Les journalistes le savent : tâter le pouls d’un pays, c’est bavarder avec ses chauffeurs de taxi, ses coiffeurs, ses épiciers. Mais ils s’obligent aussi, sitôt arrivés à leur hôtel, à un petit détour du côté du bar, car il y a de fortes chances d’intercepter une discussion entre deux ou trois « têtes pensantes » venues refaire le monde autour de quelques canettes de bière – locale, comme il se doit. Le bar en question – sis dans un grand hôtel du centre-ville – bruit moins des nouvelles sur les Journées théâtrales de Carthage qui se déroulent en ce début décembre que sur les retombées du SMSI (Sommet mondial sur la société de l’information) que la capitale a accueilli deux semaines auparavant.
Justement. La discussion bat son plein sur le sujet. « À quoi ce SMSI dont ils nous ont rebattu les oreilles pendant des mois nous a servi, à nous Tunisiens ? » s’interroge ma voisine. « Ce n’était pas un sommet sur la Tunisie, mais un sommet mondial sur l’informatique, voyons ! lui répond un homme d’une cinquantaine d’années. Je retrouve là la mentalité provinciale du Tunisien. Il n’arrive pas à voir plus loin que son nez. » « Qu’est-ce que tu insinues ? » « J’estime qu’à un moment comme celui-là, il faut être responsable, soutenir son pays malgré tout, et reconnaître avec honnêteté que nous pouvons être fiers, en tant que Tunisiens, d’avoir accueilli et géré à la perfection un événement d’une telle ampleur. »
« C’est de la manipulation ! répond une autre dame – ce qui me fait penser que les femmes sont plus virulentes que les hommes en Tunisie. Ce sommet était la seule occasion de dire ce qui ne va pas chez nous. » « De toute façon, l’interrompt la première, on n’a pas le droit de tenir un sommet sur la liberté d’informer dans un pays qui n’en dispose pas. C’est comme faire une conférence sur l’écologie dans une centrale nucléaire ! » « Et maintenant ? À quoi tout ce tapage médiatique contre la Tunisie vous a-t-il servi ? » interroge son vis-à-vis. La dame réfléchit : « C’était une tfarhida [“un défoulement”]. On a pu dire tout haut ce que tous les Tunisiens pensent tout bas ! »
Il est temps de sauter dans le premier taxi. Il est jaune et noir, avec son compteur qui marche, sa radio Mosaïque, son verset du Coran collé sur la vitre arrière. « Nous sommes fiers de ce que nous avons fait. C’est la preuve que les Tunisiens savent organiser. Si le monde était bien fait, c’est à Tunis que le prochain Mondial devrait avoir lieu ! »
Confondre le foot, la politique et la dernière chanson de Nancy Ajram est courant ici, mais il ne faut pas être trop regardant sur la culture par les temps qui courent. « J’ai un ami qui a été affecté comme chauffeur auprès d’un Belge venu au Sommet. Il disait : « Chapeau les Tunisiens ! Nous étions des milliers d’invités, et vous avez su tout gérer. J’avais l’impression que tout le monde se connaissait. »
Chiraz est employée dans une boutique de prêt-à-porter. Elle raconte : « C’est vrai, nous avons éprouvé beaucoup de stress au début. Sait-on jamais, avec tout ce qui se passe ailleurs et ce Sharon qui menaçait de débarquer. Certains croyaient que tout allait s’arrêter. La même appréhension qui précède une éclipse. On a fait des réserves de nourriture et j’ai mis personnellement du pain au congélateur au cas où les boulangeries fermeraient. Nous sommes soulagés. Tout s’est bien passé. »
Au tournant d’une rue, le hasard me met nez à nez avec un oncle du bled venu dans la capitale, comme on va à La Mecque, c’est-à-dire une fois dans sa vie. Il me regarde sans me regarder, comme il sied au village dès lors qu’on s’adresse à une femme : « SMSI ? C’est quoi ce truc ? Ça s’est passé dans quel pays ? »
Un peu plus tard, Nassifa, serveuse dans un café des Berges du Lac et collectionneuse de faits divers, me chuchote : « Vous n’avez pas entendu parler de ce policier piqué par une vipère alors qu’il assurait une garde dans une forêt de la banlieue ? On l’a appelé “le martyr du sommet”. Et cet autre vigile qui était tellement fatigué et sous pression qu’il a tiré deux coups de feu en l’air. Personne ne sait ce qu’il est devenu. »
Sihem a eu la chance de coiffer quelques têtes célèbres dans l’hôtel de Gammarth qui l’emploie. Certes, le temps qu’elle met d’habitude pour arriver de Tunis était multiplié par deux. Les consignes de sécurité étaient draconiennes et, même si elle fait partie du personnel, elle a dû passer le portail de sécurité, déposer sa carte d’identité et prendre un badge pour entrer. Quatre-vingt-dix policiers le matin, quatre-vingt-dix le soir se sont relayés pour assurer la sécurité dans ce palace ! Deux mille invités y ont défilé sans un couac. Sihem raconte comment elle a coiffé madame Kofi Annan, une « grande dame très discrète », accompagnée de trois gardes du corps, ravie de faire une pause beauté, curieuse des traditions vestimentaires du pays. Sihem lui a offert avec fierté la photo de sa fille posant dans l’habit traditionnel de Gabès.
