Par JUAN J. LINZ
dans “La quiebra de las democracias (Alianza Editorial Sa, 1996),”
Traduit par Sanzaloun
L’histoire des démocraties dont le destin nous intéresse révèle l’importance de l’inauguration et la consolidation initiales du régime pour sa capacité future à faire face à des crises sérieuses. Ce n’est pas par hasard que tant d’efforts soient concentrés dans les débats constitutionnels au cours du processus de création de nouvelles démocraties et que les politiques et la science politique traditionnels accordent tant d’attention aux vertus et aux défauts des constitutions. Il est facile de reprocher rétrospectivement à certaines normes constitutionnelles, comme le fameux article 48 de la Constitution de Weimar, des conséquences non intentionnelles et qui ne pouvaient probablement pas être prévues lors de la rédaction de la norme. On pourrait dire la même chose de la loi électorale de la République espagnole promulguée rapidement par le gouvernement provisoire sans beaucoup de discussion, ou de l’absence d’un vrai exécutif dans dans la Constitution de l’Estonie.
La rédaction d’une Constitution n’est sans doute pas le seul processus dans la création d’un régime démocratique qui ait des implications à long terme.
Le programme initial avec un ordre des priorités adopté à ce moment est d’importance égale voire plus grande, non pas seulement pour le gouvernement provisoire et le premier gouvernement, mais pour le régime lui même. Ce programme crée souvent des attentes qui ne peuvent être satisfaites dans le cadre existant et se convertissent rapidement en source de semi-loyauté pour les forces impliquées dans le processus de création du régime.
En effet, cet ordre des priorités initial peut contribuer à la consolidation de positions basiques dirigées à légitimer le régime, spécialement quand cet ordre se définit non comme un programme du gouvernement, mais comme une part substantielle de la Constitution qu’il est difficile de modifier par simple majorité.
Quand un régime change, l’attitude d’une grande partie de la population se maintient neutre ou dans l’expectative, sans s’identifier avec ceux qui l’ont établi ou se maintenir loyale envers le régime qui est tombé. Cela se produit spécialement quand le système de partis du nouveau régime n’a pas été capable de cristalliser sous le régime précédent, comme dans le cas d’un régime autoritaire qui ne permet à une opposition organisée de participer d’aucune façon dans le processus politique. Dans ces cas, les attitudes envers la légitimité et l’efficacité du nouveau régime se verront très probablement et d’une façon permanente, déterminées par ces premiers pas.
A cette étape, les nouveaux gouvernants peuvent initier des politiques d’un caractère socialement constituant, créant une base d’appui solide parmi ceux qui en bénéficient. C’est aussi le moment auquel ils peuvent minimiser la préoccupation des neutres vis à vis du changement du régime, mais qui sont préoccupés par les implications de ce changement.
Il est possible que les leaders du nouveau régime démocratique se trouvent tentés de mettre à leur ordre du jour tous les problèmes de la société qui ne sont pas résolus, probablement pour maximiser l’appui (populaire[NDLT]), sans se rendre compte que le faire maximise aussi le nombre de personnes potentielles qui seront négativement affectées par les réformes. Inscrire simultanément à l’ordre du jour beaucoup de problèmes complexes dont la solution a été retardée des décennies durant peut très bien déborder les ressources d’un leadership avec peu d’expérience administrative, une information limitée et des ressources financières peu abondantes. Même en supposant que toutes les solutions proposées fussent efficaces, un manque d’effectivité, dans le cas où elles n’auraient pas été menées rapidement, peut nuire au régime. Tout au cours du processus, elles auraient créé de grandes attentes chez les sympathisants, éveillé les peurs de ceux qui se sentent négativement affectés par les réformes, sans pour autant profiter de l’appui des bénéficiaires potentiels.
Pourquoi cette règle se répète-t-elle chez des régimes démocratiques nouveaux ?
