« On fait en sorte de rester en vie mais à quoi bon vivre finalement. Cette vie ne mérite pas d’être vécue », lance Leila Hassen, mère de famille, résidant dans le sud de Gaza. Le souffre entrecoupé, Leila raconte sa vie dans l’enclave palestinienne depuis le début de la grande offensive de l’occupation israélienne, le 7 octobre.
Déplacement forcé
Elle n’a pas quitté sa maison à Rafah dans le sud de la bande de Gaza. Mais elle voit affluer des milliers de Gazaouis venus du nord pour se réfugier dans le sud. Ils sont entassés dans les écoles, les salles de fêtes ou encore les cabinets médicaux. « Ces endroits sont exigus et ne peuvent pas accueillir tout ce monde. Alors certains ont dû s’installer dans des espaces ouverts », décrit-elle.
L’exode des Palestiniens du nord de Gaza vers le sud s’est accéléré depuis le 5 novembre. Au moins 40 mille personnes ont fui, le plus souvent à pied, le nord, indique l’agence de l’ONU chargée des réfugiés palestiniens (UNRWA). Le 8 novembre, l’occupation israélienne s’est vantée d’avoir coupé le territoire gazaoui en deux et encerclé sa ville principale.
Diana Al-Maghribi n’a pas attendu l’occupation du nord de Gaza pour migrer. Elle et sa famille ont quitté leur foyer le 14 octobre. La veille de son départ, elle a passé une nuit « épouvantable » sous les bombardements. Des maisons près de chez elle ont été rasées.
« Nous sommes partis sans rien, hormis une valise contenant nos papiers et passeports. Nous n’avions pas le choix. Nous étions trois familles à prendre le même véhicule, entassés les uns sur les autres. Faute de carburant, le chauffeur ne pouvait pas faire des allers-retours », raconte-t-elle.
La famille de Diana a trouvé refuge dans la région de Khan Younès. Et ils ne sont pas les seuls à choisir de s’y installer. Des familles qui vivaient elles aussi dans le nord se sont aussi réfugiées dans cette région.
Marah Al-Wadiya a dû errer entre différents endroits en quête d’un abri sûr depuis le cinquième jour du déclenchement de la guerre. Mère d’un petit garçon âgé de 4 ans, elle a fini par atterrir dans un refuge dans le sud.
Toutefois, il n’y a aucune zone sûre dans l’enclave palestinienne, alerte l’UNRAW.
Conditions de vie indignes
Comme des milliers de Palestiniens, Marah et Diana se sont évadées d’un nord assiégé et meurtri pour se retrouver finalement face à une misère éprouvante. Leur guerre quotidienne consiste à se procurer de quoi se nourrir et une place dans un abri. Soumis à des coupures d’eau, d’électricité et de gaz, et à des pénuries de produits alimentaires et d’hygiène, les Palestiniens se démènent pour ne pas périr sous le coup de la faim. Nourrir et s’occuper des enfants, c’est la mission des femmes là-bas. Journalistes, Diana et Marah ont actuellement pour mission principale de veiller sur leurs enfants. « La vocation du journalisme est noble, mais la survie est primordiale », assène Diana.
Cette lutte pour la survie se déroule dans des conditions indignes : « Les abris sont bondés. Le plus souvent, on n’a pas d’eau. Quand elle arrive, elle est polluée mais on la boit quand même. Pour avoir de l’eau potable, il faut en acheter à des prix exorbitants », raconte Marah.
Le malaise est tel que la jeune femme affirme éviter de manger suffisamment pour ne pas être obligée d’aller aux toilettes. Diana, quant à elle, partage l’étage d’un immeuble avec plusieurs familles. Le premier étage est réservé aux femmes et le deuxième aux hommes.
« Nos conditions de vie sont celles d’une époque primitive », lance-t-elle, peinée. Elle loge avec une femme qui vient d’accoucher, aux côtés d’une autre qui a huit enfants. Chaque famille a droit à une petite partie de la pièce.
Eux aussi font face à la pénurie d’eau. Quand ils en disposent, ils profitent pour laver les enfants à l’eau froide. Pour leurs repas, ils doivent la plupart du temps se contenter de conserves.
Dans la zone de Khan Younès, relativement plus sûre, des boulangeries sont encore ouvertes. Mais les hommes sont amenés à faire la queue dès les premières heures de la journée pour acheter du pain « sans être sûrs de parvenir à en avoir suffisamment », raconte-t-elle, peinée.
