L’exemple iranien
Le monde musulman, exposé plus que jamais à des changements sociaux intensifiés par le processus de mondialisation, est devenu un terrain d’observation et d’analyse privilégié. Les chercheurs se penchent plus particulièrement sur les rapports entre tradition et modernité politique, entre islam et démocratie ; tandis que pour les acteurs locaux, la situation est un terreau d’expériences sociales et politiques inédites. Le débat sur l’islam et la démocratie est, depuis la montée des mouvements islamistes, au centre des analyses des chercheurs et observateurs qui se demandent si l’islam peut s’approprier, accepter ou tolérer, la démocratie dans sa version occidentale ou encore s’il peut inventer son propre modèle, un modèle issu de son évolution politique et sociale. Ce débat très chargé et qui représente des enjeux cruciaux dans les sociétés musulmanes ne date pas de la montée de l’islamisme et fait incontestablement partie de leur histoire politique au XXème siècle. Le concept de démocratie, partie intégrante de la modernité, a été introduit dans le monde musulman à la fin du XIXème siècle, par l’intermédiaire de l’élite moderniste en contact avec la culture européenne (France, Angleterre, Russie). En Iran, les revendications de l’Etat de droit, du parlementarisme, de la participation sociale et de la liberté d’opinion se situaient déjà par rapport à l’islam lors de la révolution de 1906-1911 qui a doté le pays d’une constitution, instrument jusqu’alors inexistant dans le monde musulman.
Rien d’étonnant à ce que la question se pose en ces termes dans le monde musulman. Les acteurs sociaux et politiques qui luttent pour le pouvoir et pour le contrôle de l’orientation culturelle de leur société se positionnent en effet par rapport aux enjeux de ce débat. Les défenseurs de la « compatibilité » aspirent à un système politique démocratique dont la légitimité islamique permettrait de préserver la dimension culturelle et éthique issue de l’islam tout en ayant une base sociale plus large. Leurs adversaires, qui déclarent l’islam incompatible avec la démocratie, cherchent soit à disqualifier la capacité de l’islam à tolérer un système politique assurant les droits fondamentaux des citoyens, soit à rejeter la démocratie comme projet politique, afin de maintenir ou renforcer un pouvoir religieux autoritaire.
Cette même dichotomie divise les intellectuels occidentaux et parfois les chercheurs qui prennent position dans le débat. Les uns se référent à la démocratie comme emblème et produit de l’Occident, et à l’islam comme une religion figée dans son a-temporalité et par nature incompatible avec la modernité politique [1] ; les autres considèrent que l’islam est aussi une construction historique et qu’à ce titre il peut légitimer un système démocratique aussi bien qu’un régime despotique [2]. Le discours occidental sur les rapports entre l’islam et la démocratie demande bien évidemment à être clarifié quant à la logique idéologique qui y préside et aux représentations de l’islam et des sociétés musulmanes qui le sous-tendent. Des contributions se multiplient dans ce domaine. Les problèmes inhérents aux définitions univoques de concepts polysémiques comme « démocratie » et « pluralisme » ont été minutieusement analysés par Jean Leca [3] et bon nombre de précautions à prendre pour traiter de la question de la démocratie dans le monde arabe et musulman ont été exposées par Ghassan Salamé dans son introduction à Démocraties sans démocrates [4]. Enfin, la lecture critique par Jean-Claude Vatin [5] de ces mêmes travaux, a expliqué l’essentiel de ce que l’on peut dire du parcours des chercheurs et des obstacles qu’ils rencontrent dans leurs tentatives de compréhension du monde musulman.
Je ne reprendrai donc pas les arguments théoriques et méthodologiques appliqués à ce débat en Occident. Je changerai de terrain pour analyser le débat sur l’islam et la démocratie dans le contexte musulman ; je tenterai de clarifier le sens, l’orientation et les enjeux de ce débat en le situant dans son histoire et dans la société où il s’exprime (espace social, politique et culturel). Je me pencherai sur le cas particulier de la société iranienne et pas seulement parce que c’est celle que je connais le mieux. Ce choix se justifie d’abord parce que la société iranienne est devenue, depuis la révolution de 1979, l’exemple archétypal de la supposée incompatibilité entre islam et démocratie, ensuite parce qu’on y observe, paradoxalement et plus que dans tous les autres pays musulmans de la région, les signes d’une transition démocratique.
L’analyse de l’articulation entre islam et démocratie permet de vérifier si l’islam constitue (ou non) un obstacle sur la voie de la démocratisation. La contextualisation du débat actuel sur le terrain de son émergence rend également possible d’appréhender la dynamique politique complexe et ambivalente qui régit les rapports entre l’Etat et la société civile en Iran aujourd’hui.
L’émergence du débat
La prégnance des références à l’islam lors de la révolution de 1978-79 et l’instauration de la République islamique ont occulté l’importance du processus de sécularisation, l’aspiration à la modernité et les revendications démocratiques amorcées au début du siècle. La cléricalisation de l’Etat post-révolutionnaire (après le gouvernement provisoire dirigé par Mehdi Bazargan) a renforcé l’idée que l’esprit de la modernité n’était, en Iran, que le résultat de la politique autoritaire des Pahlavis. On a oublié que l’histoire iranienne porte en elle, depuis plus d’un siècle, des aspirations à la modernité politique [6]. Bien avant l’arrivée au pouvoir de la dynastie Pahlavi, puis contre elle pendant le règne de ses deux rois, les intellectuels laïcs et religieux – dont certains membres du clergé – ont mobilisé la population au nom de l’Etat de droit contre le pouvoir absolu du Shah et ont fait de l’Iran le premier pays de la région à avoir une constitution moderne et un système parlementaire.
Le soutien populaire de la Révolution constitutionnelle, dirigée par les intellectuels (et non des militaires) est un fait essentiel qui distingue l’histoire politique de l’Iran de celle des pays arabes du monde musulman. On oublie aussi dans les analyses contemporaines que le coup d’arrêt à la démocratisation de la vie politique iranienne fût donné par Reza Shah, pourtant considéré en Occident comme le père d’une modernisation certes autoritaire mais ô combien nécessaire ! Certes, en tant que Ministre de la défense dans une période de désordre, ses méthodes autoritaires ont pu être perçues, par certains, comme nécessaires pour assurer la sécurité et l’intégrité du pays ; mais son coup d’Etat (en 1921) a sapé la base de la construction historique de la démocratie en Iran. En excluant violemment les démocrates laïcs et religieux de la vie politique (arrestation, exil, assassinat), Reza Shah a rendu impossible le fonctionnement du système parlementaire. Sa modernisation autoritaire décidée et imposée par le haut, ainsi que sa guerre (personnelle autant que politique) contre le clergé et les symboles les plus visibles de la tradition religieuse ont radicalisé les couches traditionnelles qui ne pouvaient plus y voir que l’expression de l’anti-islamisme.
Mohammad Reza Shah, venu au pouvoir après l’abdication de son père en 1941 a très vite pris le même chemin. Pendant la période de flottement due au contexte de la deuxième guerre et à l’inexpérience du jeune roi, les forces politiques ont relevé la tête. Des groupements politiques de différentes obédiences se sont reconstitués, de l’islamisme radical au nationalisme démocratique en passant par les partis de gauche (dont le parti communiste, Tudeh). Quand le système parlementaire fonctionne à nouveau, Mohammad Mosaddeq, l’ancien député constitutionnaliste réélu, devient Premier ministre. Il fait voter immédiatement le projet de nationalisation de l’industrie pétrolière (avril 1951), proposé par le mouvement national, Jebhe melli (qu’il dirige) et soutenu par toutes les forces politiques rivales. Le peuple iranien reprend son apprentissage de la démocratie, sous la direction de son premier dirigeant démocrate depuis le coup d’Etat de Reza Shah.
L’euphorie de la liberté d’expression, de la participation sociale et surtout de la communion entre toutes les tendances politiques unies contre la domination politique et économique de la Grande-Bretagne n’empêche pas l’émergence des conflits entre communistes, nationalistes, et islamistes. Mais avant même que les acteurs puissent se pencher sur leur stratégie, le coup d’Etat d’août 1953, préparé par les services secrets anglais et américains [7], renverse le gouvernement légitime et populaire de Mosaddeq et ramène le Shah (en fuite à l’étranger sous la pression populaire). L’Iran change définitivement de mains et les Etats-Unis, remplaçant l’Angleterre, font du Shah un monarque inattaquable et de l’Iran le gendarme du Golfe ainsi que la première puissance militaire de la région après Israël. La répression qui s’abat sur le pays après le coup d’Etat de 1953 n’épargne personne, mais l’opposition laïque (partis de gauche et nationalistes) est la plus touchée. L’arrivée du Président Kennedy et ses exigences en matière de démocratie redonnent l’espoir aux iraniens, mais le régime se montre incapable même de faire semblant de respecter la vie démocratique. Scandale électoral après scandale électoral, le parlement cesse finalement de fonctionner à nouveau et les décisions politiques vitales pour la société iranienne sont prises sans consultation ou alors par voie référendaire, ce qui, en l’absence de toute opposition autorisée, permet les manipulations les plus grossières. Les réseaux clandestins se reconstituent et le rapprochement entre laïcs et religieux s’opère, au début des années 1960 lors de l’offensive politique du régime : la Révolution Blanche [8].