A notre avis, il y a des causes multiples. L’une d’entre elle est de prétexter des problèmes accumulés, du laisser-aller du régime antérieur aussi bien que les difficultés de la réalité sociale. L’euphorie initiale et l’image d’un appui large, mesuré plus par les masses dans les rues et l’ambiance festive que par les votes, laisse fréquemment croire qu’avec de la bonne volonté, tous les problèmes peuvent être résolus, spécialement suite à une longue période dictatoriale. Les dirigeants du régime démocratique ont généralement eu du temps pour réfléchir aux problèmes de la société et leurs solutions, mais ne se sont pas confrontés à la tâche de les formuler en termes précis mettant en relation les solutions et des faits spécifiques, face à la résistance qu’ils vont surement rencontrer. Les nouvelles démocraties sont généralement institutionnalisées par des coalitions dans lesquelles même les petits groupes, dont la force est toujours inconnue, peuvent très bien être représentés et veulent se faire entendre. Dans des sociétés multinationales, la crise du régime antérieur et le futur incertain ont tendance à fragiliser le gouvernement central et à activer les demandes d’autonomie voire les demandes sécessionnistes qui doivent être incluses dans l’ordre du jour. Les nouveaux leaders peuvent aussi se sentir en insécurité par rapport à leur force future dans les cas où les forces sociales identifiées avec le régime antérieur recouvrent leur capacité d’organisation, et voudront de ce fait légiférer voire inclure leurs aspirations de programme politique dans la nouvelle Constitution.
Le désir de réussir des changements sociaux fondamentaux à travers des décisions législatives ne correspond pas aux ressources disponibles pour réaliser ces changements. Il est très probable que tout changement de régime ait des effets perturbateurs sur l’économie, qui sont parfois dus à des coupures dans les budgets étatiques, des fuites de capitaux et une réduction d’investissements. Ceci, combiné avec le champ limité que peut embrasser l’attention des leaders du gouvernement, absorbés par des débats constitutionnels et législatifs, confrontés à une machinerie bureaucratique qui ne leur est pas familière et à l’aide d’une équipe non préparée, rend pratiquement impossible la réalisation d’un ordre du jour aussi ambitieux. Les déceptions et frustrations résultantes peuvent être à l’origine de conflits à l’intérieur même de la coalition initiale qui a créé le régime.
Parmi les changements introduits par les nouveaux régimes, beaucoup ont un caractère symbolique : le changement de drapeau, par exemple, en est un qui est généralement perçu profondément seulement par une minorité, mais qui blesse ceux qui se sentent liés à une tradition. Dans les cas des républiques allemande et espagnole, le changement de drapeau national a fourni une opportunité pour ces conflits. Un autre exemple est le remplacement du Vive l’Espagne traditionnel par le Vive la République lors des cérémonies officielles et militaires.
Ces changements peuvent susciter au début l’enthousiasme, mais étant donné qu’ils ne représentent pas d’avantages tangibles pour les partisans du nouveau régime, ils ne constituent pas le type de changements basiques et de mesures politiques qui peuvent gagner l’appui de grands secteurs de la société en faveur du nouvel ordre. Ils se convertissent sans doute en un thème important pour l’opposition déloyale et contribuent à une attitude semi-loyale pour une partie des groupes politiques qui espèrent gagner l’appui de l’opposition déloyale.
Les nouveaux dirigeants ont aussi une tendance, basée probablement sur leur sentiment de supériorité morale, à gaspiller de l’énergie dans ce qui peut s’appeler politique de ressentiment (en français dans le texte [NDLT]) contre des personnes et des institutions identifiées avec l’ordre ancien, qui pourrait consister en des attaques mesquines à leur dignité et leurs sentiments. Ces mesures peuvent très bien avoir un retentissement à des niveaux inférieurs, au sein de gouvernements locaux et de l’administration, spécialement dans les sociétés rurales, et peuvent même servir à régler des comptes personnels.
