Le mouvement réformiste que cette réception a suscité, la Nahdha arabe (éveil ou renaissance arabe, à différencier du parti politique exerçant actuellement le pouvoir en Tunisie), a ainsi déployé un espace de pensée ayant joué un rôle essentiel dans les projets de construction de la modernité des pays arabes, et dont les fondements continuent à opérer jusqu’à notre actualité. Nous analyserons d’abord le fonctionnement de cet espace, puis nous tenterons d’en pointer les limites.
Fonctionnement : une obsession de la légitimité
Il m’a semblé que la pensée des lumières et les nouveaux enjeux culturels, politiques, économiques et techniques qu’elle suscitait (et continue à susciter) dans une perspective de progrès ont constitué dans le monde arabo-musulman, à partir du XIXe siècle, un espace public dont le souci central était celui de la légitimité religieuse. Cela a conduit à l’émergence de deux positions : soit celle du rejet qui affirme la contradiction totale avec les valeurs et normes de l’islam, soit un enthousiasme, mais qui devait entraîner comme exigence nécessaire tout un travail de légitimation religieuse, travail que nous pourrions appeler de raison légitimante se déployant dans un espace public que l’on pourrait qualifier d’espace de justification. Nous allons d’abord analyser les caractères de cette raison qui a contribué et contribue encore à construire notre modernité.
La raison légitimante fonctionne à partir du paradigme de l’interprétation tel qu’il a été énoncé par Averroès dans son discours décisif : «Nous affirmons catégoriquement que partout où il y a contradiction entre un résultat de la démonstration et le sens obvie d’un énoncé du Texte révélé, cet énoncé est susceptible d’être interprété suivant des règles d’interprétation [conformes aux usages tropologiques] de la langue arabe. C’est là une proposition dont nul Musulman ne doute et qui ne suscite point d’hésitation chez le croyant. Mais combien encore s’accroît la certitude qu’elle est vraie chez celui qui s’est attaché à cette idée et l’a expérimentée, et s’est personnellement fixé pour dessein d’opérer la conciliation de la connaissance rationnelle et de la connaissance transmise » Averroès, discours décisif.
Cela veut dire que les textes sacrés doivent être interprétés de telle manière à ce que des valeurs, la philosophie comme science rationnelle de la vérité dans le contexte d’Averroès, la liberté, l’égalité, la justice, la démocratie ou même la laïcité en tant que valeurs rationnelles dans le contexte de la réception de la philosophie des lumières (ou non rationnelles telles que l’imagination, la créativité) puissent sembler émaner des textes eux-mêmes, que le dehors et l’étranger puissent devenir internes à la culture et aux croyances tout en acquérant une légitimité d’exercice. Il est éclairant de citer dans ce contexte le travail de Rachid Ridha à partir du texte sacré, notamment sur la question de l’abolition de la polygamie, interprétation qui sera reprise par Qacem Amine en Égypte dans « La libération de la femme » (tahrir el mara’a), puis Tahar Hadded en Tunsie dans « Notre femme dans la législation et la société (imra’atuna fichari’a wal mujtama’) », position qui a servi à la légitimation de l’interdiction de la polygamie dans le code du statut personnel promulgué par Bourguiba et appuyé par Fadhel Ben Achour. Cette interprétation consiste à articuler le verset 4 de la sourate des femmes qui évoque la polygamie et la restreint lors du risque d’injustice envers les épouses à une seule, avec le verset 129 de la même sourate qui nie la possibilité d’être équitable envers elles, ce qui peut être interprété finalement dans le sens d’une annulation de celle-ci par impossibilité d’être équitable. Or nous pensons que ce ne sont pas les textes sacrés qui renferment en eux l’abolition de la polygamie, mais les valeurs égalitaires de la monogamie propres à un contexte juridique moderne et donc étrangères au texte qui ont orienté l’interprétation vers cette voie.
Ce mouvement a été repris par des penseurs tels que Mohamed Talbi (qui affirme que l’islam est né laïc) ou Yousef Seddik qui a interprété, lors d’une conférence sur le féminin à l’Institut des Sciences Sociales et Humaines de Tunis (ISSHT), le verset évoquant la création des espèces en hommes et femmes (al-hujurat, verset 13) dans le sens de la présence en l’homme ou en la femme du féminin et du masculin à la fois, interprétation dans la veine d’un islam plutôt postmoderne. Ainsi, le soutien de valeurs ou de principes modernes ou postmodernes est-il appuyé non seulement pour ces valeurs elles-mêmes, mais pour l’entreprise militante qui consiste à démontrer qu’ils émergent des entrailles de l’islam. De ce fait, les valeurs modernes et leur légitimité religieuse ou intra culturelle deviennent indiscernables.
