no-war-syria

Par Kaïs Ezzerelli*,

Les déclarations martiales du gouvernement français et de son chef de l’Etat François Hollande, à la suite de celles d’Obama, eu égard à la Syrie, ont fait monter la tension d’un cran au Moyen-Orient comme dans les autres pays arabo-musulmans et occidentaux impliqués dans ce conflit que l’on présente comme une guerre civile mais qui n’est sans doute rien d’autre qu’une “guerre par procuration” pour le contrôle de l’approvisionnement en gaz naturel et pour les intérêts géopolitiques d’Israël. Alors que les experts de l’ONU étaient encore sur le sol syrien, avant qu’ils aient rendu quelque conclusion que ce soit, les trois gouvernements occidentaux alliés membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU (Etats-Unis, Royaume-Uni et France) ont affirmé leur “certitude” de l’usage par le régime syrien d’armes chimiques contre sa population. Or, si l’on se fie au simple bon sens, on ne peut qu’admettre l’argument russe : l’usage de ces armes, au moment où l’armée syrienne gouvernementale regagne du terrain dans la Ghouta et alors que les experts sont présents pour enquêter sur de précédents usages aurait été une “absurdité”. Dès lors, prétendre le contraire – qui plus est sans en administrer la preuve, revient à la fois pour ces gouvernements à mépriser leur opinion publique et l’opinion internationale en lui assénant un mensonge presque aussi gros que celui de Colin Powell à la tribune de l’ONU en 2003 et à tenter de profiter de l’émotion ainsi créée pour organiser dans l’urgence une expédition militaire (la plus rapide et la plus violente possible) afin de ne pas laisser de temps à “l’adversaire” et à ses alliés, ou plus simplement, aux opposants à la guerre, pour s’organiser.

Bien que le Royaume-Uni se soit désengagé du projet d’intervention militaire suite au vote contraire de son Parlement, bien que le président Obama ait finalement décidé de recourir au Congrès américain avant de prendre sa décision et bien que la position affichée par Hollande puisse être interprétée comme une forme de “test” vis-à-vis des réactions intérieures et extérieures, officielles ou émanant de la société civile, on ne peut exclure la réédition de telles menaces et leur mise à exécution à mesure que le régime syrien progressera dans la reconquête de son territoire et donc, de sa souveraineté. L’objectif est ici de conserver aux rebelles (terme générique qui regroupe à la fois des volontaires et déserteurs syriens mais aussi des jihadistes et mercenaires venus de l’étranger), soutenus par les Occidentaux et leurs alliés du Golfe et de Turquie, certaines positions sur le terrain, ceci afin d’être en mesure de négocier en position avantageuse lors des prochaines rencontres diplomatiques (Genève II ou autre). Si ce jeu diplomatique cynique était apparemment sous contrôle jusqu’à présent, il pourrait bien échapper à ses artisans et provoquer des décisions calamiteuses, à l’image de celle qui fut prise d’attaquer l’Irak en 2003. Les Etats-Unis peuvent-ils se glorifier de l’action menée en Irak il y a 10 ans, alors que ce pays vit encore aujourd’hui au rythme des attentats à la bombe ? Quel bilan en termes de destructions humaines et matérielles peut être tiré de cette intervention, comme de celles qui furent entreprises en Afghanistan ou en Libye ? L’argument humanitaire martelé par nos “bonnes consciences” ne tient pas un instant quand on rappelle les agressions israéliennes sur les populations civiles du Liban (2006) et de Gaza (2008), ou encore ces conflits dont on ne parle pas mais qui font beaucoup plus de victimes (au Congo par exemple, où se perpétuent des horreurs) dans un silence assourdissant et coupable de la communauté internationale. L’argument ne tient pas un instant si l’on se souvient que les armées américaine et française ont fait elles-mêmes usage de l’uranium appauvri dans la première guerre en Irak (1991), sans oublier l’usage de l’agent orange (napalm) au Vietnam. Cet argument ne tient pas face aux véritables enjeux de cette guerre, ceux que l’on cache à l’opinion publique. Si les diplomaties occidentales se préoccupaient réellement du sort des populations civiles en Syrie, pourquoi n’engageraient-elles pas tous leurs efforts à la recherche d’une paix fondée sur la négociation et la recherche de solutions politiques à ce conflit, plutôt que de chasser les ambassadeurs de ce pays souverain et de tenter de mettre ce régime au ban de la communauté internationale ? Si l’on suit la posture « morale » adoptée vis-à-vis du régime syrien -et à moins de considérer celle-ci comme soumise à une autre logique de « deux poids, deux mesures », pourquoi la France et ses alliés ne rompent-ils pas leurs relations diplomatiques avec ceux-là qui répriment dans le sang leurs populations ou qui agressent leurs voisins sans même avoir été menacés par eux ? Pourquoi n’adoptent-ils pas des sanctions internationales ou, à tout le moins, une position de « fermeté » à l’égard d’Israël qui a utilisé les bombes au phosphore contre les civils de Gaza, qui détient des stocks d’armes prohibées (nucléaires, notamment) et qui poursuit la colonisation des territoires occupés en Cisjordanie et sur le plateau du Golan, en toute illégalité ? Pourquoi insulter l’avenir en niant par avance au régime syrien toute possibilité d’évolution progressive vers la démocratie, toute transition en douceur en leur préférant un changement “révolutionnaire” (sans doute plus au goût du jour à l’heure des “printemps arabes”) que l’on voudrait imposer par la force, depuis l’étranger, en instrumentalisant une partie de l’opposition ? Est-ce parce qu’il s’agit d’un régime nationaliste arabe fondé sur un parti (le baath) qui à défaut d’être “démocratique” a su néanmoins défendre son indépendance nationale et l’identité arabe de sa population par-delà tout confessionnalisme, faire front face à Israël et assurer à ses habitants un niveau de vie décent, un niveau d’éducation et de couverture sociale certains ?

