Maintenant que le second tour des élections présidentielles tunisiennes s’est achevé, il me paraît nécessaire de revenir sur une anomalie sociale qui nuit à la démocratie: la rumeur.
Ce dimanche, j’ai endossé le gilet d’observateur-superviseur en charge d’une dizaine de centres de vote et autant d’observateurs nationaux. La journée électorale s’est très bien déroulée, quelques incidents mineurs, mais rien qui puisse discréditer le processus électoral. Comme l’a exprimé le journaliste français Anthony Bellanger sur RFI – les élections tunisiennes ne pouvaient être plus ennuyeuses à commenter, un peu comme des élections suisses.
Et pourtant, tout au long de la journée, je n’ai cessé de recevoir des appels m’alertant au sujet de faits d’achats de voix, d’influence d’électeurs, etc. À chaque appel, je sautais dans ma voiture et me précipitais sur les lieux afin d’observer l’infraction, relever les preuves et rédiger, par la suite, un rapport sur l’incident. Mais, c’était chaque fois, une fausse alerte! Pas de liasses de billets jetées dans les airs, pas d’appel au vote en faveur d’un candidat ou de l’autre, pas de rassemblement suspect, pas de goodies, ni de distribution publicitaire. Rien !
Une fois, j’ai failli prendre sur le fait une voiture suspectée d’influencer les électeurs, ne cessant de faire des allers-retours aux alentours d’un centre de vote. Il s’agissait en réalité d’une voiture louée par la police – la leur étant en panne – et mise à leur disposition afin de fournir les repas des officiers et soldats postés à l’entrée du centre de vote. Encore une déception.
Une nouvelle information me parvint : il y aurait des activités d’achat de voix au marché aux légumes de la médina. Le marché est plein à craquer, des hommes scandent des prix, négocient… le poisson et le persil. Je mène l’enquête, interroge le vendeur de chappati, le vendeur de poisson et celui qui vends des carottes, ainsi que le gardien du parking. « Avez-vous vu des personnes faisant campagne, ici, aujourd’hui? ». « Non », la même réponse partout. Sauf, peut-être, pour le gardien du parking. « S’ils me donnaient un milliard de dinars, je voterais quand même pour le candidat que j’ai choisi, elli fel galb fel galb !»* Une étincelle d’espoir ici, il s’agit d’un gardien de parking, non d’une personne aisée, usant d’une forme figurative, il croyait réellement en la valeur de son droit de vote, et il n’était pas à vendre.
Après que les résultats préliminaires des élections aient étés, officiellement, rendus, lundi après-midi, une nouvelle rumeur a surgit. « Ils ont fait voter les morts !» Aucune enquête n’a précédé cette information, et personne ne semblait s’inquiéter du défaut de preuves valides. Vérification faite auprès des personnes porteuses des cartes d’identités nationales mises en doute (la plus âgée est d’ailleurs même plus jeune que le président élu), la preuve n’a pas été reçue comme crédible. On a, alors, crié au scandale et au mensonge, et la rumeur a prévalu sur le démenti. C’est une version de l’histoire, pourtant, basée sur des paroles plutôt que des preuves. Comment expliquer ce type de réaction illogique et irrationnelle ?
Je n’irais pas jusqu’à énumérer toutes les rumeurs ayant circulé à propos des élections, mais elles sont nombreuses. La rumeur colporte de fausses informations et discrédite le processus électoral, causant, du coup, une énorme perte de temps à tenter de démêler le vrai du faux. La rumeur est une vraie nuisance sociale.
J’ai relevé les conséquences néfastes de la rumeur, lors des élections. Mais, elle est, là, partout dans notre société. Les médias tunisiens sont, eux aussi, victimes de la rumeur. On n’arrête pas de lire des articles, rédigés par des journalistes auto-proclamés, à propos de faits relatés par « une personne à qui l’on peut faire confiance, très bien connue dans notre quartier ». Est-ce là une information crédible? Aucune enquête, aucune preuve matérielle, rien que des ouïes-dires. Bien entendu, il ne s’agit pas de tous les média tunisiens, mais le professionnalisme journalistique est minoritaire.