Cette raison (raison légitimante) fonctionne à partir d’un autre paradigme de l’interprétation qui présuppose que derrière le sens littéral, il y a un contenu spirituel abstrait à vocation progressiste autrement dit qui contient une idée régulatrice du progrès. Selon cette démarche, pour adapter l’islam à la modernité, il suffit d’abolir les versets manifestes comme des événements effectués dans un contexte historique donné de manière à révéler l’événement virtuel ouvert au progrès dans sa pure nudité. S’il est question par exemple des droits des femmes, si ces droits repris littéralement sont archaïques, ils doivent être interprétés comme ayant ouvert ce mouvement progressiste qui est au cœur de l’islam et qui légitimera l’avancée vers l’égalité, (argument utilisé actuellement par le Colibe ou comité des libertés individuelles, notamment sur la question de l’égalité à l’héritage). Et quand il s’agit de couper la main du voleur, cela doit être interprété dans le sens d’une condamnation du vol qui doit être abstraite de tout contenu, dans lequel il sera possible par la suite d’introduire un droit criminel positif moderne où il sera question d’emprisonnement. Nous en trouvons de nombreuses illustrations chez Olfa Youssef. Mais s’il a fallu justifier l’adoption de certaines valeurs modernes à partir de la construction de raisonnements visant à démontrer leur compatibilité avec l’islam ou la tradition pure, la raison légitimante s’est par ailleurs trouvée dans la nécessité de développer une forme de raison critique qui permette de réfuter le discours des partisans du rejet d’une pensée qu’ils estiment en désaccord avec les valeurs de l’islam.
Cette raison critique fait usage, en plus du paradigme de l’interprétation lui-même par lequel on peut accuser les détracteurs d’en rester au contenu littéral, d’une méthodologie de l’histoire qui consiste à élaborer une histoire de l’humain trop humain, pour paraphraser Nietzsche tout en laissant ou en présupposant un noyau originel spirituel pur (qui doit rester intact). A partir de cette logique, il faudrait dissocier le contenu spirituel et divin du message dans sa neutralité, dans sa pureté, de ce qui a été élaboré par les hommes, puis sacralisé par la suite. ce qui aurait conduit à confondre le message avec des valeurs ou des productions humaines régressives et passéistes. L’évolution de ce travail commence par la critique de la charia élaborée par Imam Al-Chafaii trois siècles après la mort du prophète, puis selon l’audace, peut aller jusqu’à désacraliser les hadiths (émergence d’un islam coranique à partir de Mohamed Charfi puis avec Mohamed Talbi), ou même le coran médinois analysé comme reflet d’une période d’exercice du pouvoir qui a détourné le contenu spirituel pur de départ, en appelant dans cette logique à ne conserver sur le plan spirituel et sacré que le contenu mecquois de l’islam (Mohamed Taha a soutenu cette position courageuse pour laquelle il a été exécuté par le leader islamiste soudanais Tourabi pour ses idées). Cette raison a opéré également sur la science moderne en travaillant sur le concordisme qui a été récupéré également par les littéralistes rigoristes détracteurs des valeurs modernes. Cette thèse qui affirme que les grandes découvertes scientifiques contemporaines telles que l’expansion de l’univers ou les trous noirs sont déjà énoncées dans le texte sacré.
La philosophie post-lumière a également subi le même travail : Nous avons constaté cela dans la réception de la pensée de Marx où la critique de la religion a été rejetée pour n’en garder que la critique de l’économie politique puisque d’après la lecture la plus répandue, la critique de la religion a été dépassée vers une critique du concret (nous pensons que cette lecture s’inscrit dans la perspective de rendre Marx légitime au regard de la religion). Dans la même perspective, on a fait de Nietzsche essentiellement le critique de la modernité, sinon du christianisme décadent en occultant sa critique de la religion, de la morale et des illusions de la vérité d’une manière plus élargie, et en le réhabilitant par rapport à l’islam pour les deux ou trois aphorismes élogieux qu’il en avait fait ; et nous avons le même constat pour Habermas quant à l’enthousiasme qu’il suscite par son changement de position par rapport à la religion puisqu’il a fini par lui accorder une place dans l’espace de la raison communicationnelle.
Nous pouvons également constater comment Bourguiba a fondé le projet d’une Tunisie moderne à partir de la légitimité religieuse : s’il est légitime de construire la nation sur des valeurs modernes, c’est parce que l’islam est libre et égalitaire en lui-même. Par conséquent, la modernisation du pays se fait à partir de la catégorie de l’ijtihad interprété comme l’effort qu’un peuple doit déployer pour se perfectionner et atteindre le bonheur. Mais cela nous ramène au problème de la légitimité actuelle en politique où la victoire de Nida Tounes est dûe en grande partie à l’appui du discours politique par des versets du coran, tandis que le rejet de la gauche qualifiée de « 0 virgule » est plus dû à son accusation d’athéisme (absence de légitimité religieuse) qu’à ses crises internes ou insuffisances, du moins le problème de la légitimité vis-à-vis de la religion doit être pris en considération en ce qui concerne le nombre des voix.