Les années soixante sont celles de la remise en cause des stratégies politiques de l’opposition laïque et du démantèlement d’un Front national qui n’arrive plus à rassembler l’ensemble des tendances politiques. La création du Mouvement pour la Libération de l’Iran (Nehzat-e Azâdi-ye Irân) est la première expression de l’association politique entre personnalités laïques et religieuses pour créer, à l’échelle nationale, un front islamo-nationaliste démocratique contre le despotisme et la soumission à l’étranger. Ses fondateurs, Mehdi Bâzargân, Yadollah Sahâbi (des scientifiques musulmans formés en Occident) et les ayatollah-s Tâleqâni et Zanjâni sont connus pour leur profond attachement à la démocratie et aux droits de l’Homme. A peine créé (en 1962), le mouvement est l’objet d’une répression violente de la part du régime. Ses dirigeants sont arrêtés et condamnés à de longues peines de prison.
Islam, islamisme et révolution
C’est à l’occasion de la mobilisation des milieux religieux contre le projet de la Révolution Blanche que la police du Shah attaque violemment le Centre d’enseignement religieux de Qom (howze). Les événements de juin 1963 constituent un tournant dans l’évolution de l’opposition au régime du Shah. L’ayatollah Khomeyni, réputé pour ses cours de philosophie et de morale prend publiquement position et condamne, dans des termes jusqu’ici inimaginables, non seulement le comportement de la police et de la SAVAK (police politique) mais aussi le Shah. La riposte est rapide et plus violente encore. Il ne s’agit pas de rétablir l’ordre mais d’« écraser l’ennemi » [9]. L’opposition politique entre dans une phase de radicalisation et le clergé, réuni derrière l’ayatollah Khomeyni, devient source de référence dans la lutte contre le Shah, désormais personnellement mis en cause. La décision d’élargir l’immunité juridique des diplomates américains aux personnels militaires et techniques ainsi qu’à leur famille, prise par le gouvernement et votée docilement par des députés élus frauduleusement, provoque une réaction encore plus violente de Khomeyni. Dans son discours il traite le Shah de « valet des américains » qui transforme par cette « capitulation » le « peuple civilisé de l’Iran en esclaves », et son pays en « colonie ». Il déclare le parlement illégitime et le Shah ennemi du Coran. A l’impopularité du Shah et à son illégitimité nationale depuis le coup d’Etat de 1953 s’ajoute donc désormais l’illégitimité religieuse.
L’arrestation puis l’exil de l’ayatollah Khomeyni ne font qu’augmenter son audience et son charisme. L’Iran est déjà entré dans la phase pré-révolutionnaire et même si on ne parle pas encore de Révolution islamique, l’effort conjoint des intellectuels, des laïcs de gauche comme Jalâl Al-e Ahmad, ou islamo-nationalistes comme Ali Shari’ati ou Bazargan et bien entendu des religieux, démocrates comme ayatollah Tâleqâni et réformateurs comme Mortezâ Motahhari, vont tous dans le sens d’un retour à l’islam. Idéologie de combat contre le despotisme, l’islam devient aussi lieu de ressourcement identitaire contre l’aliénation culturelle : qarbzadegi [10].
Le soutien inconditionnel des Etats-Unis au Shah, le renforcement de l’armée, l’opulence du régime grâce à l’augmentation du prix du pétrole et l’arrogance d’une classe nantie bénéficiant de la spéculation foncière post-Réforme agraire ainsi que de l’import-export vont de pair avec l’ouverture culturelle à l’Occident et la multiplication des contacts avec l’étranger. Le début des années soixante-dix est marqué par l’impatience politique des jeunes, plus urbanisés, plus instruits et sensibilisés aux thèses marxistes. Dans ces conditions, les échecs successifs du Front national pour se reconstruire et le souci du Mouvement de Libération de l’Iran de demeurer une opposition constitutionnaliste (et non armée) conduisent les plus radicaux vers la lutte armée. De nouveaux groupes (islamistes, socialistes, marxistes, maoïstes et islamo-marxistes) apparaissent. Au fur et à mesure que le régime « justifie » sa répression violente contre « les terroristes » et renforce le contrôle de la SAVAK sur la vie sociale, il fait bénéficier les militants de la sympathie de la population.
L’opposition islamique travaille en profondeur, dans les mosquées et les universités. Elle renouvelle non seulement sa méthode d’approche et son discours, mais aussi les lieux de formation et de diffusion de son message. L’institut islamique de Hoseyniye Ershâd créé par un groupe d’intellectuels religieux, à la fin des années soixante, devient un espace de formation idéologique et de préparation de la révolution islamique. Construit dans les beaux quartiers du nord de Téhéran, il a pour objectif d’attirer les jeunes de la classe moyenne, instruits et de plus en plus éloignés de la religion. La collaboration inédite des intellectuels et du clergé dans une même institution réussit au-delà de toute attente en cinq ans (1967-1972). Des dizaines de milliers de jeunes suivent des cours et distribuent des cassettes et photocopies de l’enseignement d’Ali Shari’ati dans tous les milieux, des howze aux universités de tout le pays et jusque parmi les jeunes appelés dans l’armée. L’atmosphère politique devient franchement insurrectionnelle en 1977 après les deux morts, attribuées immédiatement à la police politique par la population, du fils aîné de l’ayatollah Khomeyni (à Najaf) et d’Ali Shari’ati (en Angleterre). Le cycle de la violence commence donc, rythmé par les cérémonies traditionnelles de deuil (enterrement, septième et quarantième jour), et marqué par de nouvelles victimes de la répression policière. La culture politique des jeunes instruits de la classe moyenne est, déjà alors, profondément marquée par les références islamiques et par la mythologie shi’ite du combat exemplaire de l’Imam Hoseyn enseignée par Ali Shari’ati.
La démocratie absente ?
Lorsque les grandes manifestations de 1978 réunissent des millions d’iraniens dans tout le pays on n’en est plus à des revendications historiques telles que le respect de la constitution, de l’Etat de droit et de la démocratie. Les slogans inscrits sur les murs de Téhéran, dans les petites ruelles des quartiers pauvres et plus religieux du sud, se distinguent de ceux des quartiers aisés du nord, par leur référence massive à la religion. Les grandes artères de Téhéran qui ont été empruntées par des millions de manifestants venus de tous les quartiers et même de la province témoignent de la prégnance des thèmes et des symboles issus de la culture shi’ite. La plupart des slogans exprimant des concepts politiques modernes contiennent des condamnations de l’impérialisme américain, du colonialisme et de la dictature des Pahlavis [11]. Les revendications démocratiques sont peu présentes et leurs rares apparitions sont le fait des partis politiques historiques (ou de leur branches dissidentes) et non de la masse des manifestants, toutes classes confondues. Ce sont les mouvements nationalistes, islamo-nationalistes ou communistes qui font référence à la « démocratie » comme un des objectifs de la révolution. Les revendications dominantes sont celles de liberté, de justice, d’indépendance nationale et bien sûr d’islam, avant que n’apparaisse, avec l’encadrement de plus en plus efficace du clergé, l’idée de « République islamique ».
L’absence de revendications explicites et significatives en matière de « démocratie » ne signifie bien évidemment pas que le peuple iranien n’y aspirait pas. Les mots-clefs de la révolution iranienne renvoyaient sans aucun doute aux principes de base d’un système politique démocratique. Mais la révolution a mobilisé des couches traditionnelles et populaires dont la contestation politique ne s’exprimait pas dans la même terminologie que l’élite intellectuelle de l’opposition classique, composée principalement d’acteurs instruits (universitaires et étudiants). L’exclusion de la scène publique des leaders historiques et l’absence de débat politique pendant un quart de siècle (1953-1978) a interrompu une socialisation politique moderne qui n’avait pas encore pu atteindre les milieux populaires. Exclus de l’instruction, leurs seuls lieux de communication accessibles étaient des réseaux traditionnels et communautaires de quartier, des mosquées et des hoseyniye-s (espace aménagé pour des manifestations religieuses shi’ites).
Les conditions de vie sociale et politique étaient de plus en plus difficiles pour les milieux populaires, et ce pour des raisons objectives : cherté de la vie, soins sanitaires et scolarité des enfants non assurés, logements insalubres, notamment pour les masses issues de l’exode rural, chômage, etc… Elles devenaient aussi insupportables pour l’immense majorité de jeunes appartenant aux milieux populaires, en raison des frustrations quotidiennes que provoquait cette « modernité » arrogante qu’affichait la classe aisée. Ils rejoignaient donc sans hésitation la classe moyenne traditionnelle, qui elle, souffrait surtout de la marginalisation sociale que leur imposait la politique culturelle pro-occidentale de l’Etat. La personnalité de l’ayatollah Khomeyni et la radicalité de son opposition au Shah réunissait dans un même mouvement de contestation l’ensemble du peuple iranien. Le poids numérique des milieux traditionnels et populaires et leur adhésion inconditionnelle au leader charismatique ont ainsi submergé les organisations de l’opposition politique moderne.