Alors, d’où vient cette mentalité? Plusieurs ingrédients sont nécessaires à la recette de la rumeur fructueuse. Quelques décennies de propagande institutionnelle, un secteur médiatique sinistré, un défaut de pensée critique, et vous obtenez une solide base propice à la propagation de la rumeur.
Pendant longtemps, l’information était, à la fois, le privilège et l’ennemie du régime. Il s’agissait, d’abord, de la contrôler, tant sur la forme que sur le fond. Ainsi, la presse écrite ne diffusait que les informations ‘appropriées’, validées par le gouvernement. Il n’y avait ni travail d’investigation, ni opinion libre et surtout pas de critique. Pendant longtemps, les tunisiens ont dû avaler des couleuvres. Ne jamais commenter, ne jamais douter.
On se souvient par exemple qu’à l’époque, la criminalité était inexistante en Tunisie, alors que les prisons étaient pleines à craquer…
Trois ans après l’éviction de Ben Ali, l’expression n’a jamais été aussi libre en Tunisie. Tout le monde avait quelque chose à dire, que ce soit bon ou mauvais, vrai ou faux, tout le monde pouvait s’exprimer. D’un autre côté, des décennies de propagande ont fortement imprégné l’esprit des gens. Chaque communication gouvernementale ou institutionnelle – qu’elle soit indépendante ou étatique – est encore perçue, à certains égards, comme relevant de la manipulation, du mensonges et de la désinformation, dans le but de garder le contrôle sur le pays. Il est vrai que la corruption prévaut encore en Tunisie. Il est vrai, également, que d’anciennes mauvaises habitudes perdurent, au sein de la structure étatique. Mais, il est également vrai que nous sommes dans un processus de changement.
C’est là que la pensée critique entre en jeu. Afin de pouvoir démêler le vrai du faux, il faut être en mesure de questionner l’information reçue. Il ne suffit pas de la rejeter sans ambages, il faut la questionner, l’interroger. Il s’agit, là, de deux positions, fondamentalement, différentes. En rejetant purement et simplement l’information, il devient impossible de la vérifier, car en prenant de la distance vis-à-vis de cette information, on perd tout contrôle sur elle. C’est seulement en questionnant l’information qu’il devient possible de l’appréhender, de la tester, de la mettre à l’épreuve des faits pour, éventuellement, la juger comme fiable ou douteuse. Quelles en sont les sources ? Qui en est à l’origine ? Quel est le parcours de l’informateur ? De quand date-t-elle? Quel était son contexte ? Existe-t-il des preuves matérielles ?
En janvier 2011, alors que les manifestations battaient leur plein sur la planète Tunisie, une personne m’a montré une vidéo alarmante, présentant une ligne de chars militaires faisant leur entrée dans un pays. Le commentaire sous la vidéo indiquait qu’il s’agissait d’une armée étrangère entrant en Tunisie. Plusieurs incohérences m’ont sauté aux yeux. Premièrement, la personne filmant la scène ne s’exprimait pas en tunisien. Deuxièmement, aucune voiture, dans l’entourage du cortège militaire, n’avait de plaque d’immatriculation tunisienne. Enfin, je relevais un panneau de signalisation qui n’était pas tunisien non plus. Il était, alors, facile d’affirmer, au vu de toutes ces anomalies, que ce film n’avait pas été tourné en Tunisie. Pourtant, certaines personnes s’arrêteront au titre de la vidéo et accepterons cette information comme une vérité, sans s’inquiéter outre mesure. Lorsqu’une preuve contradictoire sera apportée, celle-ci sera considérée comme un mensonge, une volonté de cacher la vérité première apportée par le premier document diffusé.
