L’Islam entre le message et l’histoire, Albin Michel, 2004
Al-islâm wa-al hadâtha –Islam et modernité- Tunis, 1990.
Le Musulman dans l’histoire, T1, Tunis 1998 et T2, Casablanca, 1999
Labinat, Tunis, 1994.
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