Notre époque étant ce qu’elle est et nos vies étant ce qu’elles sont en son sein, il est bien rare de trouver de quoi se réjouir aujourd’hui. Le règne asphyxiant de la médiocrité et de la bêtise, la première étant entendue, perçue et véhiculée comme la figure imposée du “moyen”, du “juste-milieu”, et qui ressemble beaucoup plus au “politiquement correct” et ses injonctions de conformité et de soumission qu’à autre chose, produit une carence déprimante d’affects joyeux, laquelle accompagne une production surabondante d’affects tristes ou pseudo joyeux.
En tant que laboratoire de l’universel et pas en tant qu’autre chose, la Tunisie offre une bien belle illustration de ce constat déprimant : Le beau se fait de plus en plus rare dans ce monde. Enoncer une telle chose, acte partiellement constatatif issu d’un certain rapport perceptif triste au monde, lequel reste fortement déterminé par les conditions qui environnent la production d’une telle énonciation, revêt aussi une dimension performative dans la mesure où, tout en portant un regard subjectif sur le monde-fait-choses, il participe de sa construction. Vu sous cet angle, l’énoncé peut être extrêmement dangereux, et c’est peu-têtre une raison suffisante de ne pas le dire avec force, d’y maintenir l’hésitation et l’équivoque, donc d’en douter. Et il devient d’autant plus légitime d’en douter qu’il est de ces choses qui nous font douter de l’absolutisme tristement irrévocable de l’énonciation “le monde est une gigantesque usine de tristesse”.
Si je me suis permis cette petite digression introductive, c’est bien pour illustrer l’importance de l’effet que pourrait produire une production telle qu’“Anarchnowa” dans un sous-monde aussi représentatif de la laideur du monde qu’est la Tunisie, celle-ci devant être entendue non pas au sens de pays, d’Etat, d’entité politique ou territoriale, mais en tant que démembrement local d’un mode de production universel de la laideur éthique et esthétique, sur notre rapport à ce monde et aux enjeux et luttes qui s’y jouent, se déroulant, entre autres choses, dans le sillage de la dualité beau/laid.
A mes yeux, Anarchnowa s’inscrit clairement et pleinement dans cette optique. La production qui vient de faire sa percée sur Youtube depuis assez peu de temps se présente comme une déclaration de guerre émise à l’égard du cartel médiocratique qui asseoit son hégémonie sur la production du discours et de l’image, en se partageant équitablement les parts du marché de la merde audiovisuelle (Vous m’excuserez l’utilisation du mot “merde”, car je n’ai pas réussi à trouver un terme plus percutant, plus “vulgaire”…). Et tout en se démarquant de la bêtise environnante par sa qualité, son originalité et la charge critique qu’elle renferme, Anarchnowa déploie les armes du beau pour dénoncer et vilipender les vicissitudes du laid. Oscillant entre humour et critique, extraits d’émissions plus ou moins récentes et invocations bien placées, en fonction de la finalité projetée, d’extraits de films ou de vidéos populaires sur la toile, et surtout opérant des confrontations savamment dosées qui tendent à démasquer les paradoxes du discours dominant et l’insoutenable déphasage discursif entre dominants et dominés, Anarchnowa ne se limite pas à proposer une critique de la production médiatique tunisienne. Outre la critique des médias dominants, qu’elle fait tout en s’y démarquant de par son essence radicalement opposée sur le plan de la qualité esthétique, Anarchnowa se présente comme une chronique qui s’attèle à retranscrire les faits et méfaits de la violence qui s’exerce quotidiennement dans le Système-Tunisie en tant qu’espace politique et symbolique historiquement constitué.
La série transforme donc l’être événementiel du fait divers anodin perçu comme fait divers anodin, en l’érigeant, par le truchement d’une mise en contexte subtile, vers un statut d’événement-force puissamment chargé de signification politique et symbolique. La signature de la production, une sorte de générique introductif rituel qui se projette dans le futur en prévoyant l’extinction du peuple tunisien en 2088, constitue une entrée qui, tout en assumant la part loufoque qu’elle recèle, n’en a pas moins tendance à souligner les désastres de cette aliénation quotidienne que produit et reproduit le couple pouvoir-médias dominants sur le corps social tunisien. L’usage de la moquerie et la légèreté apparente de la série n’en cachent pas moins la prise de position politique qu’elle implique, le dévoilement du pouvoir et de la bêtise médiatique, et de la bêtise médiatique en tant que support et garantie du maintien du pouvoir. Le nom que cette production s’est donné (Anarchnowa), très révélateur quant à l’identité politique dans laquelle elle s’inscrit, participe de son ancrage dans une marginalité revendiquée qui, tout en assumant sa position à la marge du système de la production médiatique actuellement en place, se veut aussi dotée d’une force affirmative.
Pour se distancier par rapport à ce produit insipide et bêtifiant qu’imposent les médias dominants à l’entendement de leurs consommateurs, production produite et reproduite ad libitum, conformément aux lois du marché des biens médiatiques et les injonctions sans appel de la logique de l’audimat et de l’école du buzz, avec toutes les variantes du discours-simulacre qu’elles impliquent, pour porter le regard sur une production alternative, conciliant les exigences de la qualité esthétique et les réquisits d’une prise de position politique conjuguée à une vision critique, suivre de près et soutenir Anarchnowa serait déjà un excellent début.
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