Par Kamel Chaabouni,
Sur les 100.000 jeunes touchés par le décrochage scolaire, 9887 étaient des élèves du cycle primaire, soit 1% de l’ensemble, 48.894 élèves du cycle de base, soit 10,4% de l’ensemble et 53.0871 élèves faisaient partie du cycle secondaire soit 11,9% de l’ensemble des élèves. La majorité des jeunes en déperdition scolaire en 2011/2012, soit 78%, avaient entre 13 et 17 ans. Il faut signaler deux pics, celui de 24,74% d’abandon en 7ème année, et celui de 19,21% en 1ère année du secondaire. L’étude de Khaled Boughzou indique en outre que la déperdition scolaire touche plus les garçons (33.055) que les filles (15.839). Quant aux raisons de l’abandon scolaire, l’enquête du chercheur révèle que les raisons exclusivement scolaires, c’est à dire le manque d’encadrement adéquat et la démotivation des élèves, sont les causes principales de ce phénomène à hauteur de 71%. Quant aux raisons matérielles, elles sont responsables de 12,3% des abandons, contre 8,14% pour des raisons familiales, 5,25% pour des raisons de santé et 3% pour des raisons diverses.
L’étude indique aussi que « 43,75% des jeunes déscolarisés ont intégré un centre de formation professionnelle, 22,86% ont trouvé un petit travail, et les autres, soit 31,96%, sont restés au chômage ». Il ressort de l’étude de Khaled Boughzou sur l’échec scolaire en Tunisie que plus de 54% des jeunes parmi les 100.000 déscolarisés, soit 54.000 individus, quittent le monde des études pour se retrouver dépourvus de culture scientifique ou de formation professionnelle. Ils n’ont ainsi ni approfondi leurs connaissances en mathématiques, en sciences naturelles, en physique, en chimie, en histoire ou en géographie. Quant à la philosophie, rempart idéal contre la dogmatisation des esprits, les élèves déscolarisés ne l’ont même pas effleuré. Pire encore, ils ont quitté les bancs de l’école ou du collège sans se tourner vers une formation professionnelle.
Cinq années se sont écoulées depuis l’année de référence étudiée par le chercheur, et nous approchons la fin de l’année scolaire 2016/2017. Le nombre des jeunes en rupture scolaire a atteint depuis 2012, au moins un million de jeunes ! Parmi lesquels 540.000 sont restés dépourvus de culture scientifique et de formation professionnelle. La déscolarisation est une plaie béante qui fait saigner la Tunisie. Elle hypothèque son avenir et entrave son développement. Les jeunes en échec scolaire représentent en effet, un problème épineux pour la société tunisienne. Leur formation défaillante empêche l’évolution des mentalités et le développement de la société et du pays sur les plans social, culturel, économique ou politique. Que faire face à cette « catastrophe » qui frappe annuellement la Tunisie, quelles mesures efficaces doit prendre L’État pour y remédier ? Je proposerai, pour ma part, les solutions suivantes :
1) La mise en place d’un observatoire national de l’échec scolaire :
Il s’agirait un organisme composé d’enseignants détachés ou de retraités de l’enseignement qui dépendrait du ministère de l’Enseignement et dont la mission serait de recueillir rapidement et obligatoirement, via un site web, toutes les alertes émises par les instituteurs relatives aux élèves en échec scolaire. L’instituteur sera dans l’obligation d’alerter cet Observatoire dès le premier incident marquant un décrochage de la part d’un élève. Ainsi, une mauvaise note, un travail non rendu, une indiscipline, un acte de violence, un délit, une situation sociale et familiale difficile ou un cas psychologique doivent être soumis au dit Observatoire. Une fois alerté, cet organisme doit prendre immédiatement les mesures adéquates pour sauver l’élève, le prendre en main et essayer de trouver une solution aux causes de son problème. A titre d’exemple, pour motiver un « mauvais » élève au niveau du cycle primaire, l’observatoire pourrait lui requérir un soutien scolaire sous forme d’heures d’études dispensées par un instituteur bénévole ou un élève du second cycle du secondaire. La rétribution de ce dernier pourrait prendre la forme d’un point qui s’ajouterait à sa moyenne générale au lycée.
2) Des collèges avec internat obligatoire pour les élèves n’ayant pas obtenu la moyenne à la fin du cycle primaire :
L’étude sur laquelle je base ma réflexion et mes propositions indique que le phénomène de la déscolarisation frappe de plein fouet les jeunes entre 13 et 17 ans, c’est à dire les élèves du cycle secondaire. En effet, les sujets de cette tranche d’âge, en plein cœur de l’adolescence, s’essoufflent, tendent à décrocher et à interrompre leurs études en l’absence d’un encadrement et d’une motivation insufflée par des parents motivés, cultivés ou diplômés. La solution idéale pour ces jeunes en échec scolaire, issus généralement des milieux modestes, aux ressources financières limitées, est leur placement, avec l’accord de leurs parents, dès l’âge de 13 ans dans des collèges avec internat dotés d’une stricte discipline à l’anglaise. Ces collèges, à l’instar du collège The Duke of York’s Royal Military School à Dover, en Angleterre, où les élèves seraient pris en charge par l’Etat quant à leur habillement, leur nourriture, leur fournitures scolaires, donneraient un meilleur encadrement aux élèves en échec scolaire. Les élèves en déperdition y suivront une conduite et une discipline qui leurs permettraient de corriger leur comportement et de prendre au sérieux leurs études.