Face aux risques d’escalade prochains du conflit syrien, auxquels contribue largement l’attitude belliciste du gouvernement français, qui espère sans doute récolter quelques avantages matériels de son suivisme vis-à-vis des Etats-Unis dans cette question (à contre-courant de la position courageuse -mais sans doute moins “rentable” à court terme- du gouvernement Villepin en 2003), dans un contexte global de crise économique où l’ouverture de nouvelles voies d’approvisionnement énergétique et de nouveaux marchés de consommation et d’investissement constituent un enjeu de taille, il appartient à la société civile de faire preuve de vigilance et d’appeler ses gouvernants à plus de modération, à refuser toute solution militaire qui ne ferait que jeter de l’huile sur le feu en occasionnant au passage plus de victimes et de destructions, à rechercher des solutions politiques négociées avec tous les acteurs.

De même, il appartient au gouvernement tunisien de ne pas entrer dans cette logique « suiviste » et de se démarquer plus nettement de tels projets hostiles, qui visent non seulement un pays frère et sa population, mais aussi un Etat et un modèle de société multiconfessionnelle, sécularisée et panarabiste. L’avenir du régime syrien, seul le peuple syrien peut en décider, et le seul soutien des pays démocratiques en ce domaine devrait consister à aider ce pays à accomplir la transition qu’il a déjà entamée. Le gouvernement tunisien de la Troïka n’a pas encore réussi à mener à bien le projet de donner à son pays une constitution et de lui assurer une stabilité politique qu’il se permet déjà, au nom de son « modèle » révolutionnaire, de donner des leçons au régime syrien en expulsant son ambassadeur et même, de soutenir la rébellion en accueillant sur son sol une des conférences des « amis de la Syrie » (février 2012) et en fermant les yeux sur l’envoi en Syrie de jihadistes tunisiens, livrés aux trafics, aux manipulations mentales et in fine, à la mort en première ligne, sans doute pour répondre aux desideratas de nos alliés qataris ou français.

Au milieu de la zone de turbulence politique que nous traversons, alors que la solution semble à notre portée et qu’elle est sans cesse reportée pour on ne sait quel calcul politicien, il convient de se demander si l’on ne risque pas de passer à côté d’une nouvelle tragédie pour cette nation arabe à laquelle nous appartenons également en dépit de tous les discours au patriotisme étriqué qui voudraient nous en détourner en nous laissant tourner en rond avec notre petite politique politicienne. Sans doute ne veut-on pas voir que l’avenir de la Tunisie est également lié à celui des autres pays arabes, parmi lesquels la Syrie, qui se trouve confrontée depuis plus de deux ans à un conflit qui a fait plus de cent mille morts et des millions de déplacés et d’exilés, et qui risque maintenant de subir une agression étrangère. Si notre « printemps tunisien » est porteur d’un projet de libération vis-à-vis de la dictature et de conquête des droits économiques et sociaux, quelle place laisse-t-il au rêve d’une plus grande unité retrouvée des pays arabes face aux nouveaux projets impérialistes ? Si l’on ne veut pas « pleurer sur les vestiges du campement », pour reprendre l’expression du poète Imrul-Qays, et nous réveiller sur les cendres de la nation arabe, nous nous devons de rassembler nos efforts pour empêcher cette agression occidentale contre le pays qui se présente justement comme « le cœur battant de l’arabité » et le dernier rempart contre l’impérialisme américano-sioniste au Proche-Orient. Et cela devrait passer par un message fort adressé à nos « alliés » en Occident et dans le Golfe : non à la guerre en Syrie !

* Kaïs Ezzerelli, Historien contemporanéiste, spécialiste du monde arabe