Les rancœurs causées par ces changements symboliques et les couts émotionnels de la politique de ressentiment ne s’oublient pas facilement. Dans ces mesures politiques gisent les racines de l’opposition déloyale et l’ambivalence latente envers les régimes qui peut se manifester des années plus tard au moment d’une crise sérieuse. L’effet psychologique qui accompagne un changement de régime dépasse fréquemment les changements sociaux réels, ce qui explique l’intensité de l’hostilité, d’une part, et de la désillusion par rapport aux changements d’autre part.
Pour cela, l’analyse intelligente des coûts politiques et des bénéfices de chaque mesure qui sera prise revêt une importance particulière durant la phase de consolidation d’un régime démocratique. Ce n’est pas le succès ou l’échec d’un gouvernement en particulier qui est en jeu, mais la formation de prédispositions basiques du régime. Beaucoup peut être gagné en sélectionnant un nombre limité de problèmes et en introduisant à un rythme relativement rapide des réformes qui peuvent bénéficier à de petites, et parfois très visibles, minorités. Ceci n’est pas facile, mais certains régimes ont eu de la chance. Par exemple, dans certains pays d’Europe de l’est, une réforme agraire à grande échelle a été possible parce que les grands propriétaires terriens appartenaient à une minorité ethnique étrangère.
Les problèmes de politique étrangère représentent souvent une charge sérieuse pour un nouveau régime qui peut se retrouver au départ dans une relation de dépendance vis à vis d’autres pays. Ceci a été un problème particulièrement grave pour l’Allemagne, l’Autriche et d’autres états successeurs de l’Empire Austro-Hongrois après la Première Guerre Mondiale. La formation de la république allemande et la démocratisation ont coïncidé avec la défaite et la signature du traité de Versailles, ce qui a poussé beaucoup d’allemands à nier la légitimité au nouveau régime et à éprouver une loyauté nostalgique envers l’ordre ancien. Ceci a été particulièrement observé chez des officiers de l’armée et des fonctionnaires, et même le clergé protestant et le corps enseignant. L’indépendance imposée à l’Autriche et l’interdiction aux alliés de toute unification avec l’Allemagne, toujours confirmée lorsque la république se trouvait dans des difficultés économiques, a contribué à délégitimer la démocratie parmi ceux qui avaient de forts sentiments pan-germaniques. Como Paolo Farneti l’a montré dans son analyse de la crise italienne, les divisions créées dans tous les domaines par l’interventionnisme, le coût de la guerre et la déception par les fruits de la victoire ont beaucoup contribué à l’incapacité de la démocratie qui se créait en Italie à faire face aux difficiles réajustements dans sa structure sociale et économique après la guerre. La dépendance et le nationalisme économique en Hispanoamérique après la Deuxième Guerre Mondiale ont eu un rôle similaire.
Ces problèmes semblent être particulièrement intraitables au cours de la phase de consolidation parce que l’identité de l’état est en jeu. Les compromis internationaux ne peuvent pas changer aussi facilement que la politique intérieure, puisqu’ils dépendent de pouvoir extérieurs hors du contrôle d’un quelconque gouvernement futur, et une opposition déloyale peut plus facilement rejeter la responsabilité de la situation sur le système que sur un gouvernement en particulier. De plus, le processus de négociation internationale mènera probablement à des positions contradictoires et ambiguës. Les déclarations faites à l’intérieur de la maison peuvent être différentes de celles qui se font sur la table des négociations. Les compromis sont acceptés avec des réserves mentales, et une attente d’une révision future surgit. Un exemple extrême de cette ambivalence peut être observé dans la politique du gouvernement italien par rapport à Fiume et le réarmement allemand contrevenant au traité de Versailles, politiques qui ont contribué à la formation de groupes paramilitaires très politisés qui ont été tolérés par les autorités bien qu’elles prétendaient le contraire.
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