Fragilité de l’assise de cette légitimité
Après cette analyse fonctionnelle, nous allons tenter une analyse critique. D’abord, il est incontestable que cette dernière, par ce travail de réforme et d’intériorisation des valeurs des lumières, sinon de la modernité, a rendu possible la construction de la Tunisie sur des bases modernes. En effet, ce travail a été inestimable quant à l’intégration progressive des libertés individuelles, du Code du statut personnel, de la rationalisation de l’Etat et de l’économie, etc… Seulement, nous pensons que par ailleurs, la construction de la modernité ou de certaines valeurs « humanistes », sur la base d’une légitimité religieuse, aussi honorables et louables soient les intentions, fait aussi la fragilité de notre modernité, de notre économie et de notre politique.
D’abord l’approche progressiste est tout aussi salafiste, fondamentaliste dans sa méthode que l’approche traditionaliste rigoriste puisqu’elle suppose qu’un noyau originaire pur, autrement dit le message spirituel destiné aux hommes, a été mal interprété ou détourné par les hommes trop humains ce qui implique qu’il faille y revenir, le retrouver dans sa pureté derrière la série des obscurcissements ou des trahisons, rétablir l’éternité perdue derrière une histoire de la corruption du message. Ensuite, parce que les deux approches se lancent les mêmes accusations qui sont toutes les deux pertinentes : à savoir que chacune conçoit l’islam à partir d’une sorte d’illusion rétrospective. C’est-à-dire à partir d’une série d’a priori qui sont les couches, les strates qui se sont superposées depuis l’islam « pur » des origines jusqu’à notre actualité et non à partir de cette origine dont chacune se réclame et qui est par ailleurs négative, impossible à restituer dans sa pureté. Si les rigoristes accusent justement les modernistes de projeter les valeurs de la modernité sur l’origine sacrée, les modernistes dénoncent et à raison les rigoristes de mêler diverses couches historiques à leur conception du noyau sacré.
Par ailleurs, les deux approches opèrent à partir d’un noyau imaginaire mythologique (le message révélé, le divin pur) qui est éloigné de tout souci d’objectivité historique. Ensuite parce que l’approche modernisatrice opère paradoxalement en supprimant, en changeant le contenu du texte (par le sens latent) tout en prétendant le conserver, alors que très souvent l’approche rigoriste part des textes sans s’éloigner du contenu manifeste, cela rend plus facile l’adhésion à cette dernière puisqu’elle contourne les polémiques interprétatives. Les deux approches prétendent chacune fixer les critères justes pour différencier l’abrogeant de l’abrogé, pour hiérarchiser entre un contenu manifeste littéral et un contenu caché essentialisé. Or les deux partis fixent ces critères à partir de leurs a priori respectifs, souvent de manière arbitraire et illogique, sans souci de cohérence ou d’objectivité, chacun accusant l’autre de mécréance en prétendant monopoliser l’islam véritable.
Enfin, le travail de la raison légitimante s’il contribue à introduire certaines valeurs modernes ou positives, ne le réussit qu’au prix d’une mutilation de celles-ci de le leur contenu plein, de leur potentiel créateur et critique. La science est donc condamnée à découvrir ce qui a déjà été dit, la philosophie est coupée de son potentiel critique quant aux superstitions et mythes religieux. Le tracé des lignes de fuite dans la tradition et le sacré reste empêtré dans les apories mêmes de cette tradition puisque ces lignes ne tiennent la justification de leur déploiement que de ce champ sacré lui-même, et le mouvement est toujours bloqué, empêché par son rabattement sur l’intériorité sans extérieur du religieux. L’extérieur s’il n’est pas condamné comme impie doit être capturé à l’intérieur d’une sacralité exempte de toute éventualité de remise en question. La remise en question elle-même s’abolit dans ses ultimes conséquences du fait même de sa réhabilitation religieuse.
Ainsi, après le constat de la fragilité de ces espaces de justification où la légitimité s’édifie sur des bases incohérentes et confuses, l’enjeu est le suivant : est-il possible de penser un espace public, c’est-à-dire un espace de pensée qui puisse déployer sa puissance en dehors du problème de la légitimité religieuse, en expérimentant d’autres formes de légitimité ? Est-il possible de déployer la philosophie comme puissance critique et créatrice qui puisse désactiver cette obsession de la légitimité ? Mais également en ce qui concerne d’autres disciplines qui auraient d’une part à conquérir leurs légitimités ou autonomies propres (sciences, histoires, arts, etc.), mais, d’autre part, l’audace de confronter les leurs à la légitimité religieuse. Or cela n’est possible qu’à condition que celles-ci déploient leur puissance d’exercice en se détachant de cette relation de justification qui est à la fois, une réification et une séparation de la pensée de sa puissance d’agir.
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