Face au concept d’Etat de droit, M. Gilbert Naccache ne reconnait que la loi de la volonté du peuple. Comment assurer cet équilibre entre loi et révolution sans tomber dans l’anarchie ? Ce sera l’objet principal de l’avant dernier chapitre de cette série d’interview avec l’ex-militant d’extrême gauche, M. Naccache.
Interview de Lilia Weslaty et Alexandre Bisquerra avec M. Gilbert Naccache
N.B: Cette série d’interviews s’étale sur huit chapitres et correspond à la retranscription d’un unique entretien mené en septembre 2012 avec Gilbert Naccache. Nous sommes allé à sa rencontre pour recueillir sa vision de la révolution de 2011 et de l’actualité tunisienne à la lumière des analyses déployées dans le cadre de son ouvrage “Vers la démocratie? De l’idéologie du développement à l’idéologie des droits de l’Homme”.
Vos priorités fondamentales sont « d’être du côté de la Révolution » et de « défendre les libertés ». Mais comment défendre les libertés quand l’État ne respecte même pas les lois…
Mais quelles lois ? En principe, il n’y a plus aucune loi valable ! Le corpus de loi actuel est hérité des régimes antérieurs à la révolution et les lois sont instrumentalisées pour justifier les agissements des uns et des autres. Mais en période révolutionnaire il n’y a que la loi de la volonté du peuple ! C’est ce qu’on appelle la justice révolutionnaire, le droit révolutionnaire. Nous nous appuyons aujourd’hui sur le droit qu’employait Ben Ali pour réprimer.
Mais il y a bien une Constituante qui vote des lois, lesquelles ne sont pas toujours appliquées…
Mais on parle de Constituante, de lois, d’amendements, comme si on avait affaire à une vieille démocratie. Pourquoi les gens ont-ils voté Ennahdha? Parce que les députés d’Ennahdha ressemblent pour la plupart au peuple ! Alors ne faites pas de reproches aux députés d’Ennahdha, c’est déjà extraordinaire qu’ils soient au Bardo. Faites-en d’abord à nous, dont la demande n’est pas assez forte pour être entendue, dont la demande est encadrée, encerclée par des gens qui font semblant de partager nos idées mais veulent nous entraîner ailleurs !
D’après vous, quelle serait donc la solution ? L’Assemblée a déjà dépassé le délai d’un an qui lui était imparti pour rédiger la Constitution.
Mais l’Assemblée est souveraine ! Quant au projet de constitution soumis au vote de l’Assemblée, il sera correct : Ennahdha est en train petit à petit de laisser tomber les dispositions les plus conflictuelles. Le mouvement islamiste a compris que s’il exige une constitution à son image, le pays se retrouvera engagé dans plusieurs années de constituante.
Ne pensez-vous pas qu’il ne faut pas seulement adopter notre constitution mais aussi mettre en place une justice indépendante ?
Nous sommes d’accord, mais vous êtes en plein dans la demande immédiate. Je pense pour ma part que nous traversons peut-être une phase de la boucle révolutionnaire dans laquelle nous sommes en train d’aller en arrière, mais ce qui m’intéresse reste le processus global. Il y a deux discours qu’il ne faut pas mener en même temps : celui du mouvement général et celui du mouvement particulier. Ce-dernier mène au mouvement général, mais il peut connaître des tours et des détours. Nous sommes comme des marins embarqués sur la mer au moment d’une tempête : il faut tenir le cap en affrontant les problèmes et en mettant certes tous les moyens pour vaincre ces obstacles. Mais à terme, ces obstacles deviendront secondaires et on devra toujours identifier le cap et le garder. Pour le moment, je parle du cap. L’essentiel c’est de savoir où l’on va quelques soient les obstacles que l’on rencontre.
Sans mécanismes institutionnels pour nous protéger ?
Mais enfin je gueule, je proteste, j’organise des manifestations, je n’attends pas qu’on me fasse un mécanisme ! Au final c’est de l’ampleur du mouvement particulier, éventuellement régressif, qu’il s’agit : si la pression n’est pas assez forte, si on ne peut pas agir, l’évolution de la révolution en sera plus ralentie, mais ça n’est pas si grave. Ce qui compte, c’est la capacité de comprendre le mouvement général comme les mouvements particuliers et de choisir les terrains de lutte en conséquence.
Vous avez dit que vous n’aimeriez pas forcément voir un Etat de droit en Tunisie, pourquoi cela ?
Parce que dire « un État de droit » c’est évoquer un modèle figé. L’État de droit, on sait ce que c’est : c’est le modèle des démocraties occidentales. Pour autant, est-ce un État de droit, celui où des gens meurent de faim sans un toit en hiver alors que d’autres gagnent des milliards ? C’est pour ça que je ne veux pas « d’État de droit » mais un État de respect de l’Homme, de respect des citoyens, un État où l’on a envie de vivre. Le Droit n’est que l’expression du rapport des forces entre les êtres hunaims : ça n’est pas ça l’important ! Certains en Tunisie (comme Yadh Ben Achour) et ailleurs ont cru longtemps à la Révolution par le Droit : il n’y a pas de Révolution par le Droit. Il y a une révolution et le Droit suit ou bien il y a une société prérévolutionnaire et le Droit exprime les besoins de cette société qui vont être satisfaits par une révolution. Le droit n’est jamais le moteur, il accompagne les transformations de la société.
Mais si les citoyens ne demandent pas l’application de leurs droits, comment faire en sorte que soit mis en place cet État de respect de l’Homme ou au moins un État de droit a minima ? Par exemple, les artistes victimes de l’attaque du palais à l’occasion du Printemps des Arts n’ont pas porté plainte !
Il ne faut pas inverser le problème : il n’y a pas d’État de Droit, donc les droits ne sont pas respectés. Ca n’est pas parce que les victimes ne se battent pas comme il faut qu’il n’y a pas d’État de Droit. L’État de Droit existera peut-être le jour où les contradictions entre les membres de la société auront été résolues politiquement dans le sens du respect des droits et à ce moment-là on pourra traduire cette situation politique juridiquement. Cela sera un Etat où on respectera les droits qui auront été acquis politiquement !
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