Loin de s’en inquiéter, les opposants plus expérimentés, ceux surtout qui avaient vécu l’échec du mouvement nationaliste et démocratique de Mosaddeq, étaient fascinés par l’ampleur et la force du mouvement. Une des raisons de la facilité avec laquelle le complot des services secrets américains et anglais a réussi à renverser Mosaddeq avait été l’absence de participation massive de la population dans le mouvement. Les conflits avec l’ayatollah Kashâni et Mosaddeq avaient réduit le soutien des milieux populaires et religieux au mouvement dirigé par ce dernier et les nationalistes recrutaient l’essentiel de leurs militants parmi la population instruite de la classe moyenne. Le caractère populaire de la révolution de 1978-1979 était donc une victoire sur le passé et une assurance pour les anciens opposants.
Le désenchantement des démocrates (islamiques et laïcs) est devenu patent après la formation du gouvernement provisoire de Mehdi Bâzargân. La répression post-révolutionnaire, les exécutions sans véritable procès des anciens collaborateurs du Shah puis la chasse aux dissidents, l’imposition de la tenue islamique aux femmes et surtout la prise d’otages à l’Ambassade américaine ont mis fin à la fusion idéologique. Les forces politiques démocratiques sont désignées désormais par le terme péjoratif de « libérales » par les « authentiques révolutionnaires » auto-baptisés « hezbollah ». La guerre déclenchée par l’Irak et l’isolement international de l’Iran n’ont fait que renforcer les radicaux islamiques au sein de toutes les institutions de l’Etat. Le contrôle idéologique sans partage de la fraction dominante a fini par provoquer des divisions au sein même du clergé. L’aile gauche des islamiques est peu à peu évincée au profit de la droite, les partis politiques dissous et les médias sous contrôle total de l’Etat. Deux événements déterminants viennent cependant transformer, à la fin des années quatre-vingts, la dynamique sociale et politique du pays : la fin de la guerre et la mort de l’imam Khomeyni. Le premier événement a lancé le débat sur la participation sociale pour la reconstruction du pays, le second a privé l’élite dirigeante d’une autorité d’arbitrage absolue. Ni le nouveau Guide, l’ayatollah Khâmeneï, ni aucune autre personnalité politique ou religieuse n’ayant le charisme et la légitimité de l’imam Khomeyni, les tendances politiques rivales sont entrées dans une nouvelle dynamique concurrentielle. Un fait politique de poids dans la deuxième décennie de la République islamique.
Une nouvelle société, de nouveaux acteurs
L’évolution de la société iranienne post-révolutionnaire ne peut cependant être comprise par la seule analyse de la sphère politique. Parallèlement aux luttes pour le pouvoir au sein des instances politiques, le peuple iranien vivait des expériences sociales inédites, créait de nouveaux réseaux de solidarité et découvrait de nouvelles dimensions de son identité. La fusion révolutionnaire contre le Shah et le combat solidaire mené pendant une longue guerre défensive avaient déjà rapproché les Iraniens par delà leur diversité ethnique, culturelle, et sociale. Le développement rapide des moyens de communication a permis leur rapprochement dans l’espace et l’accès aux médias modernes [12], grâce à l’extension du réseau de distribution de l’électricité, a facilité l’intégration des populations des régions périphériques à la culture nationale. La télévision et la radio iraniennes, bien que contrôlées par l’Etat, ont permis à des groupes jusque là isolés dans leur village ou leur région, d’avoir accès aux images de leur pays dans toute sa diversité, de leurs dirigeants et aussi de l’étranger. La radio plus hétérogène et plus éducative les renseignait sur la santé, l’école, les loisirs et surtout sur la vie nationale avec la transmission en direct des débats parlementaires (écoutés avec assiduité par la population). Les radios étrangères et la télévision par satellite, ainsi que, dans les régions frontalières, les télévisions des pays voisins compensaient largement le contrôle étatique sur les médias nationaux.
Les résultats du recensement de 1996 confirment les transformations structurelles que les enquêtes et observations sur le terrain permettaient de constater. L’alphabétisation accélérée des adultes, la scolarisation de plus en plus généralisée des enfants, l’augmentation du nombre des lycéens et des étudiants, l’influence exercée par les jeunes des milieux populaires sur leur famille, peu ou pas instruite, ont rapproché le profil culturel des ruraux et des citadins, des milieux populaires et de la classe moyenne. Dans l’ensemble 18,5 millions d’enfants et d’adolescents ont été scolarisés en 1996 [13]. L’écart important entre filles et garçons a été nettement réduit notamment dans les dernières années du lycée. Durant le premier Plan de développement économique (1989-1994) le nombre des filles scolarisées a augmenté de 30% et celui des garçons de 21%. [14]. Le pourcentage des filles finissant leurs études secondaires est plus important que celui des garçons. Si les études sont de plus en plus valorisées chez les filles c’est parce qu’au-delà de la revanche symbolique sur leur infériorité sociale, l’école reste pour elles l’unique espace de sociabilité légitime (en dehors de celui de la famille). Elle est aussi la porte ouverte vers l’indépendance économique et l’exercice d’un emploi, alors que les garçons sont très vite tentés par le marché du travail. Le nombre des étudiants est passé de 170 000 avant la révolution à 1 200 000 en 1997 et il devrait atteindre 1 500 000 en 1999. Fait significatif , les filles constituent plus d’un tiers des étudiants (et près de la moitié en médecine) [15].
Bien que l’importance du travail féminin soit largement sous estimée par les statistiques iraniennes [16], le recensement de 1966 montre que la population active a augmenté essentiellement grâce au travail des femmes. Le succès de la politique du planning familial, la scolarisation accélérée et l’augmentation du travail des femmes ont fait baisser le taux de croissance démographique. La baisse de la natalité est spectaculaire, malgré l’importante chute du taux de mortalité, les jeunes de moins de quinze ans sont passés de 45,5% à 39,5% de la population et l’âge médian a augmenté de plus de deux ans (21,7 en 1986 et 24 ans en 1996). L’urbanisation rapide des années soixante-dix a été intensifiée depuis la révolution pour faire de l’Iran un pays majoritairement urbain (61,3%). Le flux continu des immigrants de la campagne vers les villes, n’a pas empêché la baisse du taux moyen de croissance annuelle des régions urbaines (entre les deux derniers recensements), ce qui montre l’intégration des familles immigrées au mode de vie urbain y compris dans le domaine de la fécondité et de la scolarité prolongée des filles [17].
Les conséquences de ces changements sont déjà perceptibles dans les nouveaux comportements sociaux et les pratiques culturelles des jeunes et des femmes. Si le mouvement de revendication des femmes est aussi important et aussi populaire aujourd’hui, ce n’est pas seulement parce que la Sharia, telle qu’elle est inscrite dans le code civil iranien, légitime l’inégalité sociale et juridique des sexes. La conscience de genre est avant tout le résultat de nouvelles expériences sociales des femmes qui découvrent la logique inégalitaire des rapports sociaux de sexe dans toutes les sphères de la vie sociale et familiale [18]. Les femmes qui se sont engagées comme les hommes dans la révolution, dans l’effort de guerre et dans les mouvements sociaux et politiques ont bien entendu plus de mal à accepter une infériorité juridique imposée au nom de l’islam. D’autant plus que c’est aussi au nom de l’islam que beaucoup d’entre elles ont eu le droit d’accéder à l’espace public : l’école, l’université, le marché du travail et les responsabilités associatives et politiques.
L’entrée massive des femmes des milieux traditionnels sur le terrain social les a rapprochées des femmes laïques qui dénonçaient déjà les discriminations sociales et juridiques sans pouvoir se constituer en groupe de pression. La récente solidarité entre femmes laïques et islamiques luttant ensemble contre l’inégalité des sexes est la première expérience pluraliste post-révolutionnaire en Iran et elle s’articule déjà aux revendications pour l’égalité de tous les citoyens devant la loi. Les nouveaux discours de femmes intellectuelles ou actrices sociales qui apparaissent depuis le début des années 90 ont en commun des revendications explicites en matière d’égalité politique, sociale et juridique entre les sexes. Les « féministes », islamiques ou laïques sont des promotrices d’un nouveau mouvement social qui bouleverse la vision traditionnelle de l’islam et radicalise les aspirations démocratiques de la société civile [19]. La référence à l’islam est devenue « consensus social » depuis la révolution, elles s’adressent donc aux mojtahed-s pour exiger d’eux une remise en cause de l’approche traditionnelle du feqh pour trouver des réponses aux nouvelles demandes de la société et plus particulièrement des femmes.
D’autres nouveaux acteurs sociaux émergent en nombre dans l’espace urbain avec des profils socioculturels très différents de ceux des décennies précédentes [20] D’origine sociale modeste et de culture traditionnelle (petits artisans, ouvriers et immigrés de la campagne), ils doivent leur légitimité et leur ascension sociale à leur engagement dans la révolution et plus encore dans la guerre. Anciens adolescents basiji-s (engagés volontaires) ayant souvent poursuivi des études universitaires entrecoupées de périodes passées au front, ils ont été socialisés à la fois dans les réseaux de leur quartier et dans les associations d’étudiants. Animés par les grands idéaux de la révolution islamique et constatant, à la fin de la guerre, l’importance des problèmes sociaux et éducatifs des jeunes, ces anciens militants islamiques se transforment en acteurs socioculturels : ils créent des structures associatives dans leur quartier et prennent en charge la socialisation des jeunes.
