Au matin du dimanche, 9 octobre 2016, en plein cœur de la palmeraie, des centaines de villageois et leurs invités occupent une cour spécialement aménagée pour la vente aux enchères de la récolte de l’année. Sur les visages se mélent la fierté, le défi mais aussi la joie de vivre ce moment historique. Malgré les menaces du gouvernement, la vente aux enchères publique se passe dans une ambiance festive. Les insoumis, réunis en 2011 par un sit-in , continuent à braver des lois qui, selon eux, sont injustes. Avant de commencer la vente, Tahar Etahri, président de l’Association de la protection des oasis de Jemna, appelle les présents à chanter l’hymne national. Les paroles de Aboulkacem Chebbi, poète des révoltés, prennent tout leur sens sous les palmiers.

Très attachés au drapeau rouge et blanc que l’un des ouvriers brandit habilement du haut d’un palmier, les habitants considèrent que leur combat est patriotique. « La terre est la nôtre avant l’occupation française. Elle est restée la nôtre durant l’étatisation bourguibienne. Nous n’avons jamais oublié comment nous occuper de nos palmiers. Après les années de la négligence et de la mauvaise gestion des investisseurs, la révolution nous a permis de reprendre nos terres, celles de nos ancêtres. Nous ne l’avons pas repris pour notre intérêt personnel mais pour le bien de tous. Maintenant que l’expérience a réussi, il faut que les députés préparent le cadre juridique adéquat pour que nous puissions continuer son exploitation » indique Mohamed Kochkar, un des fondateurs de l’association et auteur du livre Jemna et Révolution.

Aux origines de la gestion collective

Les habitants de Jemna sont unis par des liens familiaux, mais leur force a été d’instaurer une nouvelle approche participative. Il n’a pas été toujours facile de se rassembler autour d’une seule et unique stratégie de gestion. Ali Jemni, 32 ans, ouvrier de l’oasis, se rappelle des premiers faits du sit-in de Jemna. « Au départ, les habitants ont proposé de partager l’oasis en petits lots. C’était une époque où régnait une confusion totale. Quelques semaines plus tard, des rumeurs disaient que certaines familles auraient plus que d’autres et que la terre ne serait pas pour tout le monde. D’un coup, la tension est montée. Près de 400 jeunes de Jemna rôdaient en colère dans l’oasis et se battaient entre eux. Ils voulaient brûler la terre et en finir une fois pour toutes » explique Ali. De cette crise de confiance est née l’idée de gérer collectivement les terres de Jemna. « Les sages du village ont réussi à calmer les jeunes et à gagner leur confiance en mettant cette proposition sur la table », affirme Ali. Une réunion populaire a eu lieu pour valider la proposition et l’association est née quelques jours plus tard.

Une fois ressuscité ce fragment d’histoire, le rassemblement populaire pour la vente aux enchères devient plus compréhensible. Chaque étape importante de l’activité de l’association ne se passe qu’en présence du public. Même si l’association gère directement l’oasis, ses membres ne prennent aucune décision sans consulter la population. D’ailleurs, la décision de tenir la vente aux enchères le 9 octobre a été prise avec l’accord des habitants, qui reçoivent quotidiennement les comptes rendus des négociations avec le gouvernement.

⬆︎ Documentaire en arabe avec sous-titrages en français et en anglais.

« Les villageois se réunissent durant des heures pour décider collectivement. Ainsi, les décisions de réaménager les deux écoles, d’acheter l’ambulance, de construire le marché ont été prises par les habitants de Jemna. Il y a aussi les réunions d’information où les membres exposent les recettes et les dépenses, ou montrent les nouveaux achats et les réalisations de l’association. Il y a certes des mécontents mais rarement des gens qui bloquent les décisions », explique Ali qui a assisté à toutes les réunions. En cas de désaccord, les habitants reportent la prise de décision à une réunion ultérieure afin de laisser le temps à tout le monde de réfléchir à une nouvelle proposition consensuelle.

