Auteur de “La psychanalyse à l’épreuve de l’islam”(Flammarion, 2002) et “Déclaration d’insoumission à l’usage des musulmans et de ceux qui ne le sont pas” (Flammarion, 2005), le psychanalyste Fethi Benslama vient de publier chez Cérès éditions, « Soudain, la révolution ! Géopsychanalyse d’un soulèvement». Grâce à ce livre, Fethi Benslama nous offre une nouvelle lecture de la révolution tunisienne et ses causes, bien plus profondes qu’on ne le croit. Interview.

La Tunisie, un pays réputé docile, déclenche la première révolution du 21ème siècle. Pourquoi la Tunisie ? et Pourquoi maintenant ?

La révolution tunisienne résulte d’un enchaînement de raisons dont certaines d’entre elles plongent dans l’histoire ancienne et d’autres plus récentes ; certaines raisons sont d’ordre politique, d’autres sont économiques et démographiques, la dernière séquence relève de la subjectivité individuelle et collective. C’est cette séquence que j’ai essayé d’analyser sans exclure bien entendu les autres. “Subjective” désigne, pour aller vite, la réalité psychique consciente et inconsciente. Ce sont des pensées et des émotions puissantes qui se cristallisent à la suite d’un événement déclenchant d’ordre contingent. Contingent veut dire qu’il aurait pu avoir lieu ou pas. Sans lui, toutes les conditions certaines, telles que la pauvreté, le chômage, la répression policière, l’absence de libertés, la corruption, n’auraient pas donné lieu à une insurrection. D’ailleurs, ces conditions peuvent être réunies sans que cela donne lieu nécessairement à une insurrection. Il faut donc ce déclenchement qui relève d’un réel contingent. Cet événement contingent n’est pas d’ordre mécanique du type « la goutte qui fait déborder le vase », c’est un événement qui introduit un sens inédit. Les êtres humains vivent de sens et de non-sens, autant que de l’air qu’ils respirent et de la nourriture qui les sustente. Dans le cas présent, c’est l’auto-immolation d’un homme qui a déclenché un événement de sens traversant, qui a rendu insupportable ce qui était supportable jusque-là. Peu importe qui était Bouazizi, bon ou mauvais garçon, intelligent ou simplet, instruit ou non, toutes ces discussions sur les qualités de l’homme sont vaines, c’est son acte qui a pris une signification consciente et inconsciente qui a entrainé une cascade de vibrations dans la psyché ou dans l’âme des tunisiens, donnant lieu à un ouragan. Quand l’événement provoque un tel effet, c’est qu’il a touché un point essentiel, si essentiel que ça devient une urgence vitale. C’est un vital sur le plan de l’être. Qu’est-ce ? Les tunisiens se sont identifiés au désespoir de Bouazizi, à la cause de ce désespoir qui est un état de détresse et d’impuissance radicales. C’est ce qu’ils appellent « le qahr ». Ce mot est revenu souvent dans la bouche de beaucoup de tunisiens pour expliquer l’acte de l’homme. Ils ont attribué cela, non pas à un outrage et une injustice circonstanciels, mais à un système qui produit la honte d’être un Homme. Quand quelqu’un ou un groupe éprouve cette honte d’être humain, il peut se détruire, se laisser détruire, ou bien se révolter et préférer risquer sa vie pour sauver son être. Telle est la raison du “Pourquoi maintenant?”

Quant au pourquoi la Tunisie ? Je crois que le peuple tunisien, est parmi les peuples arabes, celui qui a accédé à une conscience très élaboré de la notion de justice, très construite intellectuellement, au sens moderne et civil du terme. C’est le fruit de l’instruction généralisée, de l’éducation civique bourguibienne, de l’accès à un bien être physique et matériel, même s’il est inégalement réparti. L’acquisition de cette notion de justice très élaborée, a fait comprendre à ce peuple, majoritairement, que la solution ne peut venir ni de la revendication religieuse, ni identitaire, mais de droits sociaux, économiques et politiques. L’attachement à l’islamité et à l’arabité ne s’est pas effacée, mais a pris une autre place, en tout cas pas celle du moyen pour obtenir l’égalité et la liberté. La Tunisie a donc une certaine avance sur ce plan par rapport à d’autres pays arabes qui sont sur la même voie, plus ou moins, selon les cas. Cette avance est notamment due à la situation des femmes dans ce pays, parce que quand la femme obtient des droits, l’homme acquiert un degré plus élevé de la conscience de l’égalité de tous les êtres humains, et de sa propre dignité. Voilà donc un peuple qui a acquis un haut degré de la conception de la justice et qui se retrouve face à un pouvoir très en retard par rapport à lui ; bien plus, un pouvoir dont l’arrogance l’a rendu si aveugle, qu’il étale sa jouissance délinquante, en se croyant tout permis. Il a été chassé comme on chasse des voyous : rappel de la loi morale et coup de balaie. Le ressort fondamental de la révolution tunisienne est éthique, si on n’a pas compris ça, on n’a rien compris.

Une des phrases qui a retenu mon attention dans votre livre c’est « La révolution a surgi d’un angle mort ». N’est-ce pas justement cela qui a fait sa fulgurance ?

