Au long court, le documentaire
L’éloge des films à hauteur d’enfant est-il encore à faire ? Rares sont pourtant les aspirants au genre qui parviennent à marquer le plus de points. C’est le cas de Kaouther Ben Hania qui sait faire son miel aussi bien des faits divers que tout ce qui agite les jeunes pousses. Avec son Pot de colle, la réalisatrice du Challat de Tunis nous a donné un court-métrage de fiction d’une belle santé. Aujourd’hui qu’elle revient avec Zaineb n’aime pas la neige, le spectateur peut-il arborer le même sourire comblé ? En cinéaste de tête qui sait ce qu’elle veut, et qui veut dans les limites de ce qu’elle peut, Kaouther Ben Hania plie sa caméra à la singularité d’un point de vue : celui de la petite Zaineb qui, perdant son père à neuf ans, refuse que sa mère refasse sa vie avec un Tunisien vivant au Canada, avant d’accepter la perspective d’immigration avec sa famille recomposée.
Condition du geste documentaire, ce point de vue fonctionne au doigté. Zaineb n’aime pas la neige a tout pour séduire. Ce sont les dessins tracés d’une main frêle et indocile qui d’entrée de jeu installent le point de vue, en même temps que l’accent québéquois qu’aura pris, six ans plus tard, la voix de Zaineb commentant ses dessins. Mais la petite Zaineb ne porte seule sur ses épaules le vécu familial. On la fait sœur avec Wijdane, la fille de son beau-père. Les deux fillettes, toujours filmées à la distance juste, ont de véritables atouts dans la manche : l’espièglerie, l’intelligence, la fragilité. Avec très peu de mouvements d’appareil, Zaineb n’aime pas la neige capte dans ses plans fixes les nuages d’intimité et de complicité des deux demi-sœurs, mais aussi leurs bulles solitaires, ponctuées de conflits et de rivalités. La caméra de Kaouther Ben Hania est là, toujours solide au poste.
Soigné, Zaineb n’aime pas la neige est un film à feu doux. Sa démarche au long court, étalée sur six ans, se met ici au diapason. Et tout son mouvement tient dans une certaine durée, celle que requiert, justement, un filmage épisodique attentif aux changements plus ou moins imperceptibles de ses personnages pour en faire un paysage d’émotions ou de paroles qui se cherchent, se croisent sans perdre de leur intensité. Limpide dans ses options de narration, le regard de Kaouther Ben Hania ne l’est pas moins dans sa manière de consigner l’intimité d’une famille en pleine mutation, selon que les personnages qu’on voit évoluer se savent filmés, ou que la caméra sait se faire oublier. Mais la dramaturgie que les ellipses d’un an et demi impriment à la matière documentaire, ne tourne jamais le dos à la mise en scène. Assez prégnants, les plans où l’on voit Zaineb se regarder dans le miroir, font sortir de sa chrysalide une adolescente d’une profonde lucidité.
Le point de vue, par écran interposé
Et le naturel qui porte Zaineb n’aime pas la neige, dans tout cela ? Kaouther Ben Hania ne le doit pas seulement à la fraîcheur et la spontanéité de ses protagonistes. Ce naturel est inespérable d’un geste filmique qui, avec une application feutrée, s’efforce de rendre lisible la complexité d’un point de vue se frottant au monde. Le portrait singulier que la cinéaste dresse de la petite Zaineb possède sa propre complexité, son épaisseur, ses possibilités d’évolution. Une fois installée au Canada, Zaineb intègre petit à petit les codes de sa nouvelle vie. Son point de vue se redimensionne à mesure qu’elle prend ses distances avec son pays et le bon Dieu dont elle se dit avoir été « obsédée ». Les personnages évoluent, ce qui interdit de bouleverser, pendant le montage, l’ordre dans lequel les scènes ont été tournées. Sans à-coups artificiels, Zaineb n’aime pas la neige emporte une adhésion complice.
Derrière la modestie apparente d’un documentaire familial qui n’a rien à nous vendre, Zaineb n’aime pas la neige est un film solaire, aussi enneigée soit la mutation qu’il capte. S’il est à son meilleur quand il veut se passer de filet, il se garde précieusement en revanche de troubler le contrat filmique qui lie la cinéaste avec ses personnages. De la séparation de la mère de Zaineb et de son conjoint, aucune scène n’est montrée. Éthique du documentaire : c’est la voix off de l’adolescente, ou les larmes de sa mère, qui remplissent les blancs. Dans un film qui inscrit la durée comme composante essentielle de son propos, les derniers plans se chargent du poids du toute l’histoire. On voit Zaineb, son petit frère, Wijdane et la maman en larmes devenir, le temps d’un visionnage des rushes, les premiers spectateurs de ce que sera Zaineb n’aime pas la neige. Entorse aux lois du documentaire ?
Plutôt jeux de miroirs, par écran interposé. Avec ce parti pris de mise en scène, tout se passe comme si Zaineb n’aime pas la neige tendait à ses personnages le miroir de leur propre histoire. Singulier, le procédé n’est pourtant pas nouveau. Mais l’usage qu’en fait Kaouther Ben Hania est payant. La mise en abyme suffit ici à apporter un concentré d’émotions, avec la confirmation qu’adolescente Zaineb n’aura plus de raison de ne pas aimer la neige. Et c’est là que l’histoire du film s’avoue prête à recevoir les fictions d’une page à tourner, même si sa mécanique un peu trop bien huilée laisse au point de vue une marge du manœuvre dans le réel. La subtilité de Zaineb n’aime pas la neige vient de là : aux yeux de l’enfant comme dans l’objectif de la caméra, tout est question de point de vue.
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