3) Une refonte de l’enseignement primaire recentré sur les mathématiques, les langues et l’initiation à l’informatique
La qualité de l’enseignement primaire et secondaire laisse à désirer, ses programmes ne sont pas adaptés à la modernité, ils sont déconnectés de la réalité. Les études primaires et secondaires suivies par des études supérieures confèrent en effet aux personnes qui ont le privilège de les accomplir, en sus d’un diplôme et d’un métier hautement qualifié, une culture générale importante et un raffinement de la personnalité. La formation des élèves déscolarisés est en revanche défaillante, leur niveau culturel, scientifique et linguistique est médiocre. Sur le plan linguistique, ils ne maîtrisent parfaitement ni la langue arabe, ni le français et encore moins l’anglais. Leur culture générale est dominée par la pensée religieuse mythique. La quintessence de leur pensée se résume au déterminisme. Tout est dû à la volonté de Dieu, l’homme ne décide de rien. Il est vain de chercher, d’étudier les sciences, puisque tout est dans le Coran ! Et quand les scientifiques occidentaux font une découverte, cela n’est pas le résultat de leurs recherches ! Ceux-ci n’ont aucun mérite, car cette découverte existait déjà dans le Coran ! Il ne faut toutefois pas imputer la responsabilité de cette ignorance aux malheureux citoyens déscolarisés. Il faut la chercher plutôt du côté de leur formation, d’abord au niveau familial, ensuite scolaire et en troisième lieu médiatique. Télévision et réseaux sociaux prennent le relais en distillant des insanités autoproduites ou des programmes idiots, stupides, vides de sens et sans contenu scientifique formateur.
Pour améliorer efficacement le niveau des élèves du cycle primaire, les mesures suivantes seraient salutaires :
A) Diffuser trois chaînes de dessins animés en arabe classique, en français et en anglais.
Ces chaînes doivent impérativement se loger à côté des chaînes de la Télévision Nationale, afin d’en faciliter l’accès aux enfants. L’État tunisien doit acquérir le droit de diffusion de trois chaînes de dessins animés, l’une en arabe classique, la seconde en français et la troisième en anglais. Cette mesure permettra aux enfants dès l’âge de 2 ans de se familiariser avec la langue de choix de leurs parents. Ils commenceront ainsi l’apprentissage de l’une de ces langues ou des trois à la fois. Nous connaissons en effet la capacité fabuleuse des enfants en bas âge d’apprendre plusieurs langues à la fois comme des langues maternelles avec l’accent correspondant. Cette méthode permettra de préparer efficacement les enfants à l’apprentissage de ces trois langues en accédant au cycle primaire. En cas de décrochage scolaire, nos enfants auront déjà au moins maîtrisé plusieurs langues de manière efficiente. Cette maîtrise d’une ou de plusieurs langues, comme des langues maternelles, leur permettra de compléter par leurs propres moyens, via différents médias, leur culture générale.
B) Axer les études primaires sur l’étude de la philosophie, des langues et des mathématiques et l’apprentissage par cœur du Coran :
Les langues en usage en Tunisie sont l’arabe dialectal, l’arabe littéraire et le français. Ces trois registres linguistiques s’interpénètrent actuellement, à tous les niveaux de la société. Ce phénomène est accentué par les radios privées, en particulier Mosaïque FM, Shems Fm et Express Fm, par la publicité diffusée sur les ondes de ces radios, par la presse écrite et par les panneaux publicitaires. A ce rythme, et si des mesures radicales ne sont pas prises par le pouvoir politique, les Tunisiens finiront, par parler une sorte de sbire, une ratatouille linguistique difficilement acceptable. Un parler sans harmonie aucune, qui affectera leur psychisme. Ils perdront la fluidité de la communication, le sens de la dignité et de l’identité. Il est urgent de remédier à cet état des choses en réformant les programmes du cycle primaire.
