Ceux-là s’inscrivent dans le sillage du discours, qui domine aujourd’hui sur la scène internationale, et stipulant que toute réforme doit se faire dans le sens de « l’intégration financière mondiale ». Un objectif qui prévoit entre autres l’autonomisation des Banques centrales vis-à-vis des Etats. Or, l’idée fait peur. Aussi bien aux Etats qu’à certains économistes. La mise en œuvre d’une libre circulation des capitaux suppose en effet « un fort recul des Etats par rapport à ce bien public essentiel qu’est la monnaie, avec en particulier la fin de l’idée de Banque centrale comme banque des Etats » explique Jean-Claude Werrebrouck, ancien professeur de sciences économiques à l’université de Lille 2 et auteur de Banques Centrales : Indépendance ou soumission ?
L’indépendance des Banques centrales ou la dictature des technocrates ?
La Banque d’Algérie a obtenu son indépendance en 1990 malgré une opposition farouche dans certains milieux politiques et économiques. Une indépendance alors très vite remise en cause d’abord par l’ancien chef du Gouvernement Belaid Abdesslam puis, définitivement, par le Président Bouteflika à son arrivée au pouvoir en 1999. Dans un entretien qu’il accorde au Financial Times le 19 juillet de la même année, le Président algérien déclare qu’il est « seul inamovible », signifiant par là qu’il serait l’unique interlocuteur de tout le monde. Preuve à l’appui : en 2016, pour financer le déficit du Trésor, il décide de recourir à la création monétaire en amendant la loi sur le crédit et la monnaie et en limogeant le Gouverneur de la banque d’Algérie à l’époque, Mohamed Leksaci, qui refusait de soutenir une telle mesure. La soumission de la Banque centrale aux désidératas du Président et de son Gouvernement est depuis une réalité patente.
Au Maroc, l’idée d’une indépendance de la Banque centrale est introduite en 2006 avant d’être concrétisée en 2017 par l’adoption du projet de loi n° 40-17 relatif au statut de Bank Al-Maghrib. Certains experts, économistes et hommes politiques de gauche y ont vu un cheval de Troie pour entamer le démantèlement de la souveraineté financière du Maroc. « L’idée d’indépendance des Banques centrales est une escroquerie intellectuelle grossière », fulmine Najib Akesbi, un des économistes marocains les plus influents. Selon lui, « l’indépendance de la Banque centrale sert à déposséder les Etats des politiques monétaires et à réduire la marge de manœuvre des Gouvernements ». En effet, jusque-là, les Banques centrales pouvaient financer les Etats à taux nul et sans remboursement réel si besoin. Or dans le cas d’une indépendance des Banques centrales, les Etats n’ont plus d’autres choix que de recourir à l’impôt, ce qui n’est pas toujours évident, ou de s’endetter sur le marché financier. Une pareille configuration parait insoutenable pour certains hommes politiques qui considèrent que l’indépendance de la Banque centrale équivaut au bradage de la souveraineté nationale. Mais l’hostilité envers l’indépendance des banques centrales ne vient pas que des politiques. Des économistes estiment que le fait que la politique monétaire soit le fait du Président ou du Gouvernement est une « bonne chose » dans la mesure où ceux-là sont élus et bénéficient d’une légitimité démocratique que les technocrates qui dirigent les Banques centrales n’ont pas. « Confier les politiques monétaires exclusivement aux Banques centrales, donc à des technocrates qui ne sont élus par personne et en déposséder les politiques qui ont la légitimité d’en définir les contours, est un coup dur pour la démocratie. […] En gros, les partisans de cette escroquerie nous disent : votez, votez, et on fera ce qu’on veut », estime Najib Akesbi.
Pire, selon ce dernier, les technocrates qui dirigent les Banques centrales indépendantes interviennent le plus souvent dans une logique de soumission aux institutions financières internationales. Or concrètement, les réformes de type libérales qui sont en œuvre dans plusieurs pays de la région depuis plus de 40 ans, comme l’Egypte, le Maroc et la Tunisie, n’ont rien donné de particulièrement intéressant. « Pour réussir un processus de reconstruction des économies de la région, il faut le sécuriser en le prémunissant de cette idée d’indépendance des banques centrales. Cette idée est un instrument de domination des tenants du libéralisme qui ne pensent qu’à leurs profits et à l’équilibre interne du système financier international. Cette idée est un véritable danger pour nos pays », tranche encore Akesbi.
Les banques centrales des pays de la région se trouvent par conséquent dans des positions plutôt inconfortables. L’économiste tunisien Aram Belhadj résume bien cette situation. Selon lui, « elles se trouvent coincées entre le marteau des pouvoirs politiques d’une part (risque de prise en otage de la politique monétaire pour réaliser des objectifs politiques et parfois politiciens) et l’enclume des acteurs de la globalisation financière, notamment les grands groupes financiers d’autre part (risque de prise en otage des instruments de politique monétaire pour enrichir davantage les acteurs financiers) ».