C’est en fait la première phrase de ce texte, elle a déboulé de ma plume comme un jet d’encre. Elle correspond à cette expérience que tout les conducteurs de voiture connaissent, et qui est l’objet de leur hantise : le surgissement d’un véhicule depuis la zone inaccessible à leur champ de vision, parce que cette zone n’est pas couverte par les rétroviseurs, ni par les fenêtres du véhicule. Ce qui surgit survient donc du dehors, topiquement à l’extérieur des champs de vision possible. Or, cela correspond exactement à l’étymologie du mot « soudain » en français : ce qui vient sans être vu. C’est un fait que la révolution tunisienne a été totalement imprévue, certes le véhicule du pouvoir a cassé ses rétroviseurs et voilé ses fenêtres, il avait beaucoup de boue sur le pare-brise, il roulait vite en klaxonnant et en écrasant ce qu’il rencontre. Il faut tenir compte de la dimension suicidaire de la jouissance du pouvoir. D’autre part, la révolution a été un mouvement improbable : sans chef, sans parti, sans organisation centrale et visible, sans un système idéologique affiché, elle est spontanée, immédiate, disparate, traversante, bref elle est structurée comme un réseau du web. Elle a surgi du vide politique que le pouvoir a créé. Il n’a pas compris et ne pouvait pas comprendre que le vide est la chose la plus dangereuse.

Depuis le 14 janvier, le peuple tunisien a sombré dans une phase de revendications que le gouvernement transitoire et la classe politique en général ont du mal à satisfaire. En quoi cela est-il dû?

On peut appeler cela la psychose post insurrectionnelle. Une psychose actuelle et non structurelle, liée à la conjoncture, parce que dans l’état psychotique on perd le rapport à la réalité, au moins partiellement. Chez des individus ou des groupes ça peut aller très loin. Qu’est-ce que la réalité, c’est le cadre qui est posé sur le réel pour lui donner une forme, une organisation, le rendre traitable. Or, le cadre a sauté et aucun cadreur n’est aujourd’hui légitime pour en poser un. Donc ça échappe de tous les côtés, il n’y a pas que « l’infilât- الانفلات » de la sécurité, ça file de partout et surtout dans les têtes qui sont, dans certains cas des passoires. Le gouvernement ou l’Instance Supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution et la réforme politique, devrait nommer des « médiateurs de la révolution », des femmes et des hommes intègres et doués pour le dialogue, qui n’ont pas été complices de l’ancien régime ou qui se sont opposés à lui. Ils iront, mandatés, sur les lieux des conflits et ouvriront le dialogue avec les partenaires. Il faut jouer le jeu de la parole, il faut écouter les gens, faire ce qui est possible et prendre des engagements pour un peu plus tard avec ceux qui souffrent trop. La révolution est une matrice d’espoir et de désespoir, il ne faut pas l’oublier, ceux qui ont une délégation pour la représenter doivent faire en sorte que la révolution écoute ses enfants…Mais il y a aussi des acteurs mal intentionnés, ou avec l’intention de laver leur complicité avec l’ancien régime, par la surenchère opportuniste. Enfin, quand le droit d’avoir des droits est reconnu, il se produit quelque chose comme une ivresse des hauteurs par un afflux d’oxygène, ça donne du vertige et une agitation intense.
En 2005, vous aviez publié chez Flammarion « Déclaration d’insoumission – A l’usage des musulmans et de ceux qui ne le sont pas » appelant un engagement commun pour se libérer de la soumission et affirmant que: « Un devoir d’insoumission nous incombe, à l’intérieur de nous-mêmes et à l’encontre des formes de servitude qui ont conduit à cet accablement ». Peut-on dire aujourd’hui que la figure du ‘musulman-soumis’ a été renversée ?

La soumission dont je parlais est celle que certains déduisaient d’un sens écrasant du mot “muslim” pour justifier une obéissance aveugle aux théologies de la servitude. Le monde musulman n’est pas encore sorti de cette soumission. Par contre, la figure de l’arabe qui accepte l’oppression de ses gouvernants, qui n’a pas d’aspiration à la liberté a volé en éclat. Lorsque j’ai écrit ce livre en 2005, appelant a dépasser la revendication identitaire pour celle de l’égalité et de la liberté, les alliés des islamistes en occident, dont beaucoup appartiennent à l’extrême gauche altermondialiste, ont dit que ce sont là des propos d’un intellectuel qui rêve, qu’il s’agit de valeurs occidentales, que les peuples aspirent à une révolution culturelle islamique. Pour le moment, les événements leur ont donné tort. L’agenda est bien la sortie de la servitude et le droit d’avoir des droits.

Si vous deviez résumer la révolution tunisienne en une phrase, ce serait quoi ?

La révolution tunisienne est une révolution éthique, d’une beauté égarante.

L’auteur signera son livre samedi 4 juin à 18h à la librairie Mille Feuilles à La Marsa.

Soudain, la révolution !
Géopsychanalyse d’un soulèvement
Fethi Benslama
Cérès éditions, mai 2011
Poche : 120 pages
Prix : 7 DT
Disponible en librairies et sur www.ceresbookshop.com