Le ministre des Affaires religieuses, Ibrahim Chaibi, a multiplié les sorties médiatiques durant le mois de Ramadan. Dans la droite ligne du président de la République Kais Saied dans ses diatribes contre l’envolée des prix et la spéculation, le ministre a lancé le 3 avril une manifestation sous le slogan « Ramadan des bonnes œuvres, non au monopole, non au gaspillage ». Contrairement à ce que laisse croire ce slogan, il ne s’agit pas d’une campagne menée pour juguler l’inflation galopante ou inciter à une politique publique anti-gaspillage. Il est plutôt question de distribution d’exemplaires du Coran, de brochures de sensibilisation, aux usagers de l’autoroute au niveau des stations de péages à Mornag, El Mornaguia et Sidi Thabet. Dénonçant les critiques ciblant cette campagne, Ibrahim Chaibi a fustigé « la légèreté » des commentaires de ses détracteurs. « Qu’attendent-ils au juste du rôle du ministère des Affaires religieuses ?», a-t-il réagi.
Nouvelles mosquées, nouvelles dépenses
Dans le cadre de son activité ramadanesque, le ministre des Affaires religieuses s’est vanté de l’inauguration de 50 mosquées. Sachant qu’en Tunisie, on en dispose de 4833, selon les données du ministère datant de juillet 2020. A titre d’exemple, pour un gouvernorat comme Sidi Bouzid comptant mille 48.284 habitants, il y a 333 mosquées, soit une mosquée pour environ 144 résidants. Le budget dudit ministère est passé de 165,454 millions de dinars en 2021 à 172,260 millions de dinars en 2022.
Contacté par Nawaat pour en savoir plus sur les mosquées anarchiques et leur financement, le ministère des Affaires religieuses s’est abstenu de nous répondre. En 2018, le nombre des lieux de culte anarchiques s’élevaient à 352. L’opacité du ministère s’expliquerait par la gestion chaotique du financement des lieux du culte ces dernières années.
Les constructions anarchiques engendrent en effet des dépenses imprévues. A titre d’exemple, les dettes du ministère auprès de la Société tunisienne d’électricité et de gaz (STEG) atteignaient fin décembre 2017, le montant de 21,19 millions de dinars alors que le budget alloué à cette dépense en 2018 ne dépassait pas 11,35 millions de dinars.
Dans son rapport de 2021, l’unité de gestion du budget par objectifs au ministère des Affaires religieuses a admis que parmi les obstacles empêchant la réalisations des objectifs du ministère, il y a l’augmentation du nombre des autorisations de mosquées « en l’absence d’une carte numérique décrivant la répartition des monuments religieux dans les gouvernorats et permettant d’étudier le besoin de chaque région pour la construction de monuments religieux (en fonction de la densité de population et la distance la séparant du reste des monuments) ». Il alerte également contre la consommation élevée d’électricité et d’eau dans les mosquées engendrant la recrudescence des impayées. L’augmentation du nombre des lieux de culte est donc loin d’être bénéfique pour le pays, contrairement aux allégations du ministre des Affaires religieuses.
Prédication & nouveaux rituels
Refusant de répondre aux demandes d’information de Nawaat, le ministère ne rechigne pas pour autant à communiquer sur les sujets les plus divers, y compris les feuilletons ramadanesques. Le ministre a ainsi jugé que la question du mariage coutumier (dit « Orfi » en arabe) évoquée dans le feuilleton « Bar’aa » de Sami Fehri est dépassée dans la société tunisienne. L’heure est à la guerre contre la spéculation et la hausse des prix, a-t-il martelé.
Autre trouvaille ministérielle : le ministre des Affaires religieuses a autorisé les fidèles à effectuer la prière du Tahajoud dans les mosquées durant les dix dernières nuits de Ramadan. Cette annonce a été contestée par la Fédération générale des affaires religieuses relevant de l’UGTT, qui s’est interrogée sur le fondement de l’appel à cette prière dans l’école Malékite. La fédération a mis en garde contre l’instrumentalisation des mosquées par « quelques courants politiques et idéologiques, notamment salafistes, pour des activités suspectes».
Suite à cette critique, le secrétaire général du syndicat des cadres des mosquées du Tunis-Nord, Karim Cheniba, a été démis le 21 avril de ses fonctions d’imam par le ministre Ibrahim Chaibi. Dans la foulée, le ministère des Affaires religieuses a republié sur Facebook le communiqué de la Fédération en y ajoutant en commentaire une déclaration du ministre : « Je dis aux syndicalistes réclamant une contrepartie pour la prière du Tahajoud, vous pouvez dormir. La Tunisie peut compter sur ses hommes ».
Pour l’islamologue, Abdelmajid Charfi, ce bras de fer relève de la surenchère religieuse. « La prière du Tahajoud ne s’intègre pas dans le culte de rite Malékite en vigueur dans le pays », a-t-il souligné à Nawaat. D’après lui, ces innovations sont à l’image du changement de visage du ministère des Affaires religieuses depuis une dizaine d’années. « La mainmise d’Ennahdha sur ce ministère a permis son noyautage par des extrémistes. Beaucoup d’entre eux, libérés dans le cadre de l’amnistie générale, y ont été recrutés», a-t-il relevé. Cette surenchère est également favorisée par la conjoncture actuelle, constate Charfi. Le discours du président de la République, Kais Saied, est imprégné par le lexique religieux. « Le climat général est propice à une telle surenchère », estime-t-il.
Le ministre des Affaires religieuses endosse ainsi un lexique religieux dogmatique en parlant des non-jeûneurs. Commentant l’arrestation de quatre non jeûneurs pour « outrage public à la pudeur », Ibrahim Chaibi a affirmé qu’en islam, il est problématique d’afficher publiquement ses erreurs. « La loi garantit le minimum en la matière. Il faut inciter au jeûne à travers la sensibilisation », dit-il. Une prise de position moralisatrice vilipendée par Charfi. «L’Etat n’a pas à juger le degré de religiosité de ses citoyens, ni à les orienter en la matière. Le ministère des Affaires religieuses a été conçu pour gérer le fait religieux et non pour le promouvoir », conclut-il.
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