Nawaat : Votre toute première œuvre, un court-métrage intitulé Le Cuirassée Abdelkarim, fait écho avec votre premier long-métrage Vent du Nord, tous deux parlant du désir d’exil des jeunes tunisiens désespérés. Pourquoi êtes-vous si attaché à ce sujet ? Cela fait-il écho à votre propre expérience ?
Walid Mattar : Il y a une petite différence entre les deux, car dans Vent du Nord c’est plutôt une métaphore, une fuite en avant pour Foued, pour qui il n’y a plus d’horizon. Dans Le Cuirassé Abdelkarim, j’ai vraiment traité le sujet, et l’exil est vu comme une révolution contre des lois qui nous interdisent de voyager. J’ai aussi fait Fils de Tortue, qui est un documentaire où j’ai filmé des amis d’enfance qui sont partis clandestinement en Europe, et Baba Noël, qui est l’histoire d’un sans-papiers en France. C’est un sujet qui me tient à cœur, et qui me touche directement puisqu’en tant que Tunisien, on n’a pas le droit de voyager sans visa. Humainement, je ne comprends pas. Ça peut être expliqué économiquement, politiquement, sur des aspects de sécurité, mais en tant qu’être humain tunisien, j’ai toujours senti que c’est un droit humain fondamental qu’on n’a pas. On peut être des sous-hommes si on n’a pas la liberté de voyager. C’est aussi comprendre ces jeunes : qu’est-ce qui les motive à risquer la mort ? Ce n’est pas seulement d’ordre économique, je pense qu’il y a aussi un côté psychologique. On étouffe. On ne respire pas, on ne s’amuse pas, on est dans la survie. Il y a aussi l’image d’Eldorado qu’envoie l’Europe parfois, qui pousse les gens vers une fausse solution. Ils croient qu’en arrivant, tout sera réglé, mais non. C’est pour cela que dans Vent du Nord j’ai voulu montrer la partie française, où on voit les mêmes problèmes, le chômage, la pauvreté, la bureaucratie de l’Etat, ce n’est pas vraiment un paradis.
Est-ce que cet équilibre entre tendresse des personnages et cruauté de leurs situations économiques, est quelque chose que vous aviez à l’esprit dès l’écriture du scénario ou ça s’est plutôt mis en place au moment du tournage et du montage ?
Les deux. Pour l’écriture, les premières versions du scénario étaient un peu théoriques, on sentait que ça parlait plus d’un phénomène que des gens. Alors avec les coscénaristes, on a fait attention à être proche des personnages et à raconter une histoire très humaine, en se concentrant sur l’histoire d’un père et de son fils d’un côté, et une histoire d’amour de l’autre. Au niveau de la mise en scène, j’aime vraiment mes personnages. Ils ne sont pas des losers, ils ne laissent pas tomber. La caméra était très proche d’eux et je les laisse vivre leur quotidien. Il y a beaucoup de séquences de quotidien, presque intimes, qui dégagent ce côté humain. Le plus important pour moi c’était qu’à travers le récit des dommages que la mondialisation fait aux gens qui sont en bas de l’échelle, on raconte l’humain, raconter que Foued et Hervé, malgré leurs différences, il y a quelque chose qui les rapproche.
Pourquoi avoir fait le choix des “anti-héros” – les deux protagonistes principaux ne militent pas dans le cadre syndical, et optent plutôt pour des solutions individuelles – plutôt que de se concentrer sur la lutte ouvrière ?
Parce que c’est très humain de ne pas y croire aujourd’hui. Hervé, c’est quelqu’un qui a vu des usines fermer avant, il a vu que la résistance aujourd’hui se fait autrement. Ça se fait de la façon qu’il choisit, créer sa propre entreprise et essayer de vendre du poisson du producteur au consommateur. Pareil pour Foued, il ne résiste pas par « une résistance par le chômage », c’est-à-dire quand les jeunes se disent « moi je ne travaille pas pour 400 dinars, c’est trop peu ». C’est vrai que c’est peu, ce n’est pas à la hauteur de leurs rêves. Pour un jeune qui rêve, qui veut sortir, bien s’habiller, ça permet juste de survivre. J’ai voulu qu’on réfléchisse à ce qu’est la résistance et la nouvelle résistance. Le système est devenu plus puissant que la résistance directe, comme les grèves et les manifestations, que plus personne ne soutient. Pour moi, résister aujourd’hui, c’est consommer au minimum. C’est comme a voulu faire Hervé, revenir vers des petits commerces, sans passer par le marketing et la publicité. C’est une résistance économique plus efficace puisque le capital qui gouverne veut qu’on consomme. Je ne suis ni économiste ni politique, seulement cinéaste, mais c’est pour ça que j’ai voulu filmer ce genre de personnages, qui s’accrochent et cherchent une dignité malgré tout, qui résistent en silence sans engagement politique.
Vous êtes résident en France depuis près de 15 ans. En tant que cinéaste, êtes-vous confronté aux mêmes problématiques que les personnages de votre film ?