De 1 146 000 dinars en 2011, le prix de vente de la récolte de l’oasis de Jemna passe en 2016 à 1 700 000 dinars. Parmi les acquis de la gestion participative de l’oasis, le nombre croissant des ouvriers. D’une dizaine d’ouvriers occasionnels, l’oasis compte actuellement 133 ouvriers. « Les salaires ne sont pas suffisants. Mais la direction de l’association fait de son mieux pour les augmenter. Toutefois, elle est bloquée par le cadre juridique. Si la situation juridique de l’association change, nous créerons un syndicat qui nous représente et défend nos droits », affirme Ali avec un large sourire. En 2011, la journée de travail était payée à 12,700 dinars. Maintenant, chaque ouvrier reçoit 15,200 dinars par jour. Les ouvriers demandent une augmentation de 50 % mais ils semblent comprendre la nécessité de trouver une issue juridique pour l’amélioration de leur salaire.

Ni gauchistes ni djihadistes, ils sont pragmatiques

Sami Khamar, 36 ans, ancien chômeur et ouvrier à l’oasis depuis la création de l’association pense que le combat dépasse Jemna. « Il s’agit d’un modèle économique collaboratif auquel je crois fermement. Les habitants ici n’ont aucun rapport avec la politique mais à force de voir la différence entre ce qu’ils peuvent faire et ce que leur propose l’État, le choix n’est pas difficile à faire » explique Sami.

La détermination des habitants et de l’Association de la protection des oasis de Jemna a été consolidée par une forte solidarité venue de toutes parts. Le 22 septembre, une première réunion se tient à Tunis pour créer un groupe de soutien à l’expérience de Jemna. Constitué principalement de jeunes militants indépendants, le groupe s’élargit rapidement à des militants politiques (ayant des appartenances idéologiques diverses) aux agriculteurs de Chouigui, de Sidi Bouzid, de Tozeur et de Kasserine, aux syndicalistes de Sfax, aux militants de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme et d’autres associations et des avocats. Après l’échec des négociations avec le gouvernement et le maintien de la vente aux enchères par l’association, le groupe de soutien décide d’organiser une caravane de solidarité vers Jemna. Quelques 110 personnes se sont déplacées de Tunis ainsi que d’autres régions.

Dans le contexte actuel de fronde contre Jemna, tous les soutiens sont les bienvenus. Les tentatives de récupération politique sont nombreuses mais leur influence semble limitée. La veille de la vente aux enchères, Hamma Hamami, porte parole du Front populaire, était présent au festival organisé dans l’oasis. Sans fanfares, Hammami, est passé inaperçu dans la foule. Pareillement, Abdeletif Mekki, ex ministre de la Santé et député du parti islamiste Ennahdha, est hué par les habitants quand il refuse de signer le PV de la vente à la différence des autres députés, qui, eux, sont ovationnés. « Tous les partis politiques sont traités avec la même distance. Si Tunis est très polarisée avec une classe politique déchiquetée par les calculs politiques, le contexte de Jemna est différent. L’intérêt général prime sur toutes les idéologies. Les députés représentants de la région le savent et c’est pour cette raison qu’ils soutiennent la volonté des habitants » explique Tahar Etahri, président de l’Association de protection des oasis de Jemna.

Saïd Jaouadi, commerçant de bétail et de dattes originaire de Jemna, remporte les enchères. La vente se clôture par les applaudissements et les cris de joie. Tahar Etahri prend la parole pour rappeler aux habitants qu’il faut rester vigilant. « Le combat n’est pas encore fini ». Sur ces mots, un membre de l’Association reçoit un appel de Mehdi Ben Gharbia, ministre chargé des Relations avec les instances constitutionnelles, la société civile et les organisations des droits de l’homme, promettant des poursuites judiciaires. Mais les insoumis semblent peu soucieux de ces menaces. « La terre de STIL est à Jemna ! » scande la foule d’une seule voix.

⬆︎ Documentaire en arabe avec sous-titrages en français et en anglais.