Nous vivons aujourd’hui des évènements qui marqueront à jamais notre histoire. La « Révolution du Jasmin » nous ouvre la voie vers un avenir que récemment encore nous n’osions espérer. Mais l’enthousiasme légitime que nous apporte la fuite de notre dictateur et de ses proches ne doit pas nous aveugler. Et aussi pressente que soit l’envie de tourner la page de nos années sombres, nous ne pouvons laisser un autre prendre la place qu’occupait Ben Ali. C’est pourquoi, nous devons dès à pressent envisager l’avenir ensemble.

Notre révolution est populaire, elle est partie du plus profond du pays, du peuple tunisien et de sa jeunesse. De l’acte désespéré de Mohamed Bouazizi est née une vague d’indignation qui s’est transformée en une source d’espoir. Nous lui devons tous notre liberté, de même qu’à ceux qui sont tombés sous les balles d’une police aux ordres de la tyrannie pour défendre pacifiquement notre droit de vivre. Nous leur devons de ne laisser personne instrumentaliser notre mouvement vers la démocratie afin de servir ses propres intérêts. Nous devons crier en leur nom que nous n’aurons plus jamais de maître et que plus jamais nous ne serons asservis. Grâce à eux la peur nous a quittés et nous ne la laisserons pas revenir.

La fuite de Ben Ali et la prise de fonction de Mohamed Ghannouchi puis de Foued Mebazaa en tant que président intérimaire sont loin d’être satisfaisantes et ne suffisent pas à nous rassurer sur les intentions véritables de ceux qui ont longtemps partagé le pouvoir de la clique du dictateur. Malgré tout, les appels émanant d’une opposition constituée de nombreuses tendances politiques opposées et représentées par des personnalités ne cachant pas leurs grandes ambitions ne sont pas beaucoup plus rassurants. Et même si certains de ces mouvements d’opposition sont légitimés par le combat qu’ils ont mené pendant des années, aucun d’eux ne porte la responsabilité du soulèvement populaire ou de la conduite de la « Révolution du Jasmin ». Nous ne pouvons laisser quelques politiciens de métier, quels que soient leurs mérites, tourner à leur avantage les sacrifices et les efforts de notre peuple.

La route qui nous mène à la constitution d’un État démocratique en Tunisie est longue et comporte encore bien des étapes. Aussi difficile que cela puisse nous paraître aujourd’hui, il va nous falloir encore beaucoup de courage et de patience pour ne pas perdre ce que nous avons obtenu de haute lutte. C’est pourquoi il nous faut considérer la période de transition vers la démocratie comme une étape qui ne doit sous aucun prétexte être négligée, et pendant laquelle les nombreuses réformes nécessaires pourront être effectuées dans un esprit pacifié et sous la surveillance de tous.

Il serait donc très prématuré de considérer la tenue d’élections libres en Tunisie pour le moment. Il ne s’agit nullement d’y renoncer mais bien au contraire de prendre le temps de les préparer comme il se doit, en donnant à chaque parti le temps de se constituer pleinement et de faire connaître ses programmes auprès des citoyens tunisiens. Il nous faut avoir en tête que notre pays ne garantissait pas jusqu’à présent l’exercice des droits d’expression, de réunion ou d’organisation en partis et en associations. Il nous faut aussi prendre en compte le poids qu’a eu le RCD au cours des vingt dernières années et qui risque de ne pas s’envoler aussi vite que nous le souhaiterions tous, et à l’inverse, les pressions qui ont été exercées à différents niveaux sur tous les mouvements d’opposition réels. En tout état de cause, quelques mois ne suffiront pas à établir les conditions nécessaires à la tenue d’élections libres et surtout équilibrées et représentatives des opinions des tunisiens.

Cela étant dit, il n’est nullement question de laisser la dictature reprendre son cours avec un autre visage. Nous devons exiger que les réformes nécessaires soient réalisées au plus vite et sous le contrôle du peuple. Pour ce faire, il nous faut trouver une solution qui garantisse un partage du pouvoir entre tous les mouvements politiques tunisiens, seule formule permettant d’assurer à la fois le consensus sur les réformes menées, nécessaire à leur acceptation par tous, et la neutralisation du pouvoir, nécessaire à la protection contre une nouvelle dictature.

Dans cette perspective, il nous faut envisager la constitution d’un gouvernement d’union nationale qui aurait pour mandats exclusifs : d’une part, la conduite des affaires courantes et la gestion temporaire du pays afin d’éviter le chaos et d’autre part, la conduite des réformes nécessaires à la démocratisation pleine et entière de la Tunisie. Il peut aussi être envisagé de procéder à la conduite d’un grand débat en vue de réformer les institutions et de permettre l’adoption d’une nouvelle constitution adaptée au nouveau régime, laquelle garantirait tous les droits fondamentaux obtenus par la « Révolution du Jasmin ». Cette nouvelle constitution devrait faire l’objet d’un vote populaire par voie de référendum et pourrait ainsi ouvrir la voie à la tenue des premières élections libres.

Par ailleurs, il est également nécessaire de procéder au plus vite à la création de commissions indépendantes chargées d’enquêter sur les crimes et les malversations du régime dictatorial afin de pouvoir poursuivre tous les responsables, ainsi que de réfléchir aux moyens à mettre en oeuvre afin d’assainir le système étatique et économique tunisien.

La réforme des institutions est un élément indispensable pour tourner la page des années de dictatures. Elle permettra de changer radicalement notre mode de gouvernement, rendant enfin sa place et son importance au peuple tunisien et son utilité véritable à l’État. Il nous faut donc avoir la patience et l’exigence que soient réalisés les efforts nécessaires à la tenue d’élections libres, et ce, en acceptant une transition vers la Démocratie pour tout le peuple tunisien.

Mourad BESBES