Les premières associations de quartier, indépendantes des mosquées et de l’Etat sont créées par les anciens basiji-s pour remédier aux problèmes éducatifs des jeunes que les institutions publiques ne peuvent résoudre. Ne pouvant compter sur l’aide de l’Etat, qui a déjà du mal à prendre en charge l’éducation et la formation de la totalité des enfants et adolescents d’un pays dont les deux tiers de la population est en âge scolaire, ils se tournent vers les financements privés et à Téhéran vers la mairie dont le budget (pour la première fois en Iran) ne dépend plus de l’Etat mais de la ville elle-même.
La Mairie de Téhéran dirigée pendant huit ans par M. Karbâstchi, politiquement ouvert aux initiatives innovantes dans le domaine social et culturel, s’est appuyée donc sur l’enthousiasme de ces nouveaux acteurs pour mettre en uvre une politique de soutien culturel et éducatif aux jeunes en donnant une place prioritaire aux quartiers défavorisés du sud de la capitale. Le succès des grands Centres culturels, des Maisons de quartiers, des bibliothèques et centres de formations créés par la Mairie de Téhéran depuis 1991, tient à la collaboration étroite du Bureau des affaires sociales et culturelles des municipalités avec les associations de quartier. Des centaines de milliers d’enfants et d’adolescents qui ont fréquenté ces espaces culturels modernes y ont trouvé de nouveaux supports d’identité sociale que leur famille et leur communauté n’ont pas les moyens de leur offrir. Le progrès significatif dans le domaine de la scolarisation, le prolongement des études et ces nouvelles formes de socialisation dans les grandes villes ont été déterminants dans l’évolution des jeunes, en particulier ceux des quartiers populaires et notamment des filles qui constituent à elles seules près des deux-tiers des inscriptions dans les Centres de loisirs municipaux et les associations culturelles de quartiers.
Les responsables municipaux définissent leur politique culturelle comme un projet éducatif pour faire des enfants et des adolescents d’aujourd’hui, les citoyens de demain. La citoyenneté, disent-ils, fait partie de la modernité urbaine, une culture qui s’acquiert par l’expérience [21]. Diverses initiatives sont prises pour permettre un apprentissage à l’école des règles de la vie démocratique. Par exemple le Bureau des affaires sociales et culturelles de la Mairie a lancé un projet original en proposant aux collèges publics d’organiser au sein de l’école des élections pour élire un maire et un conseil municipal. Les adolescents et adolescentes, invités à préparer la campagne électorale pour élire leur maire, ou se faire élire, se familiarisent avec la politique et découvrent l’intérêt de la démocratie. L’administration scolaire, réticente au début, a vite compris l’intérêt d’une participation active des élèves à la vie de l’école et les avantages matériels que les enfants-maires ont réussi à obtenir des municipalités de leur arrondissement (soutien scolaire, équipements, entretien des locaux, etc.). En 1996, deux ans après le lancement du projet, plusieurs centaines de collèges y avaient déjà adhéré.
L’exemple de la capitale est significatif d’une part parce que le Grand Téhéran comprend près d’un cinquième de la population du pays mais aussi parce que ce qui s’y passe se reproduit très rapidement dans les autres grandes villes. La culture des adolescents et des adolescentes des milieux populaires et traditionnels des grandes villes mais aussi des grandes banlieues peuplées d’immigrés d’origine rurale est de plus en plus proche de celle des jeunes des classes moyenne modernes. Les générations antérieures s’étaient retrouvées ensemble dans les manifestations contre le Shah et dans les tranchées sur le front lors de la guerre contre l’Irak, les jeunes de la nouvelle génération se côtoient dans des circonstances plus pacifiques, à l’école, dans les centres culturels, à l’université, et plus récemment dans la campagne électorale pour le Président Khâtami, devant les urnes.
Le candidat Khâtami ne s’est pas trompé dans sa campagne quand il a choisi les jeunes comme interlocuteurs privilégiés. Lors d’une émission télévisée, alors que tous les autres candidats abordaient la question de la jeunesse comme un problème national à résoudre, M. Khâtami en a parlé comme d’une bénédiction pour la nation et a souligné la légitimité de leurs revendications. La mobilisation des jeunes en faveur du candidat Khâtami n’a pas été déterminante seulement par leur nombre, mais aussi par leur capacité de persuasion, leur permettant souvent de convaincre leur famille de voter pour leur candidat. Dans les milieux peu impliqués dans la vie politique ou opposés au régime islamique, ils ont réussi à faire voter des parents qui n’avaient jamais voté sous la République islamique. Dans les couches plus traditionnelles, et plus perméables à la propagande de l’Etat, notamment par l’intermédiaire de la télévision (média le plus populaire), ce sont les jeunes (collégiens, lycéens ou étudiants) plus instruits que leurs parents et lecteurs de la presse indépendante qui ont neutralisé la propagande pour le « candidat officiel » ; ils se sont aussi volontairement mobilisés pour surveiller le déroulement des campagnes électorales.
Malgré la baisse significative du taux de fécondité [22], l’Iran est toujours un pays de jeunes où les adolescents sont électeurs dès 16 ans. Le poids de la jeunesse sur la vie politique y est incontestable. S’il est difficile de constater l’impact du critère religieux dans le choix entre deux candidats tous deux membres du clergé, il est néanmoins certain qu’islamiques ou laïcs, les jeunes ont voté pour celui des deux candidats qui n’a pas cessé de défendre les valeurs de la démocratie. Le projet politique de M. Khâtami, aussi islamique qu’il soit, prône l’Etat de droit, le renforcement de la société civile, l’égalité sociale entre les sexes, la liberté d’expression et des partis politiques. Au-delà des difficultés pratiques pour le réaliser, le fait même qu’un tel projet ait pu remporter l’adhésion de 70% des 90% d’iraniens qui ont voté montre déjà que la société post-révolutionnaire aspire à un Etat démocratique.
Au lendemain de la victoire de 1979, quand le Conseil de la révolution devait désigner le nouvel Etat, les deux références à la « république » et à l’« islam » étant déjà inscrites dans le projet, Mehdi Bâzargân proposa d’y ajouter celle à la « démocratie » mais la proposition fut rejetée par l’ayatollah Motahhari, idéologue de l’Etat post-révolutionnaire, qui rappela que les valeurs démocratiques étaient déjà présentes dans la référence à l’islam. Il avait ajouté qu’en outre le terme « démocratie » étant occidental il n’était pas convenable de l’inscrire dans l’intitulé même de l’Etat post-révolutionnaire. Motahhari n’est plus là pour contribuer aux débats passionnés qui, depuis dix ans, mobilisent les intellectuels contestateurs et des clercs réformistes sur l’articulation entre l’islam et la démocratie.
Démocratie et pluralisme : un débat post-islamiste
Les changements sociaux et politiques qui ont bouleversé la société iranienne et transformé le profil des acteurs ont aussi modifié le discours des intellectuels. Les nouveaux intellectuels, qui relancent les débats sur la modernité, le pluralisme, le constitutionnalisme, la société civile, le féminisme et la démocratie, ont un profil différent de celui des intellectuels révolutionnaires du début des années quatre-vingts. Ils font plus de place au travail culturel que les préoccupations essentiellement idéologiques de leurs prédécesseurs avaient relégué au second plan. Même si certains d’entre eux étaient déjà connus du public, ce n’était pas en raison de leur réflexion critique mais bien de leur engagement dans le mouvement islamique. Ce qui est vrai des intellectuels, l’est aussi pour les nouveaux clercs. Une nouvelle promotion de jeunes clercs, ayant souvent suivi un double cursus (howzeh et université), participe, au côté de quelques – rares – aînés [23], au mouvement de réformation religieuse et politique. Ils apportent une contribution substantielle à l’élaboration d’un nouveau discours sur l’islam.
Dix ans après l’instauration de la révolution, face à « l’autorité absolue du faqih », le débat sur la démocratie enthousiasme la société iranienne. Le plus religieux des intellectuels iraniens et ancien membre du Conseil de la révolution culturelle [24], Abdolkarim Soroush dénonce l’idéologisation de l’islam comme un « fléau » et reprend l’idée d’un Etat démocratique et islamique dont rêvaient déjà l’ayatollah Tâleqâni et Mehdi Bâzargân. Abordant le sujet en traitant des rapports entre les droits de Dieu et les droits de l’Homme, il suscite un débat passionné qui divise les intellectuels.
Les uns reprennent les propos du clergé traditionaliste, qui considère que « la démocratie et la liberté ne sont pas des valeurs islamiques » et soulignent le caractère paradoxal d’une approche qui associe l’islam et la démocratie. Les limites d’un Etat qui se veut à la fois représentant de l’idéologie islamique et défenseur de la démocratie sont mises en avant pour affirmer l’incompatibilité de l’islam avec les droits des minorités religieuses et des libres penseurs.
