Par le Dr. Ramzi Bouzidi,
Messieurs, excellences et chers confrères,
En tant que médecin mordu de l’hôpital et du secteur de la santé publique, je viens par la présente vous demander de refuser ma future demande de démission ainsi que toutes les demandes de démission de mes collègues. À contre-cœur, ils sont nombreux à l’avoir fait, ils attendent la “délivrance” et je suis tenté de les suivre. Cependant Messieurs, je vous invite à vous poser quelques questions pour décider : qui va rester à l’hôpital ? Qui va continuer la mission de nos pères ? Comment sauver l’hôpital ? S’il en reste quelques soupirs! La médecine tunisienne, qui continue à rayonner sur les voisins et qui fait notre fierté en côtoyant nos collègues occidentaux, a vécu à sa naissance un véritable conte de fées. C’est l’histoire d’un groupe d’éminents médecins tunisiens à l’étranger appelés, par décision politique, à revenir au pays pour fonder une véritable école médicale et paramédicale tunisienne qui a progressivement remplacé sa précédente française. L’énergie de cette première vague amorcée par les pères de la médecine tunisienne était tellement puissante qu’on continue à en profiter jusqu’à nos jours.
Cependant, une cascade de mauvaise gouvernance du secteur de la santé durant les vingt dernières années, qui se prolonge jusqu’à nos jours, a abouti à une situation catastrophique touchant la grande majorité des Tunisiens qui se font soigner à l’hôpital public. On pourrait écrire un grand livre noir des hôpitaux pour décrire tous les symptômes des insuffisances actuelles du secteur de la santé publique en Tunisie. C’est classique et évident de parler de l’encombrement des consultations et des services d’hospitalisation, du marasme des urgences, de l’état délabré des structures, du manque de matériel et des médicaments, du manque de personnel paramédical, de la désorganisation totale entre les différentes lignes de prise en charge des patients et du déséquilibre flagrant entre les régions du pays. C’est aussi évident qu’une nouvelle stratégie de financement de la santé publique doit passer par une véritable réforme du système de couverture sociale et que l’État doit mettre un peu plus la main à la poche pour payer les soins des citoyens démunis et indigents dont la santé n’a pas de prix.
Par ailleurs, cette catastrophe qui touche actuellement l’hôpital ne va pas tarder à se répercuter sur le secteur privé. En effet, l’avenir du tourisme médical dont jouit notre économie dépend de l’avenir de l’hôpital. Le secteur public de la santé constitue la source et le berceau de la formation des hommes et des femmes qui font fonctionner les cliniques. J’ai peur pour l’avenir de ceux qui ont investi dans le secteur médical privé (quarante et quelques cliniques en cours de construction et en attente d’autorisation d’exercice en Tunisie, avec une capacité de lits équivalente à celle existante). Ils ont misé sur l’afflux des patients étrangers, notamment Libyens et Africains (70 % des patients des cliniques). Ces patients viennent essentiellement solliciter le savoir-faire médical et paramédical tunisien. Si l’hôpital continue sa dégradation vertigineuse, la formation de ce savoir-faire va connaître le même sort, ainsi que notre image de marque vis-à-vis de nos voisins, qui n’hésiteront pas à changer de destination et à “fermer le robinet”. Ceci rendrait dérisoire les prévisions de nos investisseurs, qui misent sur le tourisme médical.
Messieurs,
Nous avons tous cru à la révolution après le 14 janvier. Le sentiment d’indignation puis d’engagement nous a emporté. J’ai fait partie des collègues qui ont tenté d’aider, de proposer et de discuter des solutions à des problèmes connus et vécus par tous, mais en vain. Nos propositions ne sont que de “gauche”, et de toute façon vous n’en avez pas besoin, vue l’ambiance politiquement correcte qui vous entoure.
Messieurs, vous pouvez continuer à surfer sur d’autres vagues, mais comme vous le savez, le secteur de la santé est un domaine où l’art et le plaisir de servir les autres se manifeste dans toute sa splendeur. La politique n’a pas de place dans la santé. Quand on tombe malade, on ne choisit pas son médecin en fonction de ses tendances politiques. Même le terme “politique de la santé” n’a rien à voir avec la politique de façon générale, encore moins avec l’image de la politique partisane que nous sommes en train de vivre dans notre pays.
Messieurs, veuillez accepter de refuser ma future demande de démission, malgré toutes les tentations du secteur privé, malgré le souci d’assurer l’avenir de ma progéniture, malgré les conditions répulsives du travail à l’hôpital, malgré le dégoût qui ne cesse de croître, malgré que je me rends compte que je continue à soigner mes patients dans des conditions que je n’accepterais pas pour mes proches. C’est mortel, mais je me réconcilie en me disant que nous sommes en situation de guerre.
Messieurs, le pire, c’est qu’il n’y a aucune visibilité … Restez médecins et trouvez en une.
Dr. Ramzi Bouzidi : Professeur agrégé à la faculté de médecine de Tunis. Chirurgien orthopédiste – Hôpital Charles Nicolle de Tunis.
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