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Dans un récent rapport intitulé : « Elections législatives 2014 en Tunisie : un agenda pour les droits humains », Human Rights Watch exhorte les candidats aux élections législatives de faire des droits humains, la base de leurs programmes. En effet, bien que le soulèvement des Tunisiens ait eu lieu sous le signe de la « justice sociale », de la « dignité », et de l’« égalité », rares sont les partis candidats aux législatives qui ont inclus dans leur programme un projet clair et cohérent relatif à cette question.

Pour encourager les partis candidats, HRW leur fournit un rapport précis sur ce qui devrait être le cheval de bataille de leurs campagnes : les droits humains.

Dans ce rapport, l’ONGI identifie six domaines prioritaires d’action pour le prochain parlement élu dont découlera le gouvernement :

La torture et les mauvais traitements infligés aux détenus

Les esprits sont marqués par les 23 ans de pratiques policières illégales et déshumanisantes pratiquées sous le régime du président déchu. Les langues, qui se sont peu à peu déliées après le départ du dictateur, n’ont fait que confirmer l’horreur de la torture. Quatre ans après, l’instauration d’une démocratie digne de ce nom peine à devenir réalité. Le mois dernier, Nawaat dressait un sombre tableau de ces exactions qui ont, notamment, touché Lina Ben Mhenni, Nidhal Belgacem, Hela Boujenah, Sabra Beldebabis, Samir Metoui, et plus récemment Mohamed Ali Snoussi et Ali Ben Khmis Louati, sans compter le nombre de cas non médiatisés et/ou les victimes ont préféré se terrer dans le silence, au lieu d’affronter la vindicte policière et judiciaire dont ils ne sortiront pas à moindre frais.

Bien qu’il y ait eu des progrès dans la lutte contre la torture, et que les victimes ont moins peur de porter plainte, il est rare que les procureurs et les juges donnent suites à ces plaintes… Ces cas de tortures ne sont pas isolés, contrairement à ce qu’avance le gouvernement.
Juan E. Mendez, Rapporteur spécial des Nations Unis sur la torture, mai 2014.

Légalement et institutionnellement, le pays a connu des progrès signifiants pour faire face à ce problème, depuis 2011. Tout d’abord, la nouvelle constitution interdit la torture et la répertorie comme crime.

L’État protège la dignité de la personne et son intégrité physique, et interdit la torture morale et physique. Le crime de torture est imprescriptible. Article 23 de la Constitution tunisienne.

De plus, le 21 octobre 2013, l’Assemblée Nationale Constituante, institue l’Instance Nationale pour la Prévention de la Torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, chargée des missions suivantes :

– Effectuer des visites périodiques et régulières et autres inopinées sans préavis et à tout moment choisi aux lieux de détention où se trouvent ou pourraient se trouver des personnes privées de liberté,
– S’assurer de l’existence de la protection spécifique des personnes handicapées qui se trouvent dans les centres d’accueil susmentionnés à l’article 2 de la présente loi organique,
– S’assurer de l’inexistence de la pratique de la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants dans les lieux de détention et contrôler la compatibilité des conditions de détention et d’exécution de la peine avec les normes internationales des droits de l’Homme ainsi que la législation nationale,
– Recevoir les plaintes et les notifications concernant les éventuels cas de torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants dans les lieux de détention, assurer l’investigation de ces cas et les transmettre, selon le cas, aux autorités administratives ou juridictionnelles compétentes,
– Donner son avis concernant les textes de projets de lois et de règlements se rapportant à la prévention de la torture et des traitements dégradants reçus des autorités compétentes,
– Donner des recommandations afin de prévenir la torture et contribuer au suivi de leur mise en œuvre,
– Adopter, en coordination avec les parties concernées, les directives générales pour la prévention de la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants dans les lieux de détention ainsi que les mécanismes susceptibles de les détecter,
– Créer une base de données tout en assurant la collecte des données et des statistiques afin de l’exploiter dans la réalisation des missions qui lui sont attribuées,
– Contribuer à la diffusion de la conscience sociale à l’encontre des risques de la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, et ce, à travers des campagnes de sensibilisation, organiser des conférences et des séminaires, éditer des publications et des guides, organiser des sessions de formation ainsi que la supervision des programmes de formation faisant partie de son domaine de compétence,
– Réaliser et publier des recherches, études et rapports se rapportant à la prévention de la torture et des traitements dégradants ainsi que le soutien des autres instances à leur réalisation,
– Transmettre son rapport annuel au Président de la République, au chef du gouvernement et au Président de l’assemblée chargée du pouvoir législatif ainsi que sa publication au site web et au Journal Officiel de la République Tunisienne.

Enfin, il est à rappeler que la Tunisie a ratifiée le Protocole facultatif se rapportant à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradant des Nations Unies, en 2011.