Nous pensons qu’il est impossible de réconcilier l’islam et la démocratie sans passer par une sécularisation complète de l’islam. […] L’univers de la pensée et des opinions est pour l’homme le lieu par excellence de l’exercice de son libre arbitre. Le fondement de la démocratie est son incertitude face à la vérité. L’homme doit pouvoir rencontrer librement des idées et opinions divergentes pour faire son choix y compris celui de la religion ou son rejet. Ce qui importe est la liberté de choix et non l’adhésion à telle ou telle religion [25].
Les autres s’opposent à la thèse de « l’incompatibilité » entre l’islam et la démocratie et rappellent le combat du clergé constitutionaliste pour l’Etat de droit et l’effort de certains des plus grands ulémas pour concilier l’islam et la démocratie. L’hojjat ol-eslâm Yusefi Eshkevari, clerc progressiste et proche des milieux islamo-nationalistes, fondateur d’un Centre de recherche et documentation sur Ali Shari’ati dénonce comme ses aînés constitutionalistes « le pouvoir absolu » et « la dictature religieuse » et défend la thèse de la « compatibilité de l’islam et la démocratie ».
Nâïni disait : la déviation des musulmans a commencé lorsqu’ils ont abandonné leur système étatique fondé sur un « pouvoir limité » et géré par les « conseils » et sont tombés dans le piège du « pouvoir absolu » et dictatorial. Nâïni et Kavâkebi considéraient la « dictature religieuse » comme la forme la plus dangereuse de toutes les dictatures. Les ulémas qui avaient une telle position n’étaient pas rares. Doit-on penser qu’ils ignoraient l’islam [26] ?
D’autres encore considèrent que la compatibilité entre l’islam et la démocratie est possible mais à condition de ne pas se cantonner dans une lecture univoque de la démocratie et d’accepter que la compréhension de l’islam puisse être plurielle. Des versions différentes de l’islam et de la démocratie sont donc examinées pour combiner une articulation entre les valeurs islamiques et les principes démocratiques. La modernisation de l’islam demeure l’étape préalable à toute démocratisation mais elle est envisagée à l’aide de l’ejtehâd. Principe fondamental de la doctrine shi’ite ejtehâd signifie : renouveler l’interprétation des textes sacrés sur la base d’une argumentation fondée sur la raison, aql, pour répondre aux « nouvelles demandes » de la société. La réhabilitation de cette pratique, et sa transformation en outil de sécularisation interne fait partie des revendications des intellectuels post-islamistes [27].
Le pluralisme religieux est abordé du point de vue philosophique, dans l’histoire de la pensée, ou bien sociologique, dans la dynamique intellectuelle et culturelle contemporaine. Introduites dans le débat public par Soroush, deux versions de la religion sont distinguées [28] : la version contractée (minimaliste), qui n’intervient que dans le champ du sacré ; la version dilatée (maximaliste) qui prétend avoir son mot à dire sur tout, y compris la vie sociale et politique. Soroush fait de la désacralisation de l’apport intellectuel et religieux des ulémas du passé l’étape préalable à la relecture des textes sacrés. La compréhension de la religion, dit-il, est une fabrication humaine et comme toute autre connaissance produite par l’homme elle porte donc les traces de son imperfection. D’où la nécessité d’un perpétuel renouvellement et d’une réinterprétation permanente [29].
La pluralité des lectures religieuses (qerâ’at-e din) au sein de l’islam conduit à aborder la question de la tolérance vis-à-vis des autres religions, voire des non croyants. Le pluralisme religieux devient une double exigence : au nom des valeurs du shi’isme et des principes démocratiques.
Le pluralisme est la pierre angulaire de la démocratie. On ne peut être pour la démocratie et imposer des limites aux interprétations des mojtahed-s. […] L’expression `patience shi’ite’ (sabr-e shi’e) ne renvoie-t-elle pas à la tolérance des croyants pendant la période de l’Absence [de l’Imam caché] ? Selon un hadith : `Dieu a éparpillé ses preuves (hojjat) parmi les peuples, ce qui signifie bien que la vérité n’est le monopole de personne’. [30]
Sur le plan théologique le débat est nourri par l’apport substantiel de Mojtahed Shabastari qui distingue le pluralisme religieux de la tolérance vis-à-vis des autres religions et de leurs fidèles. Pour Shabastari la tolérance n’exclut pas de croire que la vérité tout entière nous appartient car une partie de cette vérité peut consister à respecter celle des autres, le pluralisme, en revanche, implique de croire que l’accès à l’absolu n’est le monopole d’aucune religion. Etre pluraliste signifie pour le croyant accepter que la vérité à laquelle il a accès n’est pas toute la vérité et qu’il s’agit de représentations et de symboles de la vérité absolue, saisissable par d’autres voies [31]. La même démarche amène les intellectuels, comme Ahmad Narâqi, à aborder la question du « libéralisme religieux » [32] et à se demander si l’on peut avoir foi en sa religion tout en reconnaissant la vérité des autres religions ou encore si le croyant peut accorder aux autres « le droit à ne pas être dans le vrai ».
Le débat sur l’articulation entre le pluralisme politique et religieux se généralise lors de la campagne électorale (début 1997) de Mohammad Khâtami qui fait de la tolérance (modârâ, ou tasâhol), une valeur essentielle de son projet politique. L’hojjat ol-eslâm Mohsen Saïdzâdeh, s’appuie sur la priorité de la raison (aql) dans l’islam et introduit une autre variante : le débat sur l’islam n’est réservé ni aux ulémas, ni même aux seuls musulmans, les principes de l’islam, leur validité et leur intérêt peuvent être soumis à l’examen de tous les penseurs, y compris les non croyants. Débattre de l’islam, dit-il, n’a rien à voir avec le fait d’y croire.
Ancien juge, devenu célèbre pour sa collaboration avec la revue féministe Zanân, l’hojjat ol-eslâm Saïdzâdeh défend, depuis le début des années quatre-vingt-dix, le pluralisme islamique pour légitimer sa lecture féministe des textes sacrés [33]. Dans sa relecture du Coran, il privilégie « l’esprit humaniste du Coran » fondé sur l’égalité des humains (ensân-s), sans distinction de sexe ou d’autres critères, pour retirer toute légitimité religieuse à la discrimination sexuelle. Son argumentation ne provoquerait pas tant de remous dans les milieux religieux s’il ne s’efforçait pas de déconstruire le discours religieux constitué depuis quinze siècles par les ulémas. Il y met en évidence le respect de la tradition au détriment de la raison (aql) [34] et dénonce les interprétations sexistes des principes religieux et un islam qui évolue au rythme des changements sociaux.
L’égalité des sexes fait partie des fondements de l’islam. La religion reconnaît cette égalité. Ce sont les hommes qui ne l’acceptent pas. […] Dans les interprétations des ulémas on trouve mélangés le discours de la religion et celui de la domination masculine. Or la société peut changer de regard, et placer l’égalité des sexes à la base de ses coutumes et traditions. Ce changement ne porte aucun préjudice à l’islam et bien au contraire, il lui sera bénéfique ; ceux qui empêchent ces transformations sont soit ignorants, soit préoccupés uniquement par leurs avantages sans se soucier des problèmes des femmes [35].
Son article consacré à l’analyse de l’approche religieuse des Talibans dans le quotidien Jâme’e [36] a provoqué la colère des responsables politico-religieux conservateurs, et conduit à son arrestation [37].
Le corpus religieux, que l’on présente comme la religion, est si malléable qu’il peut servir à légitimer le pouvoir le plus violent, comme le plus humaniste […]. Contrairement à tous les autres intellectuels iraniens, je reconnais la légitimité religieuse des Talibans d’Afghanistan. La condamnation des Talibans résulte d’une négligence, voire d’une ignorance des sources qui constituent notre corpus religieux actuel. L’approche des Talibans s’enracine dans les textes religieux qui existent bel et bien et si les Iraniens voulaient adopter une position traditionaliste, ils prendraient le même chemin que les Talibans. C’est ce qui arrive, par exemple, lorsque certains de nos religieux se déclarent contre la pratique du vélo pour les femmes [38].
La reconnaissance de la légitimité religieuse des Talibans a pour objectif de rappeler au clergé traditionaliste qu’aucune interprétation religieuse ne peut se prévaloir du monopole de la vérité pour condamner les autres au nom d’un islam « authentique et unique ». Pour Saïdzâdeh on peut contester l’interprétation des Talibans mais on ne peut les accuser d’infidélité à l’égard de l’islam.Enrevanche,ils sont condamnables en raison de leur archaïsme et de leur rejet irrationnel vis-à-vis de la modernité. En insistant sur le fait que les Talibans puisent leur légitimité dans les mêmes sources que le clergé shi’ite, il cherche à promouvoir l’idée d’une réévaluation nécessaire du corpus religieux, en fonction de critères rationnels. Pour juger de la validité des interprétations religieuses, ce sont les valeurs de la modernité et de l’humanisme (l’égalité entre les sexes, les droits de la société civile, le pluralisme et la démocratie) qui devraient servir de critères d’évaluation et non l’avis des ulémas.
Si la Sharia signifie légiférer à partir de l’interprétation des hadiths et fatvâ contenus dans le corpus religieux, on peut envisager une multitude de Sharia. J’aurais, quant à moi, proposé d’autres lois sur la base des mêmes critères sacrés, mais les fondamentalistes s’opposent, par principe, à l’esprit humaniste et aux pratiques qui conviennent à la société civile. Ce dont nous avons besoin est donc une véritable critique des bases de la pensée fondamentaliste [39].