Bien sûr. J’étais ingénieur industriel, j’ai travaillé un an dans une entreprise en Tunisie. J’ai vu les bas salaires, la classe ouvrière qui déteste son travail. On dit que le peuple tunisien n’aime pas bosser, mais si tu n’es pas épanoui, tu n’aimes pas ton boulot, tu le fais par survie, qu’on ne te donne aucune valeur au travail. Et la pauvreté fait que si on vire un ouvrier il y en aura un prêt à prendre sa place et même pour moins. C’est ça qui m’a inspiré, notamment pour la relation de Foued avec son travail. Quant au côté français, je suis arrivé en France comme étudiant. Puis j’ai eu plusieurs petits boulots, dont deux où les employés demandaient une augmentation de salaire et une réorganisation du travail. Ce sont les chefs des syndicats qui ont négocié, et nous, on n’a rien eu. Même le travail des syndicats est devenu individualiste, même si on ne peut pas généraliser. Je connais aussi très bien le Nord, la Wallonie en Belgique, où on voit le mal qu’ont fait les délocalisations. Hervé, je l’imagine résister, parce qu’il y a ceux qui perdent leur boulot et sont dans leur propre dévalorisation, ils se disent « on sert à rien, on nous a jeté comme ça » et sombrent dans l’alcool, les anti-dépresseurs. La France est parmi les plus grands consommateurs d’anxiolytiques au monde. J’ai insisté néanmoins sur le fait que la France reste une puissance économique. Hervé a eu une indemnité de licenciement, lui et sa femme se permettent de partir en voyage, leur fils peut sortir en boîte avec des filles ; alors que du côté tunisien, Chiheb le poissonnier n’a rien d’autre que son poisson, s’il sort il va dépenser la moitié de son salaire et il n’a même pas le droit de danser avec des filles.
Philippe Rebbot et Corinne Masiero sont des gueules du cinéma français ; Mohamed Amine Hamzaoui et Abir Bennani sont moins expérimentés. Pourquoi avoir fait ces choix de casting ?
Ce n’est pas venu en comparaison. Pour moi, chaque comédien a une histoire. J’ai pensé à Hamzaoui il y a très longtemps, lorsqu’il faisait ses premiers clips. Je ne savais pas qu’il était aussi motivé pour jouer dans des films, ça a été la surprise quand il est venu passer le casting. J’ai senti qu’il l’a dans les tripes, qu’il a un bagage pour arriver au personnage de Foued. On a bossé presque sur un an, il a perdu du poids, on a calmé des choses chez lui pour qu’il ressemble plus à Foued. Abir, je l’ai rencontrée lors d’un tournage de Nejib Belkadhi, j’ai écrit le rôle de Karima pour elle. Comme je tourne dans le Nord de la France, je voulais leur accent, j’ai pensé à Corinne. J’ai cru que ça n’allait pas être facile, mais elle a lu le scénario et elle a adoré, et elle s’est rendue disponible malgré toutes ses activités. J’ai aussi pensé à Kacey Monttet-Klein, c’est un jeune de 17 ans d’une grande maturité, j’ai eu l’atout de pouvoir travailler avec lui comme avec un adulte. Quant à Philippe Rebbot, j’avais rencontré plusieurs acteurs, mais lui m’a même fait changer mon personnage de base, que j’avais pensé plus vieux et lourd. Philippe aussi a un parcours atypique. Il joue beaucoup avec ses émotions, il ne joue pas un rôle : il vit la chose ou non. Donc, je n’ai pas choisi en fonction de leur expérience. Ça s’est fait au feeling.
Le film est sorti début janvier en Tunisie et il sera en salles en France le 28 mars. Comment appréhendez-vous la réaction du public ?
Comme le film commence en français et que la partie tunisienne arrive plus tard, j’avais peur qu’en Tunisie les gens s’ennuient et sortent, mais ça n’était pas le cas. Au niveau des cinéphiles, critiques de cinéma et presse, le film a été bien reçu et ça fait plaisir. Lors des débats, on a parlé de l’utilisation des gros mots. Ça n’a pas plu, mais le cinéma sert à provoquer des réflexions. C’est comme ça qu’on parle dans les bars, les cafés, parfois même dans les rues. On s’est demandé si le Tunisien aujourd’hui est prêt à se voir dans un miroir. Certaines personnes n’ont pas aimé la fin, peut-être qu’on n’est pas habitué à voir des films avec des fins ouvertes, où il n’y a pas une histoire classique avec une première intrigue, une deuxième intrigue puis le climax.
Mais généralement le film marche bien. Pendant la tournée, on va dans des villes où il n’y a pas de salles de cinéma, on a fait Kerkennah par exemple ou Mahrès. A chaque fois, c’est complet. Tout le monde est conscient que si on veut un cinéma tunisien, une diversité dans la production, il faut des salles de cinéma. En attendant, on n’a pas voulu rester les bras croisés. C’est aussi un message à l’Etat et aux investisseurs : il y a une demande, le Tunisien veut aller au cinéma voir des films tunisiens.
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