Or, tous ces instruments ne suffisent pas, selon Human Rights Watch, à combattre la torture et l’impunité qui l’entoure. C’est pourquoi, l’ONGI fait plusieurs recommandations aux candidats à la législative afin de mieux combattre ce fléau :

– Garantir aux suspects placés en garde à vue, l’accès direct à un avocat. En effet, aujourd’hui, les prévenus ont droit à un avocat seulement au moment de leur première comparution devant le juge d’instruction, ce qui peut atteindre 6 jours après leur mise en détention.

– Réformer la législation tunisienne, en ajoutant de nouveaux mécanismes de protection aux détenus notamment à travers l’obligation d’effectuer une visite médicale, un raccourcissement de la durée de la garde à vue à 48 heures, et enfin l’obligation pour les procureurs et juges d’instructions d’ouvrir une enquête en cas de torture avérés.

Les droits économiques et sociaux

Il convient, tout d’abord, de rappeler que la Constitution tunisienne fait la part belle aux droits économiques et sociaux, dans plusieurs de ses articles :

L’Etat a pour objectif de réaliser la justice sociale, le développement durable, l’équilibre entre les régions et une exploitation rationnelle des richesses nationales en se référant aux indicateurs de développement et en se basant sur le principe de discrimination positive ; l’Etat œuvre également à la bonne exploitation des richesses nationales. Article 12

La santé est un droit pour chaque être humain.
L’État garantit la prévention et les soins sanitaires à tout citoyen et fournit les moyens nécessaires pour garantir la sécurité et la qualité des services de santé.

L’État garantit la gratuité des soins pour les personnes sans soutien et à faible revenu. Il garantit le droit à une couverture sociale, tel que prévu par la loi. Article 38

L’enseignement est impératif, jusqu’à l’âge de seize ans.
L’État garantit le droit à un enseignement public et gratuit dans tous ses cycles et veille à fournir les moyens nécessaires pour réaliser la qualité de l’enseignement, de l’éducation. L’état veille aussi à enraciner l’identité arabo-musulmane et l’appartenance nationale chez les jeunes générations et à ancrer, à soutenir et à généraliser l’utilisation de la langue arabe, ainsi que l’ouverture sur les langues étrangères et les civilisations humaines et à diffuser la culture des droits de l’Homme. Article 39

Le travail est un droit pour chaque citoyen et citoyenne. L’État prend les mesures nécessaires à sa garantie sur la base de la compétence et l’équité.
Tout citoyen et toute citoyenne ont le droit au travail dans des conditions décentes et à salaire équitable. Article 40

Bien que la Constitution énonce des droits fondamentaux, il n’en reste pas moins que leur mise en œuvre, par l’Etat, à travers des politiques concrètes, est d’une absolue nécessité. En effet, selon le Pacte International relatif aux Droits Economiques, Sociaux et Culturels, chaque État partie a le devoir de prendre des mesures législatives, compte tenu des ressources disponibles, pour assurer la réalisation progressive de ces droits. Mieux encore, ce pacte prévoit un recours au niveau national, afin de permettre aux victimes de violations de ces droits de déposer des plaintes, devant un organe indépendant et impartial et de demander réparation en cas de violations. Le Comité des droits économiques, sociaux et culturels considère d’ailleurs ce mécanisme comme une partie intégrante des obligations des Etats en vertu de ce Pacte.

Mais, la Tunisie n’a pas encore ratifiée le protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Celui-ci permet au Comité des droits économiques, sociaux et culturels de recevoir des communications de la part de particuliers ou groupe de particuliers démontrant être victimes de violations de ces droits par un Etat partie. Cela constituerait pour Human Rights Watch une avancée majeure dans la protection et la garantie des droits économiques, sociaux et culturels prévu dans la Constitution tunisienne.

Les discriminations et les violences faites aux femmes

La loi tunisienne garantit une protection aux femmes meilleure que l’ensemble des autres pays arabes. Le code de statut personnel (CSP), institué en 1956, par le Président Habib Bourguiba a, considérablement, réduit les inégalités, au niveau familial, notamment en matière de mariage et de divorce. Toutefois, le droit tunisien continue à discriminer les femmes en matière d’héritage, dans la garde des enfants et dans d’autres aspects de la vie courante.

Le 23 Avril 2014, le gouvernement tunisien levait, officiellement, les réserves à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW), une étape importante vers la réalisation de l’égalité des sexes. Toutefois, la Tunisie a maintenu une déclaration générale indiquant que le pays «ne prendra aucune décision administrative ou législative en conformité avec les exigences de la présente Convention lorsqu’une telle décision serait en contradiction avec les dispositions du chapitre I de la Constitution tunisienne ».