Le nouveau discours des intellectuels contestataires et des clercs réformistes s’oppose à l’approche idéologique de l’islam « authentique » et « unique » des années révolutionnaires, servant d’instrument de lutte puis de conquête du pouvoir. Ils proposent un islam « démocratique », « pluriel » et « humaniste » comme le seul moyen pour les individus de retrouver leurs droits de citoyens face à l’Etat et de protéger leur foi (imân) face à la religion officielle. De la fusion idéologique de l’Etat et de la religion dans la confusion des champs sacré et profane on passe progressivement à leur différenciation.
Pouvoir « absolu » et liberté politique
Devant l’urgence de la demande sociale pour une démocratisation de la vie politique, les acteurs religieux comme laïcs rivalisent pour proposer des solutions. Les uns, comme Mohsen Kadivar (clerc mathématicien et docteur en philosophie) pensent légitimer la démocratie par un ré-enracinement dans le shi’isme, d’autres, comme l’hojjat ol-eslâm Shabastari cherchent à limiter le champ d’intervention de la religion pour permettre l’émergence de la pensée critique, productrice de la modernité. Il rappelle à ceux qui soutiennent que les lois religieuses peuvent à elles seules gérer les sociétés musulmanes contemporaines, que le feqh n’a jamais joué ce rôle. On ne peut, dit-il, faire une telle place pour Dieu qu’au prix de la négation de l’Homme et de ses potentialités [40].
Si la démocratie est devenue un thème dominant des discours post-islamistes c’est parce qu’elle est, « malgré ses risques et ses incertitudes », le seul système qui assure la liberté politique et religieuse de la société civile dans sa diversité. Ce d’autant que depuis la révision de la constitution en 1989, le Guide est devenu une autorité « absolue » (velâyat-e motlaqe-ye faqih). Au-delà des divergences théoriques et des rivalités politiques à l’intérieur de l’élite religieuse, la question qui divise aujourd’hui les Iraniens, concerne d’une part la fonction, d’autre part le mode de désignation du Guide. Deux types de raisonnement caractérisent les différentes positions des contestataires.
Certains pensent que le fonctionnement démocratique des institutions politiques permettrait à l’Etat islamique de s’affranchir de l’autorité du Guide. Ils se réfèrent à l’histoire de la pensée politique shi’ite pour rappeler que le système politique fondé sur le velâyat-e faqih est une conception très minoritaire, que l’Etat islamique aurait préservé son authenticité religieuse même sans un Guide ; mais il se trouve que le fondateur de la République islamique, l’imam Khomeyni, n’était pas partisan de cette conception. Il s’agirait donc, selon Abdolkarim Soroush, d’un « accident historique » [41]. D’autres, comme Mohsen Kadivar, contestent le caractère « absolu » de l’autorité du Guide, qu’il considère en contradiction avec la Constitution. Il met en avant l’importance du mode de désignation et souligne que, selon la Constitution, personne n’est au-dessus de la loi et que le Guide ne fait pas exception. Kadivar rappelle que, selon l’Imam Ali (dans sa lettre adressée à son gouverneur Mâlek Ashtar), le premier critère de la légitimité de l’Etat islamique est l’adhésion de la majorité des croyants. Si le Guide doit être mojtahed pour garantir l’islamité de l’orientation globale des décisions politiques, il doit aussi être élu par la majorité de la population pour représenter un choix national. La légitimité et l’efficacité de sa fonction dépendent de cette double représentation [42].
La référence au choix de la majorité est particulièrement important dans le contexte actuel où le président Khâtami, incarnant la version démocratique de l’Etat islamique, a été élu par la majorité absolue des iraniens ; tandis que l’élection du Conseil des experts, chargé de désigner le Guide,a suscité un fort abstentionnisme chez les électeurs. Plus de 52% n’ont pas pris part aux élections pour manifester leur désapprobation des décisions du Conseil de surveillance [43] chargé de valider les candidatures. Insister sur l’importance accordée au « choix majoritaire » par l’Imam Ali, met en cause la légitimité des institutions politiques qui ne peuvent s’en réclamer [44].
Deux décennies après la révolution, les Iraniens conviennent qu’instaurer la démocratie n’est pas facile dans un pays soumis, des siècles durant, à l’absolutisme et au despotisme et où il existe de puissantes forces prêtes à user de la violence pour obtenir ou garder le pouvoir à n’importe quel prix ; mais ils sont aussi conscients, plus que jamais, du risque de dérapage dans le camp des défenseurs de la démocratie. Les pressions exercées sur le gouvernement de Khâtami pour qu’il réponde « il pour il, dent pour dent » à ceux qui provoquent les troubles sont donc fermement condamnées [45]. Alirezâ Alavi-Tabâr, oppose la droite traditionaliste (autoritaire et monopoliste) à la gauche rénovatrice (démocrates), sans distinguer « laïcs » et « religieux » pour ne s’attacher qu’au respect des règles du jeu démocratique, non pas comme tactique, mais comme principe politique.
Le front monopoliste a été contraint de jouer un jeu dont les règles ont été définies par le front du progrès. Même si elle gagne, la droite sera encore perdante. L’essentiel est que les règles du jeu soient respectées. Tant que le jeu se déroule dans le cadre des règles et des méthodes démocratiques, le front du 2 khordâd [les partisans de Mohammad Khâtami] sera gagnant. Pour cela il faut augmenter le prix à payer pour que le perdant ne soit pas tenté d’annuler le jeu. Le prix d’une action politique est la réaction qu’elle provoque chez ceux qui s’y opposent. Si les forces vives s’organisent pour y faire face – dans le cadre des lois et sans violence – toute action contre le mouvement de la société civile est à exclure en raison de son coût trop élevé pour ses meneurs [46].
Abbâs Abdi, ancien étudiant islamiste ayant participé à l’occupation, avec prise d’otages, de l’ambassade américaine, est aujourd’hui un défenseur acharné de l’Etat de droit : « Exiger le respect de la loi peut paraître conservateur mais, en Iran d’aujourd’hui, c’est ce qu’il y a de plus révolutionnaire » [47]. C’est, en effet, d’autant plus indispensable de se référer à la loi que des groupes de pression exrémistes qui la transgressent pour empêcher les intellectuels de s’exprimer, prétendent le faire au nom de la « révolution » .
Bien avant la récente vague de violence contre les intellectuels et opposants [48], Akbar Ganji, ancien militant islamique, membre des gardiens de la révolution, devenu lui aussi, un ardent défenseur du droit des citoyens, lançait le débat sur le fascisme. Le fascisme, dit-il, supprime les droits civiques des citoyens, tue la personnalité morale des individus et anéantit l’individualité de la personne humaine [49]. Gangi désigne du doigt des intégristes qui terrorisent la population, tentent d’intimider la presse indépendante et empêchent par la violence les intellectuels de s’exprimer en public. Il conclut que le fascisme existe bel et bien en Iran et comme Shari’ati l’avait déjà dénoncé, c’est bien l’ennemi principal. Ganji a été arrêté et emprisonné à la suite de ce discours mais il a continué sa dénonciation en faisant parvenir ses écrits à la revue Kyân qui les a publiés pendant sa détention.
L’hojjatol-eslâm Kadivar résume bien la position commune des acteurs post-islamistes à l’égard du fanatisme et de l’usage de la violence pour gérer la vie politique : « une société écrit-il qui apprécie le despotisme est une société malade qu’il faut soigner par le biais de la culture. Même si les gens adhèrent de leur plein gré au despotisme religieux c’est par essence d’une pathologie qu’il s’agit » [50].
La dénonciation publique du despotisme, du fanatisme et du fascisme ne pouvait pas s’exprimer en ces termes sans que des concepts comme « société civile » et « Etat de droit », « démocratie » et « tolérance » politique et religieuse ne fassent partie des représentations collectives. Si l’analyse du fascisme a donné lieu à un débat de société c’est parce que la société dispose d’un nouveau lexique politique et des outils conceptuels modernes. Depuis près de dix ans, en effet, le lexique socio-politique a profondément changé. Les débats ne sont plus centrés sur les concepts identitaires classiques comme « peuple » ou « nation » mais sur la société civile (jâme’e madani), la citoyenneté, (shahrvandi) et l’individu (fard) enfin, fait son apparition comme une valeur positive dans le champ politique mais aussi religieux.
Les connotations rattachées à l’islamisme et au fondamentalisme ne sont plus les mêmes non plus. Les étiquettes politiques comme « gauche » et « droite » sont désormais toujours complétées par d’autres adjectifs : traditionnelle, moderne et rénovateur. Les tendances et les partis politiques sont aussi redéfinis de l’intérieur et par les adversaires. Des étiquettes politiques telles que « libéral », « démocrate » ou « moderniste » ne font plus partie des insultes politiques, bien au contraire, elles sont chargées positivement. De même, traiter l’autre de « contre-révolutionnaire » ou « occidentalisé » est aujourd’hui désuet et inconvenant, seules les factions extrémistes le font encore. En revanche « fanatisme religieux », « conservatisme », « traditionalisme », « populisme », « radicalisme » et plus récemment « fascisme » représentent les anti-valeurs massivement partagées par la société civile.