Vers de nouvelles dépendances à l’ère de la financiarisation
Pour Najib Akesbi, le problème viendrait également de ce que « les politiques néolibérales, qui sous-tendent cette idée d’indépendance des Banques centrales, verrouillent les politiques macroéconomiques. » Il en veut pour preuve l’inéluctable contradiction entre la primauté absolue accordée par les institutions financières internationales à la lutte contre l’inflation et la nécessité pour certains pays de conduire d’avoir d’autres priorités comme, par exemple, le développement économique ou la lutte contre le chômage. Ces appréhensions sont-elles réalistes ? Aram Belhadj pense effectivement que la prise en otage des politiques monétaires peut avoir des effets néfastes sur certaines économies, notamment dans les pays en voie de développement. Afin de minimiser ce risque, il suggère que « les Banques centrales aient dans leurs statuts un objectif de croissance et de progrès social » et que « la redevabilité de l’institut d’émission soit attribuée au peuple à travers ses représentants pour demander des comptes chaque fois que l’objectif risque de ne pas être réalisé ». Pour Belhadj, ce n’est pas tant l’indépendance de la Banque centrale qui pose problème que les objectifs de sa politique qui peuvent être contraires aux intérêts des populations dans ces pays.
Il en va de même pour Abderrahmane Hadj Nacer, économiste algérien et ancien gouverneur de la Banque d’Algérie, qui estime que « quand on a une Banque centrale indépendante dont le seul objectif est la financiarisation, ce qui est en cause, ce n’est pas l’indépendance de la Banque centrale mais l’objectif qui lui a été assignée par le législateur ». Pour Hadj Nacer, l’objectif d’autonomisation des Banques centrales ne devrait ainsi pas être prisonnier d’un courant idéologique en particulier et relève bien plus d’un débat de fond sur les missions de l’Etat et le positionnement des économies dans la mondialisation. L’économiste admet néanmoins que les réformes actuelles en faveur d’une plus grande indépendance des Banques centrales visent d’abord à soumettre celles-ci « à la logique de l’internationalisation financière, à la logique de la financiarisation » et « donc à les couper de l’économie réelle et des préoccupations des citoyens ».
Du bon usage de l’indépendance
L’indépendance des Banques centrales n’est pourtant pas nécessairement une mauvaise idée. Pour Hadj Nacer, il s’agit avant tout de faire en sorte que la Banque centrale agisse pour renforcer l’industrie et accroitre la production nationale, et ce, de manière à garantir la création d’emplois tout en maintenant un faible taux d’inflation. L’économiste assure ainsi que l’objectif de l’équipe de travail qu’il dirigeait dans les années 90 était de faire en sorte que « la Banque centrale serve de point d’appui pour le développement économique de l’Algérie», mais aussi d’« accroitre la souveraineté de l’Algérie ». A une époque de grande instabilité politique, l’autonomisation de la Banque centrale algérienne visait au maintien d’une certaine stabilité sur le plan économique et devait être un signal fort adressé aux investisseurs étrangers. Car, nous apprend encore l’ancien Gouverneur de la Banque d’Algérie, « une Banque centrale qui n’est pas indépendante obéit nécessairement à des injonctions liées à des conjonctures politiques et les conjonctures politiques sont toujours de court terme en raison notamment des équilibres qui changent tout le temps. »
En Tunisie l’indépendance de la Banque centrale fut actée par la loi N° 2016-35 du 25 avril 2016. Elle est alors destinée à prémunir les politiques monétaires des interférences politiques des gouvernements qui, depuis la révolution de 2011, changeaient et provoquaient à chaque fois des ruptures dans l’équilibre interne des pouvoirs en Tunisie. Aram Belhadj, considère que cette indépendance est « nécessaire ». En même temps, il estime qu’en période de crise des ajustements doivent être constamment mis en place pour éviter de déstabiliser le système. Il distingue de cette façon « l’indépendance opérationnelle de la Banque centrale » qui « doit être effective » de « l’indépendance des objectifs » qui elle « ne doit pas être absolue, surtout en période de crise ». Une telle indépendance, si elle existe « doit être accompagnée par un dialogue régulier entre la Banque centrale et le pouvoir politique, de façon à réduire toute discordance éventuelle entre politique monétaire d’une part et politique budgétaire et fiscale d’autre part ». Autrement dit, pour que l’indépendance de la Banque centrale soit utilisée à bon escient, il s’agit de trouver un consensus sur les objectifs à lui assigner et d’assurer une concertation permanente entre ses dirigeants et l’Exécutif.
C’est ce que la Mauritanie a fait dans la dernière réforme du statut de sa Banque centrale adoptée le 16 juillet 2018 par l’Assemblée Nationale Mauritanienne. En effet, en plus d’avoir renforcé l’indépendance des organes de la Banque Centrale et délimité les modalités et conditions de désignation et de révocation du Gouverneur et du Gouverneur Adjoint, la loi en question a institué entre autres un nouvel organe collégial dénommé « le Conseil Prudentiel de Résolution et de Stabilité Financière ». Ce nouvel organe se veut un espace de concertation entre la Banque centrale et le Gouvernement dans ce pays, pour fixer le cap et éviter les situations de tension. Autrement dit, il sert à baliser le terrain d’entente entre les technocrates de la Banque centrale et le Gouvernement. D’ailleurs, pour Abderrahmane Hadj Nacer, une telle configuration n’est pas seulement souhaitable mais nécessaire car, selon lui « l’indépendance de la Banque centrale est le fruit d’un équilibre interne, d’une réglementation interne », et seule une entité de concertation et de coordination peut assurer cet équilibre en permanence sans qu’une partie n’abuse de son pouvoir.
En définitive, « l’indépendance de la banque centrale, même quand elle est consacrée par les textes, est le fruit d’un rapport de force » assure-t-il précisant encore qu’« il n’y a pas d’indépendance absolue puisque l’indépendance d’un individu ou d’une institution s’inscrit dans un environnement interne et externe toujours marqué par des rapports de forces ».
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