Il est midi. Souad, 50 ans, rentre chez-elle après une dure journée de travail comme aide-ménagère. Vivant avec sa mère et sa sœur, divorcée tout comme Souad, elle préfère parler de sa vie plutôt que de politique. « J’ai vécu 7 ans avec un ivrogne, qui prenait du Subutex et qui me battait. Je n’attends plus rien de personne, encore moins des politiciens », dit-elle. Elle suit pourtant les débats politiques télévisés : « Ma mère est accro à ces émissions que je regarde avec elle », ajoute-t-elle. Sa mère, 78 ans, s’est déplacée pour voter au premier tour des élections présidentielles.
Elle regarde beaucoup Nessma. Elle a vu comment Karoui aidait les gens. Il est proche des pauvres. Elle a donc voté pour lui,
nous confie Souad.
Elle regrette ne pas être inscrite sur les listes électorales, elle aurait aimé voter pour Karoui elle aussi. Pourtant, elle ne croit pas qu’il y aura réellement des réformes à Djebel Jelloud. « Ils nous disent depuis des années la même chose, mais la situation s’empire. Leurs promesses, ce n’est que du baratin », assène-t-elle. Souad s’informe uniquement via la télé.
On m’a dit qu’on parle beaucoup de Kais Saied sur Facebook. Moi, je ne comprends pas comment ce candidat est au deuxième tour, je ne le connais pas,
s’interroge-t-elle.
Elle ne comprend pas non plus les enjeux des élections législatives. « J’étais interpellée par de jeunes personnes qui distribuaient des tracts. Je les ai regardés mais je ne comprends toujours pas à quoi ça sert de voter lors des législatives », s’exclame-t-elle. A noter que les femmes sont largement touchées par l’analphabétisme à Djebel Jelloud. Sur un total de 3754 analphabètes, 2532 sont des femmes.
Naima, 45 ans, ne saisit pas non plus ce qu’implique des élections législatives. Mère de deux enfants et vivant dans la précarité, la dame tient un petit commerce pour « survivre », dit-elle. Elle n’est jamais allée voter. « Ça ne m’a jamais intéressé de le faire. Mon mari et mon fils votent à ma place », ricane-t-elle. Naima suit les débats à la télé : « Je zappe entre la Wataniya et Nessma pour regarder les infos. Mes enfants me disent ce qui se passe aussi sur Facebook ». Son mari et son fils ont voté pour Karoui car « il aide les miséreux », selon ses termes. Elle aurait fait la même chose si elle était inscrite sur les listes électorales, dit-elle. Quant aux législatives, elle raconte qu’elle n’a vu qu’un seul candidat, mais dont elle ignore le nom. « Il est venu pour me dire de voter pour lui, qu’il est de Djebel Jelloud et qu’il changera les choses ici », raconte Naima, dubitative.
Saida, 62 ans, tient aussi un petit commerce. Elle est en colère contre tous les politiciens. Elle est très remontée contre l’Etat depuis que sa demande d’un logement social a abouti sans pouvoir en bénéficier. « Cela fait des années que je me bats, depuis l’époque de Ben Ali. Avec la révolution, on espérait que le népotisme cesse, rien n’a changé. Pire encore, à l’injustice s’ajoute la hausse des prix ». Saida a pu monter son petit commerce avec l’aide de ses frères vivant à l’étranger. « Le salaire de mon mari est de 600 dinars. Mon fils est chômeur. Avec le loyer, les factures, il ne reste plus rien. Je ne crois plus personne ». Elle a voté au premier tour des présidentielles pour Karoui et elle compte voter pour son parti aux législatives.
Il promet d’aider les pauvres mais je ne suis pas dupe. Ennahdha l’a promis aussi et j’ai voté pour eux avant, mais rien n’a été fait.
Et d’ajouter : « Je m’en fiche, à vrai dire. Je fais plaisir à ma famille, c’est tout. C’est eux qui m’incitent à voter pour le parti de Karoui ». Saida raconte comment elle est allée assister au meeting de campagne de Rached Ghannouchi à Djebel Jelloud. « Je l’ai interpellé sur le sujet du logement social, il m’a écouté mais il n’a rien dit, il avait l’air assourdi », s’indigne-t-elle.
Ce qui compte vraiment pour Saida est d’obtenir un logement social et que son fils unique reprenne en charge son commerce « au lieu de flâner dans la rue ». Sinon, elle ambitionne d’économiser assez d’argent pour qu’il quitte le pays dans une barque : « Qu’il aille rejoindre ses oncles. Il n’ya plus rien ici », lance-t-elle.
Pas loin du commerce de Saida, deux jeunes filles, smartphones en main, discutaient. Marwa et Selima ont toutes les deux 19 ans. Elles passent leur baccalauréat cette année. Elles ont exercé leur droit de vote pour la première fois lors du premier tour des élections présidentielles. Toutes les deux ont voté Kais Saied. « C’est un professeur de droit, il rétablira la justice », argumente Marwa. Quant à Selima, elle critique les gens qui votent pour Karoui en croyant qu’il les aidera. « Ils sont manipulés car ils sont dans le besoin », explique-t-elle. Pour les deux jeunes femmes, il faut rectifier « les erreurs » des ainés, « ceux qui ne savaient pas voter », lancent-elles. Pour s’informer, elles scrutent les publications sur Facebook.
Quand je regarde la télé, je me dis qu’il faut voter Karoui et quand je consulte mon Facebook, je me dis qu’il faut voter Saied,
ironise Selima.
Pour le moment, toutes les deux préfèrent se fier à Facebook. Elles ne regardent pas vraiment la télé : « On en a marre de leurs débats ennuyeux », lance Selima. Pour elles, la véracité d’une information sur Facebook se mesure à l’ampleur de sa circulation sur le réseau. A quelques jours des élections législatives, elles ne savent pas encore pour qui elles voteront. Elles aussi s’insurgent contre « le statu quo » à Dejbel Jelloud. « On nous a promis tellement de choses aux élections municipales, rien n’a été fait », déplore Marwa. Selima raconte « l’anecdote » de sa mère qui s’est emportée contre un candidat aux législatives, venu les convaincre de voter pour lui, en le traitant de « menteur » devant tout le voisinage.
Les jeunes femmes pointent du doigt la fadeur des élections législatives. Leur constat est confirmé par le Centre tunisien méditerranéen qui avait publié, le 3 octobre, ses observations, basées sur le genre, sur la campagne électorale des élections législatives dans les zones rurales et frontalières.
Il en ressort que la campagne électorale est très peu dynamique. De nombreux candidats ont préféré aller à la rencontre des hommes et non les femmes, surtout dans les zones reculées. Dans 23 meetings de différents partis, cette organisation a constaté que les hommes avaient la priorité sur les femmes concernant la distribution des tracts. Dans les gouvernorats de Sidi Bouzid, Gafsa, Siliana et Jendouba, les femmes n’ont pas pu assister à des rassemblements électoraux car ils se déroulaient dans des cafés populaires ou des stades. Dans 79 rassemblements, aucune assistance n’a été fournie aux femmes analphabètes.
This feature was supported by the Rosa Luxemburg Stiftung with funds from the German Federal Ministry for Economic Development and Cooperation.
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