Cependant l’arrestation de l’hojjat ol-eslâm Kadivar au lendemain des élections municipales (26 fevrier 1999) largement gagnées par le front des modérés et démocrates montre que l’épreuve de force continue entre les conservateurs et extrémistes d’un côté, les contestataires et réformistes de l’autre. Accusé de tenir des propos contre le velâyat-e faqih il a été traduit devant le Tribunal du clergé [51], une institution dont l’existence est contestée en raison de sa non-conformité avec la Constitution. La forte mobilisation de la population contre cette arrestation, y compris la désapprobation de nombreux grands ayatollahs n’ont pas encore infléchi le Guide, le seul à pouvoir décider de sa libération. Mais ayant refusé de répondre à un tribunal dont il a déclaré qu’il ne reconnaissait pas la légalité, Mohsen Kadivar, toujours en prison, est déjà un symbole national de la résistance contre l’autoritarisme politique et l’intolérance religieuse. Le président Khâtami l’a présenté comme un savant vertueux et un bienfaiteur, « un lion » dont aucune chaîne ne saurait maîtriser la puissance, ni l’honneur [52].
La transition démocratique n’est pas un processus linéaire et les difficultés rencontrées par les principaux acteurs du changement ne doivent pas cacher son ampleur.
Le retour à l’histoire iranienne de XXème siècle, révèle l’importance et l’ambivalence des rapports entre tradition et modernité d’une part, religion et laïcité d’autre part. L’instauration d’un Etat religieux, loin d’être un accident, paraît bien être l’aboutissement d’un processus historique inachevé de modernisation dont il constitue lui-même une étape. La Révolution Constitutionnelle n’a donc pas été seulement un événement majeur dans l’histoire politique de l’Iran, mais aussi le lieu d’une confrontation historique entre l’islam et la modernité [53], la tradition despotique de l’Etat et la démocratie revendiquée par la société civile. Mais les événements politiques n’ont jamais laissé le temps aux acteurs sociaux d’analyser, à l’épreuve d’une réelle pratique, l’articulation entre l’islam et la modernité, pour résoudre les contradictions conceptuelles et lever les ambiguïtés idéologiques. Les vagues de répression successives qui ont exclu les démocrates, laïcs et religieux, de la scène politique pendant le règne des Pahlavis ont favorisé l’émergence du radicalisme islamique qui a fait triompher la révolution de 1979. La révolution iranienne, bien que marquée par une « mise en scène » shi’ite « spectaculaire », s’est faite au nom des valeurs universelles de liberté, d’indépendance et de justice. La République Islamique puisant sa force et sa légitimité dans le soulèvement populaire contre l’autoritarisme de l’Etat Pahlavi ne peut, sans renier ses ambitions à la fois politiques et religieuses, faire abstraction des aspirations de la société civile. Les intellectuels et les clercs, dont l’association avait introduit le débat sur « l’islam et la modernité politique » au début du siècle, réapparaissent à nouveau, pour reprendre un débat maintes fois avorté depuis un siècle.
La rencontre des intellectuels, laïcs ou religieux, et des clercs rénovateurs, sur le terrain des revendications de la modernité politique, n’aurait certes pas eu lieu sans leur expérience sociale commune sous la République islamique ; mais elle n’aurait pas non plus été possible sans le travail de réflexion et de remise en cause des a priori méthodologiques dans leur approche de la religion. Leur projet de modernité politique, ne cherchant ni à se situer à l’extérieur de l’islam, ni à remettre en cause la légitimité de l’Etat post-révolutionnaire, imposait de s’aventurer dans une relecture des textes sacrés. Si le shi’isme est doctrinalement attaché à la multiplicité des interprétations du Coran et des hadiths, la déconstruction du corpus religieux n’est cependant pas une démarche anodine. Le corpus juridico-religieux, monumental et sacralisé, constitue un important patrimoine, support de l’identité religieuse et d’autant plus jalousement protégé par le clergé shi’ite qu’il s’agit d’une élaboration minoritaire dans un monde musulman dominé par le sunnisme. Historiciser les textes sacrés et désacraliser le corpus religieux pour les soumettre à des méthodes modernes d’analyse du discours ne fait donc pas partie de la tradition cléricale dominante. L’effort intellectuel des acteurs post-islamistes de la modernité, en ouvrant un nouveau chapitre dans l’approche de la religion, fait de l’Iran un chantier de réflexion sur les rapports entre islam et modernité dont la démocratie a toujours constitué le fruit le plus inaccessible.
Or si la démocratie est née en Occident, elle est avant tout une construction historique. Les rapports sociaux et les conflits politiques et économiques ne s’inscrivent pas dans l’ordre naturel et, si les conditions sont réunies, elles peuvent conduire ailleurs à la même exigence de liberté d’expression, de participation sociale et d’égalité des citoyens devant la loi. L’Etat de droit ne s’impose pas du jour au lendemain et les concepts de liberté individuelle et de citoyenneté sont des valeurs nées dans le long processus de modernisation. Mais une modernité imposée autoritairement par l’Etat peut difficilement être productrice de valeurs consensuelles dans la société civile ; pour que la modernité devienne « tradition », il faut qu’elle soit réinventée par la société et inscrite dans les rapports sociaux. La religion, tout aussi sacrée qu’elle soit, est bien, en tant qu’institution, un produit des rapports sociaux et sa représentation est toujours une construction historique élaborée collectivement, elle aussi, dans et par les rapports sociaux. Le débat sur l’islam et la démocratie est inséparable de celui sur l’islam et la modernité ; on ne peut pas non plus ignorer la dynamique sociale et l’histoire politique et culturelle dans lesquelles il s’inscrit. Dans le cas de l’Iran, l’intervention des puissances étrangères et la violence de l’Etat (hier et aujourd’hui) semblent avoir été des obstacles bien plus redoutables sur la voie de la démocratie que le poids de la tradition islamique.
Nouchine YAVARI D’HELLENCOURT, « Islam et démocratie : de la nécessité d’une contextualisation », in Cemoti, n° 27 – La question démocratique et les sociétés musulmanes. Le militaire, l’entrepreneur et le paysan, mis en ligne le 16 mai 2005. Cemoti
[1] Par exemple selon J.-C. Barreau « Les valeurs de modernité : changement, esprit critique et culte de l’individu, sont à l’opposé de celles de l’islam » voir De l’islam en général et du monde moderne en particulier, Paris, Le Pré aux clercs, 1991, p. 53.
[2] Olivier Carré, L’islam laïque, Paris, A. Colin, 1993 et Olivier Roy, L’Echec de l’islam Politique, Paris, Seuil, 1992.
[3] Jean Leca, « La démocratie à l’épreuve des pluralismes », Revue française de science politique , vol.46, n°2, avril 1996, pp. 225-279 et « La démocratisation dans le monde arabe : incertitude, vulnérabilité, et légitimité », dans Démocraties sans démocrates, politiques d’ouverture dans le monde arabe et islamique, op.cit. , pp.35-93.
[4] Ghassan Salamé (dir.), Démocratie sans démocrates. Politiques d’ouverture dans le monde arabe et islamique, Paris, Fayard, 1994, et notamment l’introduction de G. Salamé, « Où sont donc les démocrates ? », pp. 7-32.
[5] Jean-Claude Vatin, « Démocratie sans démocrates ? Connaître le monde musulman : le parcours et les obstacles », Revue française de science politique , vol.46, n°2, avril 1996, pp. 344-361.
[6] Ervand Abrahamian, Iran Between Two Revolutions, Princeton, Princeton University Press, 1982 et Janet Afary, The Iranian Constitutional revolution, 1906-1911, New York, Columbia University Press, 1996
[7] Voir Mark Gasiorovski, « The 1953 Coup d’Etat in Iran », International Journal of Middle Eastern Studies, vol. 19, n° 3, 1987, pp. 261-286.
[8] La Révolution Blanche portait pour l’essentiel sur la réforme agraire, le développement industriel et la modernisation des institutions politiques. Elle devait renforcer le régime du Shah en élargissant sa base sociale (démantèlement du pouvoir de l’ancienne élite, des propriétaires fonciers et du clergé, création d’une nouvelle classe moyenne et droit de vote pour les femmes) et prévenir la montée du communisme.
[9] A son retour de Qom, le chef de la police, le général Mobasser, se vantait de la répression violente infligée aux manifestants : « J’ai écrasé ces mollâ-s de sorte qu’ils ne se relèveront pas avant vingt ans ! » (témoignage personnel).
[10] Qarbzadegi (Occidentalite) est le titre du best-seller de Jalâl Al-e Ahmad, (publié en 1964) qui analyse la domination culturelle de l’Occident comme une pathologie aliénante dont le remède ne peut être que retour à la « globalité islamique ». Pour l’impact de ce discours identitaire voir mon article « Identité et modernité, la contribution d’Al-Ahmad, Shari’ati et Motahhari au discours révolutionnaire iranien » dans Semih Vaner (ed.) Modernisation autoritaire en Turquie et en Iran, Paris, L’Harmattan, 1991, pp. 83-105.
