De fait, le masque n’est définitivement plus ce qui dissimule, mais ce qui exhibe, met au jour, donne à voir. Notre condition vulnérable, d’abord ; étant ce qui nous protège d’une extériorité mortifère, le port du masque se donne à voir comme la manifestation paradigmatique de notre fragilité. Mais le masque révèle aussi quelque chose de plus fort, de plus violent, symboliquement parlant : notre volonté de conjurer le sort, de lutter pied à pied avec notre destin pour éloigner le couperet de la sentence qui, probablement, ne manquera pas de tomber un jour, le plus tard possible : « malade ! ». Le vulnérable est donc également aussi celui qui, fondamentalement résiste.
L’étymologie vient joliment étayer cette réflexion. « Masque » vient du bas latin masca qui signifie certes « masque », mais aussi « sorcière » (et « démon »). Et de fait, c’est là exactement ce que nous sommes : des sorcières et des sorciers. Il ne faut toutefois pas y voir un quelconque rapport avec l’image d’Epinal, le cliché de la sorcière montée sur un balai, aussi mauvaise que dangereuse, parfois même criminelle. Non, la sorcière est historiquement et statistiquement guérisseuse, composant sa propre pharmacopée, ou sage-femme. Dans les deux cas, elle se trouve du côté de la vie, de l’espoir en des lendemains meilleurs, d’une postérité, d’un héritage. Elle résiste, en somme, à la laideur, à la mort, à la maladie.
En portant ce masque lavable ou jetable, fait maison ou industriel, nous nous faisons sorciers. En incarnant cette résistance, plus exactement, nous jouons au sorcier. Car le masque, c’est aussi la personne ou, plus exactement, la personne, c’est le masque. C’est aussi cela que nous apprend l’étymologie. Le latin, classique cette fois-ci, utilisait le substantif persona pour désigner le masque, entendu comme masque de théâtre.
En portant ce masque donc, nous nous faisons personnage, nous jouons un rôle. Mais pas n’importe quel rôle. C’est du rôle de notre vie dont il est question, au sens fort du terme. Il nous définit et nous informe. S’il a ce pouvoir, c’est parce que le temps de la pandémie n’est pas n’importe quel temps historique. C’est le temps de la personne devenue personnage, du rôle devenu essentiel, du jeu devenu rituel, n’en déplaise à Sartre et à ce qu’il disait, fort justement au demeurant, du garçon de café :
Mais, parallèlement du dedans le garçon de café ne peut être immédiatement garçon de café, au sens où cet encrier est encrier, où le verre est verre.
Car le temps pandémique abolit la distinction entre dedans et dehors, entre intériorité et extériorité. Cela peut paraître totalement contre-intuitif dans la mesure où l’on a l’impression qu’il délimite encore plus clairement les espaces : l’extérieur est, fondamentalement, ce qui nous est interdit tandis que le privé devient notre seul refuge. Mais le masque, en tant que signe et en tant que fable, nous enseigne tout le contraire. Non que le masque soit ce qui nie l’espace public, comme une lecture raciste que l’on connaît malheureusement bien, a bien voulu nous faire croire et continue d’essayer de le faire. Il suffit de remplacer masque par voile pour comprendre à quoi il est fait référence ici : le voile ne dissimulerait pas simplement l’espace public, mais plus généralement et de manière métonymique, l’espace public, en tant que le lieu de la rencontre des visages. Dissimulation équivaudrait dès lors à annihilation.
Ce n’est aucunement de cela dont il est question à ce stade. « Larvatus prodeo », disait Descartes, « j’avance masqué ». En avançant masqué, je choisis la prudence, la précaution, je choisis de me préserver dans une forme d’auto-médication préventive. Or le régime préventif ainsi entendu s’oppose au régime normatif du public. Il est question avant tout de ce que je peux faire pour survivre, d’une forme d’éthique entre stoïcisme et aristotélisme. Tel est précisément le sens de la pharmacopée des sorcières dont nous parlions plus haut. Nous bricolons, nous innovons, presqu’au jour le jour, nous fabriquons ; le masque est à la fois le moyen, le symbole et le produit de cette ingéniosité en acte – produit lorsqu’il est cousu par des enfants, des grand-mères, des grands-pères aussi, parfois, en un mot, des profanes. De cette créativité, le public et sa verticalité sont exclus. Le public ne sait qu’édicter alors que nous avons besoin, aussi, et peut-être avant tout, d’exister.
En poussant le raisonnement plus loin, nous pourrions dire que le masque devient ainsi, en quelque sorte, le moyen du privé, ce qui est l’exact contraire de ce qui se passe pour le voile, celui-ci étant le moyen du public, c’est-à-dire le vecteur grâce auquel les femmes accèdent à l’espace public. Comme l’affirme un certain républicanisme critique, si certaines femmes n’avaient pas pu porter le voile, elles seraient probablement restées confinées, c’est le cas de le dire, dans la sphère privée.
Oscar Wilde n’avait pas tort. Mais s’il avait été parmi nous aujourd’hui, il aurait probablement amendé son propos. Le masque n’est plus le moyen de l’aveu, ce qui révèle le soi au monde mais ce qui donne à voir le mensonge de celui-ci, sa vanité ; il est, en somme, le moyen du scandale : « donnez-nous un masque et nous vous dirons vos quatre vérités ».
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