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Mais cette volonté affirmée d’en finir définitivement avec une idée du cinéma vivace en Tunisie depuis des décennies, à savoir un cinéma audacieux et libre – cinéma que nous avons perdu de vue mais qui a ressurgi vers le milieu des années 2000 sous formes de courts-métrages ou de documentaires réalisés par des nouveaux venus dans le métier, avec des pratiques, des moyens et des gestes de productions et de filmages novateurs dans notre pays – ; cette volonté donc, s’est heurtée à une volonté encore plus grande de la part d’un certain nombre de travailleurs du cinéma qui se sont soulevés contre ce projet, ces lois et ces décisions durant 2009 et 2010.
Jusqu’à ce que vint la révolution. L’effervescence qu’a connue le milieu du cinéma les premières semaines de la révolution en décembre et puis surtout après le 14 janvier laissait présager le meilleur. Malheureusement, le retour du bâton a été tout aussi fort que cette effervescence. Un an après le 17 décembre, le cinéma en Tunisie en est au même point qu’avant. 2011 a été même sous certains aspects, bien pire que certaines années difficiles sous Ben Ali.

Le pouvoir est entre les mêmes mains

Après le 14 janvier, le président de l’Union Tunisienne de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat a été le premier cacique du régime fraichement déchu à être dégagé par certains membres de cette centrale patronale. De son côté, la Chambre Syndicale Nationale des Producteurs de Cinéma, affiliée à l’U.T.I.C.A., continue à ce jour d’être composée de plusieurs thuriféraires, proches et collaborateurs du régime de Ben Ali. Cette corporation, la plus puissante de toutes au niveau du cinéma (ayant eu ses entrées au R.C.D., aux conseillers de Ben Ali et au Ministère de la Culture), avait noyauté le projet de réforme susmentionné et avait rédigé un rapport dont plusieurs pages étaient consacrées à faire l’éloge du régime de Ben Ali et de la politique éclairée de ce dernier notamment en ce qui concerne le cinéma. Dans ce rapport et même de vive-voix et en public, Le Syndicat des Producteurs promettait à demi-mot au régime de lui offrir un cinéma capable de redorer son blason en contrepartie de l’accroissement et la pérennisation du monopole dont jouissent ses membres en ce qui concerne la manne financière liée au cinéma*

Encore pire, à peine quelques semaines après le 14 janvier, ce syndicat essaie de faire passer son ancien rapport au nouveau ministre intérimaire. Avant cela, il a prit soin de changer toutes les références et les signes d’allégeances à Ben Ali en références et signes d’allégeances à la « révolution du jasmin ». Mis à part cela, rien n’a changé des visées purement financières, corporatistes et monopolistiques originelles.


Ainsi, le pouvoir du Syndicat des Producteurs acquit au fil des ans après la liquidation de la S.A.T.P.E.C. dans les années 80 à force de compromissions avec le régime de Ben Ali, est toujours d’actualité. En témoigne la récente Commission d’Aide à la Production Cinématographique qui vient de connaître encore plus d’irrégularités, de vices de formes et de désorganisation qu’au temps de Ben Ali. Exemple : la commission a effectué ses travaux de longues semaines durant sans la présence de deux membres dont un président. Ce qui d’emblée est un manquement au règlement.

Pendant les délibérations, on a choisi un membre pour faire office réglementaire de président. Qui fut choisi ? : Le président du Syndicat des Producteurs. Ce qui est aussi contraire au règlement de la commission qui stipule que le président ne doit pas appartenir au milieu du cinéma. Ce double président (du syndicat et de la commission), outre le fait qu’il soit notoirement et ouvertement proche des autorités durant le règne du général, ne s’est pas gêné pour que la commission qu’il préside irrégulièrement donne une grande partie des subventions à des producteurs affiliés au syndicat qu’il préside aussi.

Comme au bon vieux temps, illégalité, favoritisme et arbitraire sont loi dans la gestion du secteur du cinéma. Ironie de l’histoire, durant toute l’année, un seul long-métrage de fiction tunisien a été distribué commercialement en salle. Ce fut le film du cinéaste qui réalisait ce qu’on appelle « les films du 7 novembre », à savoir les vidéos de propagande diffusée à la télévision pour « célébrer le changement ». Rappelez-vous le dernier « film du 7 novembre » en date : Ben Ali en famille, jouant avec ses petits enfants, Leila qui fait le cartable de son fils le matin et en soirée Sakhr accompagné des siens qui vient rendre visite à sa belle famille, etc. C’était lui. Ce réalisateur dont le rapprochement avec le régime du R.C.D. et certains conseillers de Ben Ali était tel que sa société de production raflait presque entièrement les films institutionnels commandés par les différents ministères. Ce film qui était prêt depuis longtemps et qui n’est pas sorti en temps de dictature a eu les honneurs de la seule sortie en salle pour un film tunisien de fiction en 2011 et a même été sélectionné dans de nombreux festivals et manifestations en lien direct ou indirect avec la révolution tunisienne. Devinez à quelle corporation appartient ce réalisateur-producteur ?

Une nouvelle génération pour de nouveaux films?