Pour se réapproprier sérieusement la langue arabe classique, l’apprentissage du Coran par cœur est la panacée, ainsi faisaient nos aïeuls. L’apprentissage du Coran, vise deux objectifs, le premier est de permettre aux élèves dès leur première année, de commencer l’acquisition d’un capital linguistique sans équivalent. Au bout de 12 années d’études primaires et secondaires, les élèves finiront par apprendre la totalité du Coran par cœur. Les retombées de cet apprentissage sur leur niveau de langue arabe est formidable. Le second objectif est de permettre aux élèves et plus tard aux adultes de maîtriser sérieusement et parfaitement la matière du texte coranique. Le Coran demeure en effet, un patrimoine religieux hautement symbolique auquel les Tunisiens restent très attachés. Toutefois, il faudrait que l’apprentissage du Coran se fasse sans aucun commentaire de la part des enseignants, afin de préserver la libre capacité de l’interpréter par les générations futures. Commenter quelques versets du Coran devant des élèves qui en ignorent la substance, sous prétexte de leurs donner une « éducation islamique », hypothéquerait leur aptitude à innover l’exégèse du Coran. Cela figerait « l’ijtihad » autour du texte sacré dans la forme et le contenu fixés par les commentateurs historiques (At-Tabari, Ibn Kathir, Al-Jalalayn, Fakhr Addine Arrazi, etc.) sans possibilité de moderniser, de génération en génération, l’exégèse coranique.
A l’encontre de la religion et de son texte sacré, qui a une réponse à tout, qui énonce des vérités « prêtes à penser », qui dresse des permis et des interdits, qui balise le chemin « sirat mostaqim » du croyant, qui profère des menaces aux mécréants, et promet des récompenses aux croyants, qui explique toute chose par la volonté d’un Dieu unique, seul créateur de ce monde ; la philosophie ne se pose pas de limites dans la réflexion. Elle méprise les interdits et les tabous, elle ne tend pas à fournir des solutions aux problèmes de l’homme. Elle le pousse plutôt à se poser des questions, à réfléchir et à développer son sens critique. Elle ne s’interdit aucun champ d’investigation ou de recherche. C’est la raison pour laquelle, l’apprentissage du Coran par cœur, sans être associé à une initiation à la philosophie est dangereux.
L’initiation à la philosophie des élèves dès la première année du secondaire et son perfectionnement jusqu’au baccalauréat, doit se faire graduellement. Elle commencera par cultiver la capacité de l’élève à poser et à se poser des questions sur les choses les plus banales de la vie et progressivement s’acheminer vers l’étude des textes philosophiques de plus en plus sophistiqués. Les élèves doivent être mis, très jeunes, face aux deux modes de pensée : le mode religieux et le mode philosophique. Il ne faut pas sous-estimer la capacité des enfants, fussent-ils très jeunes, à démêler le fonctionnement des deux modes de réflexion. Les jeunes peuvent aisément chercher et trouver une synthèse entre la sphère religieuse et la sphère philosophique. Laisser les enfants libres de méditer, de réfléchir et de penser, c’est leur permettre de ne pas s’engager dans des voies sans issus. C’est admettre qu’ils ne se contentent pas de vérités « prêtes à penser ». C’est accepter qu’ils puissent découvrir par eux-mêmes le champ du monde connu et défricher celui de l’inconnu ! « L’éducation islamique » et l’exégèse coranique traditionnelle a produit, après 60 ans d’enseignement dans la Tunisie indépendante, un courant de pensée dogmatique qui a débouché sur le fanatisme religieux, et aujourd’hui sur la justification du terrorisme.
D’année en année, le nombre de jeunes déscolarisés augmente et la culture des faits divers, des variétés, du football, des séries mélodramatiques dispensées par les radios et les télévisions commerciales dans la société tunisienne s’accumule et produit de la stupidité et de l’ignorance. L’élite intellectuelle tunisienne, composée d’enseignants, d’universitaires, d’avocats, de magistrats, d’experts, de cinéastes, d’hommes et de femmes de théâtre, d’écrivains et de poètes, n’a aucune incidence sur les larges couches sociales faute d’être relayée par les puissants médias comme les radios, la télévision et les réseaux sociaux. En France et dans les autres pays européens, les intellectuels sont très souvent invités pour intervenir dans les différents médias. Nos radios nationales et privées préfèrent diffuser de la musique au lieu de tendre leurs micros à notre classe intellectuelle très étendue. Face à cette incurie, les autorités tunisiennes devraient autoriser la diffusion sur la bande FM de radios françaises de grande qualité comme France Culture, RFI (radio France internationale) ou BFM, une excellente radio spécialisée en économie. La BBC, serait la bienvenue pour permettre aux Tunisiens d’accoutumer leur ouïe à une excellente locution de l’anglais. Ces différentes radios étrangères diffusent des programmes d’une grande qualité intellectuelle. D’autre part, afin de tirer profit des connaissances des milliers de professionnels du droit, avocats, magistrats, experts judiciaires, notaires et huissiers notaires et en vue de promouvoir la culture juridique dans la société tunisienne, j’ai proposé, depuis deux mois, à Monsieur le bâtonnier de l’Ordre National des Avocats de Tunisie (ONAT) de créer une radio juridique animée par les professionnels du droit et sous l’autorité morale de l’ONAT. Ma requête n’a toujours pas reçu de réponse !
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