[11] Pour une analyse des slogans de la révolution iranienne voir N. Yavari-d’Hellencourt « Etranger et Identité collective dans les slogans révolutionnaires en Iran », Cahiers d’Etudes sur la Méditerranée Orientale et le Monde Turco-Iranien, n° 9, 1990, pp. 63-78.
[12] Sur ce sujet voir le dossier consacré aux médias iraniens dans : Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, N°20, juillet-décembre 1995.
[13] Voir le rapport du Ministère de l’Education : Statistiques de l’enseignement et de l’éducation 1996-1997, publié par le Bureau de coordination des projets et programmes, Téhéran, 1997.
[14] Voir A. Safi, « Barresi-ye qavânin-e âmuzesh va parvaresh-eomumi, ejbâr va `amalkard-e ân dar Irân » , Modiriyat dar âmuzesh va pajuhesh, VI, 15, 1375/ 1996, pp. 24-31.
[15] Voir « Débat parlementaire sur le budget » dans Hamshahri du 10/10/1977 (1/12/1998), p.4.
[16] Sur l’importance du travail informel des femmes voir Firouzeh Khalatbari, « L’inégalité des sexes sur le marché du travail : une analyse des potentiels économiques de croissance » dans N . Yavari-d’Hellencourt (ed.), Les femmes en Iran, pressions sociales et stratégies identitaires, Paris, L’Harmattan, 1998, pp. 159-187.
[17] Rapport parlementaire sur le budget publié dans Hamshahri op.cit., p.4.
[18] Voir Nouchine Yavari-d’Hellencourt, « Féminisme post-islamique en Iran », Revue du Monde Musulman et de la Méditerranée, n° 85-86, 1999, pp. 99-119
[19] Sur les différents aspects de la vie sociale des femmes voir N. Yavari-d’Hellencourt (dir.), Les femmes en Iran, pressions sociales et stratégies identitaires, op.cit.
[20] Les anciennes générations d’acteurs urbains comprenaient en général des notables des milieux traditionnels liés aux réseaux des commerçants du bazar et au clergé. Les acteurs populaires étaient issus des petits artisans ayant acquis une notoriété, grâce à la pratique sportive dans le Zurkhâne (Centre sportif traditionnel) de leur quartier.
[21] Entretien avec M. Khosrow Abâdi, responsable du Bureau des affaires sociales et culturelles de la Mairie de Téhéran ( Téhéran, juillet 1997)
[22] Voir Marie Ladier-Fouladi et Bernard Hourcade, « Les paradoxes de l’évolution démographique en Iran, une fécondité en baisse rapide » dans J.-C. Chasteland et J.-C.Chesnais (eds.), Population du monde, enjeux et problèmes, Paris, PUF et INED, 1997, pp.209-224.
[23] Mohammad Mojtahed Shabastari, membre du clergé et professeur de théologie à l’Université de Téhéran. Il est auteur de nombreux livres et articles sur la nécessaire rénovation de la pensée religieuse dont : Herméneutique, Livre et Tradition (Hermenotik, Ketâb va Sonnat), éd. Tarh-e Now, Téhéran, 1375/19976 et Foi et Liberté (Imân va Azâdi), éd. Tarh-e Now, Téhéran, 1376/1997.
[24] Ce conseil avait été créé pour organiser l’islamisation de l’enseignement avant la réouverture des universités. Sorush se retire de ce Conseil après l’ouverture des universités et reprend ses recherches et ses conférences publiques. Ses prises de position publiques contre l’idéologisation de l’islam provoquent des réactions violentes de la part des groupes intégristes et augmentent sa popularité.
[25] Hamid Pâydâr, « pârâdoks-e eslâm va demokrâsi », Kyân, IV, n° 19, 1373/1994, pp. 27
[26] Hasan Yusefi Eshkevari, « Pâradoks-e eslâm va demokrâsi ? », Kyân, IV, n° 21, 1373/994, p.29
[27] Pour connaître plus en détail les échanges entre intellectuels sur l’Etat religieux et islamique voir Nouchine Yavari-d’Hellencourt, « La difficile réémergence d’une presse indépendante en Iran : Kyân, une revue en quête de modernité islamique », Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, op.cit., pp. 91-114.
[28] Voir Abdolkarim Soroush, Qabz va bast-e teorik-e shari’at , Téhéran, Serât, 1370/1991.
[29] Abdolkarim Soroush, « Serâthâ-ye mostaqim, sokhani dar pluralizm-e dini », VII, n° 36, p. 2.
[30] Jahângir Sâlehpur, « Din-e demokratik-e hokumati », Kyân, IV, n° 20, 1373/1994, p. 11.
[31] Voir le numéro spécial de consacré au pluralisme religieux dans Kyân, V, n° 28 (1374/1995), pp.3-25.
[32] Ahmad Narâqi, « Dar defâ’ az liberalism-e dini » Râh-e Now, I, n°1, p. 20
[33] J’ai développé ailleurs l’importance et l’originalité du mouvement des femmes en Iran et le rôle joué par l’hojjat ol-eslâm Saïdzâdeh, l’unique collaborateur masculin des féministes. Voir « Le féminisme post-islamiste en Iran », op. cit. et « Discours islamiques, actrices sociales et rapports sociaux de sexe » dans Les femmes en Iran, pressions sociales et stratégies identitaires, op. cit. pp.189-229.
[34] Selon la doctrine shi’ite, un des fondements de l’ejtehâd (compréhension et interprétation des textes sacrés) est la raison (aql), alors que le respect de la tradition n’en fait pas partie.
[35] Mohsen Saïdzâdeh, Zanân dar jâme’e-ye madani (La place des femmes dans la société civile), éd. Nashr-e Qatreh, Téhéran, 1377/1998.
[36] Le quotidien Jâme’e, le plus populaire que l’Iran ait jamais connu, a été fondé par un intellectuel islamique en 1998. Interdit quelques mois plus tard, il a réapparu sous le nom de Tus, interdit lui aussi, il a disparu après l’arrestation de ses responsables. Neshât, sortie en février 1999, en est la dernière version.
[37] Condamné par le Tribunal du clergé, Saïdzâdeh a passé cinq mois en prison, libéré en novembre 1999, il est privé de porter la tenue de clerc pendant cinq ans. Une punition symbolique qui n’enlève rien de sa qualité de mojtahed, mais qui l’exclut provisoirement de l’institution cléricale.
[38] Jâme’e du 7/4/1377 (28/6/1998).
[39] Ibid.
[40] Mohammad Mojtahed Shabastari, « Bâ `elm-e feqh nemitavân nezâm ta’sis kard, amma mitavân be barkhi porsesh-hâ pâsokh dâd », dans Hermenotik, ketâb va sonnat, Tarh-e Now, Téhéran, 1375/1996, p.52.
[41] Débat à la Ligue d’Enseignement avec les intellectuels iraniens dont Soroush, Paris, le 14/5/1998 (organisé par la revue Esprit et l’Association pour l’Etude et le Développement des Echanges Interculturels).
[42] Mohsen Kadivar, « Howze va hokumat », Râh-e Now, I, n° 2, p. 17
[43] Le Conseil de surveillance (Shurâ-ye negahbân) est composé de six faqih-s et six juristes musulmans, nommé par le Guide. Il est chargé de veiller au respect des principes de l’islam dans la législation ; il doit aussi vérifier la recevabilité des candidatures aux élections nationales. Il peut donc intervenir pour exclure certaines candidatures qui, de son point de vue, ne répondent pas aux critères requis ( juridiques, politiques ou idéologiques).
[44] Le contrôle de la société civile sur le Guide passe par l’Assemblée des experts (Majles-e khebregân) qui, élue au suffrage universel, est chargée d’élire, de surveiller voire de destituer le Guide. Composée uniquement de clercs, elle comprend 86 membres élus en 1998.
[45] Nâser Irâni, « Esteqrâr-e demokrâsi va âzâdi âsân nist », Râh-e Now, I, n° 7 , (1377/1998), pp. 4-5.
[46] Arzesh, 3 mordâd 1377/ 25 juillet 1998, p. 3.
[47] Abbâs Abdi, « Negâhi jâme’e shenâkhti » Râh-e Now, I, n° I, (1377/1998), p. 19.
[48] La série d’assassinats d’intellectuels et d’opposants politiques a traumatisé la population en automne 1998. La pression de la société civile et la détermination de Mohammad Khâtami pour rechercher les vrais responsables ont abouti à la mise en cause des services de renseignement et à la démission du ministre de tutelle.
[49] Akbar Ganji, « Avvaline fasciste sheytân ast », Kyân, VII, n°, 39, ( 1376/1998), p. 20-21
[50] L’hojjat ol-eslâm Kadivar, « Howzeh va hokumat », op. cit., p. 17
[51] Ce tribunal a été créé, à titre provisoire, au début de la révolution pour que le procès des clercs qui avaient collaboré avec l’ancien régime se déroule dans la discrétion afin de respecter l’institution religieuse, mais il a continué à fonctionner. Plusieurs clercs proches de l’ayatollah Montazeri et l’hojjat ol-eslâm Saïdzâdeh ont été jugés par ce tribunal.
[52] Payâm-e Hâjar, 17/1/378 (8/3/1999), p. 8.
[53] Hamid Enayat, Modern Islamic political Thought, Londres, Macmillan Press,1982.
iThere are no comments
Add yours