On a eu un peu de peine à trouver de l’intérêt aux films de Salma Baccar. Mais on ne tournera pas sa langue dix fois dans la bouche pour dire à quel point El Jaïda est le plus raté qu’elle ait réalisé. Salma Baccar a la main lourde et son cinéma met la plainte au passé. Près d’une dizaine d’années après Fleur d’oubli, l’auteur de La danse du feu choisit de prendre l’histoire à reculons. En trempant les orteils de ses personnages dans le bain de l’époque, ce quatrième long-métrage de fiction fait sonner les pieds plats d’une rhétorique bonne à jouer au portrait de groupe. Costumes et décors ont beau être donnés comme gages du drame historique, ce sont ici les vieux comptes qui importent. Car la grande histoire n’agit que ressaisie par les petites histoires, incarnées dans les drames personnels. Ici, comme à l’accoutumé, le drame est femme.
Au lever des rideaux, elles sont quatre. Inégalement survivantes en temps de crise, elles marchent toutes sur la pointe des pieds. La première, Bahja, interprétée par Wajiha Jendoubi dans le rôle d’une mère cultivée, ose demander le divorce à son mari qui la trahit avec sa propre sœur. La deuxième, Leila, est campée par Souhir Amara ; c’est une désirable femme qui s’ennuie tellement de son vieux mari, impuissant, qu’elle le trompe avec un jeune boucher. La troisième, incarnée par Salma Mahjoub, est Hassina : une adolescente romantique qui tombe amoureuse d’un jeune militant. La quatrième, que joue Najoua Zouheir dans le rôle d’Amel, n’est pas en reste : harcelée par sa belle mère, elle n’en peut plus de l’incapacité de son mari à prendre les choses en main. Une fois ce portrait de groupe brossé, c’est la petite histoire qui laisse profiler la grande.
S’il n’était que cela, on trouverait dans le récit d’El Jaïda matière à s’assouvir. Impossible pourtant de savoir où il se dirige, ni depuis quel point de vue. Salma Baccar fait récit de l’histoire huit mois avant l’indépendance, en faisant la poussière sur quelques événements, entre octobre 1954 et juin 1955. Et à mesure qu’il pose ses pièces, le film prend quelques précautions entre la petite histoire et la grande : radio et dépêches aident le spectateur à préciser le tir. Puis, passant du jeu de patience au tricot, les mailles faussement lâches de ces destins croisés se resserrent à Dar Jouad. Car c’est là, dans cette ancienne maison d’arrêt, que la justice charaïque condamnait les femmes jugées rebelles à cohabiter ensemble, sous le regard autoritaire d’El Jaïda, leur geôlière. Nanti d’un tel cadre, c’est en louchant que le film se pose en relais de l’histoire.
Mais c’est bien au gonflage d’une pâte peu fine qu’on assiste, comme si Salma Baccar avait trop peu appris ses leçons de cinéma pour les oublier en cours de pratique. Car l’une des limites sur laquelle vient butter le film est le verrouillage de son scénario balourd. On dirait qu’il a un problème d’allumage. D’un côté, un intimisme à frais réduits valant étiage de la narration pour expliquer les marottes patriarcales. À l’autre bout, une sorte de balance des inégalités sociales entre les victimes dans une institution de pénitence à qui le film fait mine de régler son compte. Pris entre les deux, le film s’aplatit en dialogues qu’on croirait extirpés d’un manuel de jeune scénariste, le retour du mâle de la nation attendant déjà son heure en juin 1955, pour obtenir l’accord sur l’autonomie interne de la Tunisie, et libérer en même temps ces pauvres résidentes de leur calvaire. C’est à ce compte qu’El Jaïda est sujet à une grosse panne de point de vue.
Les abonnés du progressisme à deux balles et ses fans pourront se réjouir : de la condition des femmes et de leurs droits, El Jaïda fait un argument massue. Le cinéma de Salma Baccar a toujours plus ou moins tourné autour de ce ressort. Et c’est en sauvetage rétroactif de ses accessoires, que le film vient plaider en appel. À ce dessein concourt le volontarisme de la caméra. Mais faute d’une écriture réellement investie par la mise en scène, cette fiction force ses coutures dans une dramaturgie chaussant de vieilles œillères et n’inspirant à Salma Baccar que des solutions convenues. Occupé à chercher ses raisons dans l’histoire, avec l’émulation du rétroviseur au présent, le film ne fait que noyer son propos dans une savonnade à deux doigts de l’insipide.
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