Monia, esthéticienne, n’en revient pas des efforts déployés pour l’embellissement de la ville : « Tunis est comme une mariée ! Dommage que ce ne soit pas tous les jours sommet. » Ce n’est pas l’avis de Mounir, étudiant en journalisme, qui raconte comment ils ont eu un mal fou, dans son quartier, à rétablir l’électricité parce que tous les employés de la Steg (Société tunisienne de l’électricité et du gaz) étaient affectés au sommet. Idem pour beaucoup de corps de métiers, jardiniers, infirmiers, masseurs ou cuisiniers réquisitionnés pour l’occasion. Si quelques riverains déplorent le côté kitsch de l’illumination de Tunis ou ses réverbères pourpres lui donnant l’air d’un cabaret, la plupart ne tarissent pas d’éloges sur le toilettage du centre-ville, sur les routes réparées, les grands axes dégagés ou les signalisations refaites.
Oui, avoue Mounir, il a bien reçu et renvoyé le SMS incitant à regarder Al-Jazira. Oui, la Tunisie est le premier pays arabe à abriter un sommet d’une telle importance. Mais il regrette que l’on n’ait pas su profiter de l’occasion pour améliorer l’image du pays : « Il suffisait de quelques gestes. N’importe quel conseiller en communication vous le dira. On ne tabasse pas des journalistes quand on veut réussir un événement. Cela ruine tous les efforts réels qu’on a faits. »
En rentrant à l’hôtel, je tombe sur le même groupe que le matin, toujours aux prises avec le sommet. La passion n’est pas retombée et les voix se font moins discrètes, comme si la présence des mouchards ne faisait plus peur. Est-ce une conséquence du sommet ? Je ne tarde pas à avoir la réponse : « Aucun chef d’État ne s’est déplacé ! » lance une des dames. « Parce que pour toi, il faut être Bush ou Chirac pour avoir le titre de chef d’État. Les Africains et les Arabes, ça compte pour du beurre ! C’est votre complexe d’ex-colonisés. »
« Parlons-en des chefs d’État arabes, intervient un jeune homme portant des lunettes. La moitié d’entre eux n’ont pas pris la peine de se déplacer. Tu ne vas pas me dire comme nos officiels qu’ils sont jaloux et qu’ils nous envient ! » « Je ne suis pas loin de le penser », laisse tomber un homme, resté silencieux jusque-là. Le plus jeune continue sur sa lancée : « Fallait-il déployer une telle force policière et paralyser le pays à cause de cet événement ? » « Mais il ne se passe pas autre chose dans les sommets mondiaux, en Italie ou en Amérique. On enferme les invités dans des bunkers et on les éloigne dans des îles, ta fameuse société civile ne les voit que sur les écrans de télé. » « Justement, tranche l’homme aux lunettes, les écrans nous relient à tout maintenant. Je pense que la campagne qui a eu lieu contre la Tunisie va faire évoluer aussi bien le régime que les mentalités. »
Les journalistes prennent aussi le temps de feuilleter les journaux locaux avant de sombrer dans un sommeil bien mérité. Je ne sais si le SMSI y est pour quelque chose, mais j’apprends que des événements étranges sont en train de se passer en Tunisie : dans le Sud, les gardes frontaliers ont mis la main sur un serpent de 8 mètres dont le ventre contenait deux agneaux dodus. À Tunis, on a vu monter au ciel un cheval aux ailes blanches. Des événements contre lesquels ni les consignes de sécurité ni le programme de l’opposition ne peuvent rien faire et auxquels le Tunisien de la rue semble accorder plus de crédit.
Source : Jeune afrique.com
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