Dans une rue déserte de l’Aouina, quartier où les subsahariens sont nombreux, la maison d’Angèle ne se distingue en rien des autres. Il n’y a que la porte ouverte de la maison qui indique que le lieu est plus qu’une habitation. Sa petite villa ouvre ses portes tous les soirs aux Camerounais et Ivoiriens qui souhaitent manger « comme à la maison », mais aussi discuter avec des amis dans un cadre accueillant et chaleureux. L’absence de restaurants subsahariens est en effet compensée par les « gnanda », appelé plus communément maquis, soit des restaurants clandestins chez des particuliers. C’est là que se réunissent étudiants, travailleurs voire même parfois diplomates pour des soirées chez des particuliers, où l’on peut manger comme au pays, moyennant finance.
Derrière des rideaux épais et pourpres, l’on trouve un salon, où se sont déjà installés quelques habitués. Angèle énumère le menu du soir, qu’elle prépare dès le début de l’après-midi. A aucun moment le prix n’est évoqué. Toutefois, Patrick qui travaille au restaurant Chez Georges, proposant des spécialités subsahariennes, souligne que « certains gnanda font des marges de profit assez importantes ».
Angèle, qui vient de Douala, a rejoint en 2015 son mari installé en Tunisie depuis 7 ans. Leur petite fille fréquente l’école tunisienne et parle à la fois l’arabe dialectal tunisien et français, si bien que sa mère s’y perd parfois. Elle sous-loue à des étudiants subsahariens les pièces du premier étage et vit et cuisine au rez-de-chaussée. Ses plats se préparent dans d’énormes casseroles, « celles des fêtes et des deuils » comme elle dit, et en effet des dizaines de personnes viennent manger chez Angèle tous les soirs. Bien sûr, les « gnanda » ne sont pas vraiment légaux, ces restaurants informels ne sont pas déclarés. Quand on pose la question aux hôtes d’Angèle, ils disent préférer la chaleur humaine que leur procure le « gnanda », bien que cela reste une activité clandestine.
La plupart des ingrédients dont elle a besoin pour préparer des plats du pays lui sont fournis par des réseaux de voyageurs qui les ramènent dans leurs valises. Bananes plantain, piments, cubes Maggi, et même les produits cosmétiques, tout est amené par avion depuis les pays d’Afrique de l’Ouest, par des particuliers qui peuvent ainsi arrondir leurs fins de mois. Toutefois, quelques ingrédients comme la viande de porc, viennent de Tunisie.
Les réseaux sont principalement constitués autour de WhatsApp et sur des groupes Facebook où sont publiées des annonces pour divers types de produits et de services. Des publicités, des numéros de téléphone, le tout dédié aux communautés africaines vivant à Tunis. Il existe tout de même un vrai African Market, situé près de l’ancien siège de la Banque Africaine de Développement (BAD), qui siégea 11 ans à Tunis avant de revenir à Abidjan en 2014. La toute petite bicoque est tenue par une ivoirienne qui y vend aussi bien des produits pour la peau et pour les cheveux que des produits alimentaires venus du pays. Sa clientèle se compose principalement d’étudiants et d’étudiantes vivants dans les environs.
La plupart des personnes interrogées espèrent rester en Tunisie. De moins en moins souhaitent tenter l’aventure de l’autre côté d’une mer où on les rejette sans remords. « Je ne vais pas le cacher : au départ, je devais seulement passer par la Tunisie pour me rendre en France », nous confie Georges, « après plusieurs tentatives, j’ai décidé de rester. Etant déjà restaurateur au pays, l’idée est venue naturellement ». Il veut désormais montrer l’exemple aux jeunes : « la France n’est pas l’eldorado. Et je contribue à faire baisser le taux de chômage ici », s’exclame Georges fièrement, lui qui espère ouvrir prochainement d’autres enseignes dans la ville et continuer à employer à la fois étrangers et Tunisiens.
Bien que la plupart de nos interlocuteurs ont préféré minimiser l’impact du racisme sur leur quotidien, le caractère clandestin des « gnanda » laisse songeur. Se retirer de l’espace public ainsi, pour préférer la chaleur des maisons et d’un entre-soi apaisant fait sens dans un pays où les remarques racistes envers les noirs, qu’ils soient Tunisiens ou subsahariens, sont légions. La préférence pour l’informel se situe à mi-chemin entre nécessité et vertu, à l’aune du racisme des individus et des institutions. Pourtant, les communautés subsahariennes installées en Tunisie ne sont plus de passage, pour des études ou en vue d’une traversée de la mer : elles s’installent dans la durée, cherchent des emplois liés à leurs diplômes et mettent leurs enfants dans des écoles tunisiennes. Toujours est-il qu’à l’exception notable des enseignes de coiffure, peu de magasins ancrent cette présence dans l’espace public, tandis que du côté des institutions, l’examen du projet de loi punissant le racisme est renvoyé aux calendes grecques.
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