« Et la nouvelle génération ? » dont j’ai parlé plus haut, me direz-vous. Et bien elle continue son petit bonhomme de chemin, cependant de façon encore plus disparate et précaire qu’avant. Elle continue de filmer, de s’organiser, de lutter… en butte à un nombre plus élevé de difficultés.
Cette génération qui a proposé les films les plus intéressants et différents des dernières années était à la veille de la révolution à un moment crucial : l’étape du passage au premier long-métrage, et plus particulièrement le premier long-métrage de fiction. Cette étape a été ajournée et plus important encore, elle est d’aujourd’hui à réinventer étant donné que le contexte a été bouleversé d’une certaine façon. Après un relatif attentisme, il est temps pour cette nouvelle génération de rentrer dans le vif du sujet et de prouver une bonne fois pour toute de quoi elle est capable et ce, à deux niveaux principalement. Premièrement, inventera-t-elle dans un contexte sociopolitique différent un nouveau milieu du cinéma qui soit à son image ou continuera-t-elle à subir un système hérité de l’ancien régime ? Deuxièmement, inventera-t-elle une cinématographie enfin singulière, moderne et diversifiée capable de se hisser à un degré d’expression supérieur et d’intéresser à nouveau le public local et international ?

Il est aisé d’observer que presque tous les renouveaux cinématographiques collectifs se sont accomplis par la prise à bras le corps à un moment donné de ces deux paramètres à la fois lointains mais liés. Que se soit le néoréalisme italien, la nouvelle vague française, le nouveau cinéma sud-coréen, etc., la réinvention filmique s’est faite par l’invention de modalités de fabrication novatrices. C’est presque une règle. D’ailleurs, cette même génération a réalisé ses œuvres les plus intéressantes quand elle a inventée des modalités nouvelles de fabrication au niveau du court-métrage ou du documentaire. Elle devra maintenant en faire autant pour les longs-métrages de fiction.

Commencer par la fin

Le 28 décembre 1895, date à laquelle le cinéma est né, n’est pas la date de la première fois où on a fait un film (on en a déjà fait des dizaines) ni la date où une projection a lieu pour la première fois (les frères Lumières ont en organisé quelques une déjà de manière privée) : ce fut la date ou un « public » a payé un ticket et est rentré dans un espace aménagé pour voir des films sur grand écran. L’existence du cinéma en tant que tel est depuis sa naissance liée de façon viscérale à son lieu d’expression : la salle de cinéma. Pour le dire clairement, le cinéma n’existe pas dans un pays s’il n’existe pas de salles de cinéma. On aura beau faire autant de films que l’on pourra, ils n’ont aucune existence s’ils ne sont pas donnés à voir au plus grand nombre de personnes possible au prix d’un ticket de cinéma. C’est cette équation toute simple qui doit guider tous les efforts consentis par cette nouvelle génération si elle souhaite vraiment refonder le cinéma en Tunisie. Ni les conditions socioprofessionnelles des travailleurs du cinéma ni la qualité des films ne s’amélioreront s’ils n’existent pas d’espaces strictement réservés afin que la population soit confrontée au spectacle cinématographique. Plus il y aura de ces espaces et plus les chances du cinéma seront grandes pour que ces travailleurs vivent dignement et réalisent de meilleurs œuvres.

Malheureusement, l’une des pires choses qui puissent arriver s’est produite après la révolution : la fermeture de la salle du CinémAfricArt. Fermée plusieurs années à la suite de la rénovation de l’hôtel Africa puis reprise en main des meilleurs des manières, elle a été des années durant le centre névralgique de la cinéphilie et même du plaisir simple et modeste d’aller au cinéma. Alliant sorties commerciales, cinéclub, séances spéciales, projections dans le cadre de festivals, manifestations et autres événements ponctuels, c’était le seul et unique lieu dans le pays où l’on pouvait voir des films (cerise sur le gâteau : de qualité) durant presque toute l’année (ramadan et été exceptés) dans les meilleurs conditions existantes dans le pays. Au-delà des arguments fallacieux exposés par le propriétaire de l’hôtel et des causes fausses ou exactes de cette fermeture, il n’en reste pas moins que la perte est la même, et pas seulement pour le cinéma.

L’une des principales raisons à l’émergence d’une nouvelle génération a été la multiplication des institutions publiques et privées d’enseignement de l’audiovisuel et du cinéma à la fin des années 90 e le début des années 2000. Or, ces établissements et ces cursus se sont limités à la fabrication du film. Aucune formation de quelque type que se soit n’est prodiguée en Tunisie en ce qui concerne la diffusion au public. D’où tout naturellement une profusion phénoménale de réalisateurs, techniciens, producteurs et une absence totale d’endroits où projeter des films. Là est la pierre d’achoppement qu’a connu le cinéma en Tunisie pendant la décennie précédente : les potentialités créatrices ont été confinées par l’absence de salles de cinéma en particulier et des autres moyens de diffusion en général.

La tâche des travailleurs du cinéma, mais aussi de ceux qui l’enseignent, du tissu associatif ou de ceux qui s’intéressent au 7ème art dans les médias, est de commencer par la fin en quelque sorte : ouvrir des salles de cinéma et multiplier les possibilités de diffusion pour le film en premier lieu. Puis remonter la chaîne. Créer des espaces pour le cinéma dans l’espace public, renouer les liens avec les citoyens, reprendre la rue : le combat est là.