C’est là, comme de juste, la logique du moindre mal. Mais le moindre mal est toujours un mal, on nous l’accordera aisément. Lorsque cette dernière idée est avancée contre la logique du choix le moins mauvais, l’objection est vite trouvée : il faut se déterminer, il faut trancher. « Toute cette rhétorique principielle est bien jolie, mais elle ne tient pas dès qu’on lui oppose la nécessité de l’action » ; telle est, en somme, la gifle symbolique que reçoivent les tenants d’une position de principe, celle qui récuse le mal, peu importe sa portée.
Rapportée au politique, ladite nécessité se fait encore plus impérieuse. Mais dans le même temps, elle se trouve immanquablement associée à l’argument du risque que l’on fait valoir comme porteur d’une déstabilisation, d’une rupture que les « autres » – ceux, qui, dans le fond, sont à l’origine de cette obligation de se déterminer et qui nous poussent, « contraints et non héroïques », à trancher dans le vif – sauront investir contre nous. « Choisissons le moindre mal sinon nos adversaires prendront le pas sur nous, avec les conséquences pour le moins fâcheuses que l’on peut imaginer ».
Ce type de raisonnement est certes pragmatique mais il est, sur le plan éthique et politique, peu satisfaisant. Sur le plan éthique, parce que le mal ne se choisit pas, comme on l’a vu. Sur le plan politique, parce que la logique du moindre mal pose l’impossibilité d’une troisième voie, qui ne soit ni la peste, ni le choléra, considérant comme naïf, utopique et dangereux de troquer la fourche contre un tiers-espace, celui d’une relative bonne santé.
Pour quelle raison la logique de l’alternative ne peut accepter l’éventualité d’un autre chemin ? Je vois essentiellement deux raisons à cet état de fait. Une première raison historique, au sens objectif du terme : le temps de l’action politique est pensé comme le temps de l’urgence. S’il faut se hâter lentement, il n’en faut pas moins se hâter, se dépêcher, avoir un coup d’avance sur ses adversaires pour ne pas être débordé. C’est ce qu’on appelle communément la politique. La seconde raison intéresse la manière d’envisager, peu ou prou, la démocratie : entendue essentiellement comme procédurale, elle est un rempart contre l’instabilité. Elle doit, en ce sens, prendre la mesure du risque et ne pas s’engager dans une voie hasardeuse. C’est une certaine façon de considérer le politique.
Nous devons, aujourd’hui, faire le choix d’une autre conception du politique, de laquelle découlera une certaine manière de faire de la politique. Dans cette conception, la démocratie doit inévitablement être considérée comme risque, hors de toute logique économique du maximin. La démocratie, il faut impérativement en avoir conscience, n’est pas autre chose que le risque. Son temps est un temps long mais un temps long, j’insiste là-dessus, qui invite à raisonner non en termes de coups d’avance, c’est-à-dire de stratégie, mais en termes de tactique. Il y a là un paradoxe apparent sur lequel il importe de s’arrêter.
Cette conceptualisation de la tactique et de la stratégie, je l’emprunte à la théoricienne féministe postcoloniale, à l’origine de ce qu’il est convenu d’appeler « féminisme du Tiers-Monde », Chela Sandoval. La tactique, outil révolutionnaire, est le vecteur de la résistance incarnée par l’opprimé, un vecteur aussi multiple que difficilement appréhensible pour les non-initiés, fait de négociations, de marchandages, tandis que la stratégie est son pendant colonial et hégémonique qu’invoque le féminisme mainstream pour mieux faire passer la fable de la sororité « vendue » comme cadre commun de luttes, comme lieu du recoupement et du consensus.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la tactique est patiente car la résistance qui la porte exige le temps long. La tactique prend au sérieux la temporalité parce qu’elle considère qu’il n’existe pas quelque chose de l’ordre du moment opportun. Ou, ce qui revient au même, que le temps n’est fait que de kairos, qu’il est exclusivement succession de moments opportuns. Le kairos, pris dans sa singularité, dans son caractère exceptionnel, vaut pour le jeu d’échecs, pour la stratégie. Mais pour le « je d’échecs », l’opprimé, le temps est homogène.Les manifestations de l’hégémonie, hélas, se suivent et se ressemblent. Le tacticien-résistant n’est pas assuré d’une quelconque victoire, mais il y croit et y œuvre, conscient du risque quasi-existentiel qui le menace mais, dans le même temps, fort de cette épée de Damoclès au-dessus de sa tête et de ses espoirs.
Car qu’y a-t-il de pire que d’être dominé quand on l’est effectivement? Le pire n’est pas à venir. Le pire est déjà là. Lorsque nous comprendrons que nous n’avons rien à perdre, nous récuserons l’alternative et nous nous engagerons dans la construction du tiers-espace que nous appelons de nos vœux.
Aujourd’hui, au moment où j’écris ces lignes conclusives, s’offre à nous l’occasion de bâtir en dehors de la fourche, au-delà de la logique du moindre mal et de l’accommodation au pis-aller. Preuve, s’il en est, qu’une autre voie est possible. Faisons donc valoir nos ressources tacticiennes, celles de la résistance, celles de la révolution, en contestant pied à pied chaque fois que le spectre de la domination apparaît. Faisons jouer le principe de « contestabilité » qui, bien plus que l’élection et la recherche du consensus, fait la démocratie. Comprenons deux choses : que la possibilité prévue par le régime de contester ses propres réalisations et autres mesures est la manifestation par excellence de sa nature démocratique ; que seules les décisions publiques ayant passé avec succès le test de contestation peuvent véritablement être considérées comme démocratiques et légitimes. Ne nous laissons pas berner par les manœuvres stratégiques qui ne donnent l’apparence de l’inclusion que pour mieux exclure, faisant miroiter la promesse d’un contrat social amendé alors qu’il active les mêmes ressorts de domination, celle de l’irresponsabilité de l’Etat et de sa défausse. Ne faisons pas, encore une fois, le lit de l’imposture en cédant aux chants des sirènes. Le rôle d’éternels Ulysse de la démocratie ne nous sied pas.
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