La pensée critique a été ravagée par le système éducatif tunisien, laissant toute la place au lavage de cerveau, à la propagande et à ses commandements. « Vous ingurgiterez ce que le maître dira ». « Jamais vous n’en douterez ». « Jamais vous ne remettrez en question ce que le maître dit, jamais vous ne le corrigerez ». « Vous serez puni si vous le faite ». « Vous ne devez jamais penser par vous-même, seulement appliquer ce que le maître vous dira ». Si jamais un étudiant osait corriger un professeur, il devenait, alors, le mouton noir de la classe. Cette méthode commence à l’école, mais prévaut partout dans la société. Lorsqu’il y a une règle, personne n’interroge la raison d’être de cette règle. « Vous n’êtes pas autorisé à vous asseoir ici » – Par curiosité, je pourrais demander pourquoi. La seule réponse donnée serait, assurément, « parce que vous n’y êtes pas autorisé ». Il n’y aura jamais d’explication du genre « parce que cette zone est dangereuse » ou « parce que cette zone est réservée au personnel ». Il n’y aura jamais de raison. La règle est la raison. Pourquoi donc l’interroger ?
Il est temps de tout questionner. Questionner le gouvernement. Questionner les politiques et les politiciens. Questionner le Président. Questionner et mettre à l’épreuve les réponses données. Est-ce qu’elles sont solidement fondées sur des preuves et des témoins ? Ou s’agit-il uniquement de paroles légères ? Les tunisiens sont exceptionnels, lorsqu’il se critiquent les uns les autres. Il est temps d’élever notre pensée critique à des fins essentielles. La Tunisie a évacué la propagande officielle, le 14 janvier 2011, mais la rumeur est un nouveau genre de propagande, peut-être même plus pernicieux, car non défini, non déterminé, non organisé, et provenant de partout et de nulle part, à la fois. Il ne faudrait pas que la rumeur vienne spolier cette liberté d’expression fraîchement gagnée.
* elli fel galb fel galb : Expression tunisienne signifiant que la conviction personnelle est plus forte que toute autre chose.
La rumeur fonctionne comme une vérité par les relais qui la servent et/ou s’en servent. Certains voudraient l’expliquer par la prédisposition d’un certain inconscient populaire qui lui servirait de terreau y trouvant confirmation de ses fantasmes. D’autres préfèrent regarder du coté de ses fabricateurs, agents ou entrepreneurs d’opinion, intéressés à sa divulgation à des fins dont on devine les motivations.
Ainsi, ont fleuri en Tunisie, ces derniers temps, toutes sortes d’inventions prétendant au statut d’informations ou d’opinions, toutes nourries aux mèmes sources et visant le mème objectif: délégitimer des personnes ou des partis au nom de “motifs” puisés dans une archéologie mémorielle construite par des décennies de mensonges d’Etat propices à tous les fantasmes.
Ce n’est pas, de loin s’en faut, une spécificité tunisienne. La rumeur de la “traite des blanches”, née en Belgique sur base d’une falsification que des recherches ont mise en lumière; ou encore “la rumeur d’Orléans” qui fit dire à Edgar Morin qu’elle prenait sa source dans l’imaginaire national antisémite parce qu’elle mettait au compte de juifs la responsabilité, toute inventée, de ces fantasmes.
Sans doute, pourrait-on reconnaitre une paticularité tunisienne dans la seule propension à l’inventivité et à l’expansivité hypertrophique du verbe pour lesquels ils auraient quelque don particulier. Mais, ce serait aller vite en besogne, et du coup, tenir un propos si peu sérieux et nourri aux préjugés les plus éculés.
Les rumeurs se répandent dans un environnement où il n’y a pas une information véridique. En ce qui concerne le vote des morts, pourquoi nous n’avons pas une commission qui nous livrent le vrai son des cloches. Certains disent que 400000 morts ont voté….
Le propre de la rumeur c’est de n’avoir pas d’auteur assignable. Le “certains” est là pour faire nombre et fournir du poids à cette affabulation, fantasme de quelqu’esprit rétif au réel et relayée par ses pairs. 400 000 morts à l’échelle de la Tunisie, c’est un vrai hold-up sur les élections que certains ont qualifié de régulières et validées.
Sauf qu’ici, le “certains” renvoie aux milliers d’observateurs. Et, à la haute autorité des élections.
La rumeur est décidément difficile à démentir, parce qu’elle relève de l’irrationnel.