Enfin, il faut signaler que la Tunisie est l’un des quatre pays à ne pas avoir ratifié le protocole de Maputo, relatif aux droits des femmes en Afrique, lequel accorde aux femmes une protection beaucoup plus large que ne l’offre la CEDAW.

La Constitution tunisienne énonce, dans son article 46, que :

L’Etat s’engage à protéger les droits acquis de la femme, les soutient et œuvre à les améliorer.
L’État garantit l’égalité des chances entre la femme et l’homme pour assumer les différentes responsabilités et dans tous les domaines.
L’Etat œuvre à réaliser la parité entre la femme et l’homme dans les conseils élus.
L’État prend les mesures nécessaires afin d’éradiquer la violence contre la femme.

Il n’en reste pas moins que ces règles générales doivent être appliquées plus spécifiquement.

Liberté d’expression et diffamation

De nombreuses dispositions pénales tunisiennes punissaient, par des peines de prisons, le simple fait de s’exprimer librement. En septembre 2011, le gouvernement transitoire a adopté un nouveau code de la presse garantissant cette liberté fondamentale. Mais, le code pénal tunisien criminalise encore les délits d’expression par des peines de prisons fermes. C’est le cas par exemple de l’article 247 qui stipule :

Est puni de six mois d’emprisonnement et de deux cent quarante dinars d’amende, quiconque, se sera rendu coupable de diffamation.
Est puni d’un an d’emprisonnement et de deux cent quarante dinars d’amende, quiconque, se sera rendu coupable de calomnie.

Idem pour l’article 226 bis :

Article 226 bis (Ajouté par la loi n° 2004-73 du 2 août 2004).
Est puni de six mois d’emprisonnement et d’une amende de mille dinars quiconque porte publiquement atteinte aux bonnes mœurs ou à la morale publique par le geste ou la parole ou gène intentionnellement autrui d’une façon qui porte atteinte à la pudeur.

Depuis la révolution de janvier 2011, les autorités ont usés de ces lois répressives afin de punir ceux qui selon eux, tenaient un discours inacceptable ou politiquement incorrect. Le cas le plus marquant fut bien sur celui de Jabeur Mejri, emprisonné pour un délit d’opinion exprimé sur internet.
Bien que la Constitution garantit la liberté d’expression, l’Assemblée Nationale Constituante n’a rien fait afin d’abolir ces lois répressives, note Human RIghts Watch.
Ainsi la dépénalisation de ces infractions, et leurs remplacements par des peines civiles et non pénales apparait pour Human Rights Watch d’une importance capitale.

Enraciner l’indépendance de la Justice

Le chapitre de la Constitution sur l’autorité judiciaire contient de fortes garanties pour l’indépendance de la magistrature. Dans ce sens, le Conseil supérieur de la magistrature qui supervisera le système judiciaire est une avancée majeure.

Cependant, là où Human Rights Watch presse les candidats aux élections législatives de prendre des mesures urgentes, concerne la révocation et le transfert des juges. En effet, tout en interdisant la révocation des juges ou leur transfert sans leur consentement, la Constitution prévoit des exceptions « dans le respect des garanties prévues par la loi », une formulation vague qui pourrait être utilisée, à mauvais escient, par le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif ; et risque de compromettre l’essence même de cette protection. Ainsi, HRW recommande de faire du Conseil Supérieur de la Magistrature, l’organe clé dans la prise de décision, évitant ainsi une immixtion du politique dans le judiciaire.
Par ailleurs, le bureau du procureur est toujours sous l’autorité du ministre de la Justice, qui peut demander au Procureur d’ouvrir une enquête, dans certains cas. Cette promiscuité entre l’exécutif et le judiciaire est une menace à l’indépendance de la justice. La réforme de la loi sur les missions des procureurs est donc fondamentale afin de garantir l’indépendance de la justice.

Réformer la loi 52 sur l’usage des stupéfiants

La loi 52 relative à l’usage des stupéfiants en Tunisie, est une loi répressive, non seulement de par sa dureté, mais aussi et surtout de par son utilisation « politique » sous l’ancien régime. Cette loi qui prévoit des peines de prisons allant de une à cinq années, en plus de fortes amendes, a, selon le Haut-Commissariat aux droits de l’Homme des Nations Unies, aggravé la situation carcérale en Tunisie. En effet, plus d’un tiers de la population carcérale est détenue pour consommation de stupéfiants. Mais, là où cette loi est encore plus vicieuse, c’est qu’elle interdit aux juges de réduire les peines et de recourir aux circonstances atténuantes, les obligeants à briser la vie et l’avenir de certaines personnes.

Ainsi, en faisant ces recommandations, Human Rights Watch espère voir une majorité d’élus axer leurs efforts sur les droits humains, au sein de leurs programmes, afin de les enraciner, dans l’avenir, dans nos lois, et de mettre un terme aux abus.