Cette précarité est particulièrement terrible pour les enfants. La femme avec laquelle Diana vit désormais a une fille âgée d’un mois. Ce bébé n’a pas de lait en poudre, ni de vêtements. « Elle n’arrive pas à dormir dans cette cacophonie. D’autres filles ont entre 12 et 18 ans. Lors de leurs périodes de menstruation, elles n’ont pas de serviettes, ni de l’eau pour se laver ».
Leila compte une amie parmi les personnes blotties dans les refuges. L’amie en question a une fille enceinte. « Je me demande comment elle va accoucher », s’interroge Leila, désolée. Les seuls moments de répit pour son amie consistent à se changer, se doucher et préparer du pain tous les jours chez Leila.
« Elle me raconte leurs horribles conditions de vie. Ils dorment par terre et sont privés des conditions les plus élémentaires d’hygiène. Leur nourriture se limite à un plat de lentilles et du pain. Encore faut-il avoir de la farine. Les gens se disputent les quantités disponibles. Mon amie attend deux jours pour parvenir à avoir deux kilos de farine. Deux kilos pour préparer du pain pour dix personnes ! Ils partagent des miettes en fait », déplore Leila.
Et de poursuivre : « J’ai beau l’implorer de rester chez moi, elle refuse. Elle me dit qu’elle ne peut pas laisser son mari et ses fils seuls. Si nous devons mourir, autant être ensemble », me répond-t-elle.
Malgré ses conditions de vie déplorables, Leila s’estime « chanceuse ». Ne pas quitter sa maison, avoir de l’eau et trois repas par jours représente un luxe pour les Gazaouis. Ce sont des « bénédictions » pour Leila. Mais elle s’attend au pire. « Je n’ai pas assez de réserves malgré mes rationnements. Si ça continue, on va crever de faim à notre tour et peut-être bien nous retrouver dans la rue. Je me conditionne psychologiquement dans cette optique ». Malgré tout, la mère de famille tente de rassurer ses enfants et surtout leur apprendre à faire avec et à patienter.
Être là pour ses enfants, s’en occuper est un acte de résistance, disent Diana, Marah et Leila. Difficile de mener cette lutte en étant soi-même abattue.
Parmi les 2.4 millions de Gazaouis, plus de 10 milles ont été tuées au cours du mois dernier dont plus de 2 mille 500 femmes et plus de 4 mille enfants, selon le décompte de l’UNRWA, datant du 8 novembre.
Les traumas d’une énième guerre
Dans ce climat macabre, les Palestiniens sont des condamnés à mort en attente de leur exécution. Le souffle de la mort les étouffe, engendrant une détresse psychologique.
Face aux secousses aux alentours, Leila a peur de perdre les siens. La nuit, sa famille composée de dix personnes se regroupe dans la même pièce. Les verres des fenêtres tremblent et se brisent parfois à cause de la force des frappes. « Si une roquette nous tombe dessus, j’aimerais qu’on soit ensemble. Pour que je puisse voir pour la dernière fois mes enfants, leur dire au revoir, les serrer dans mes bras ».
Beaucoup de Palestiniennes ont perdu leurs maris et enfants. Mais Leila se dit « conditionnée » depuis longtemps à faire face à l’éventualité de perdre son époux. Cela ne rend pas la chose moins pénible pour elle. « Je vois des femmes qui ont perdu leurs époux. Elles sont vulnérables et sans soutiens. Je me dis que ce n’est qu’une question de temps. Je vais peut-être devenir comme elles. J’attends mon tour en fait », appréhende Leila.
Farah a, quant à elle, perdu beaucoup de proches, tués sous les bombardements. « J’ai perdu des amis, des membres de ma famille. J’ai perdu ma maison, ma cité, tous ce qui faisait notre fierté et notre bonheur, en dépit du blocus », s’émeut-elle.
Et d’ajouter : « Les femmes endeuillées par la mort de leurs époux et enfants n’espèrent qu’une chose : un cessez-le-feu. Qu’elles aient le temps de pleurer leurs morts. Là, on ne trouve pas les mots pour se consoler. Chacun est livré à lui-même et triste ».
Chagrinées et affaiblies, ces femmes veulent épargner à leurs enfants les affres psychologiques de la guerre. L’enfant de Marah est devenu agressif et agité, se désole-t-elle. « Il me demande sans cesse quand est ce que nous allons retourner chez nous. Il dit à tout le monde que notre maison a été détruite mais que nous allons la reconstruire ». Ne pouvant pas rassurer son enfant, ni lui offrir la sécurité, Farah dit regretter d’avoir enfanté dans un pays sans cesse ravagé par les guerres.
C’est qu’elle n’imaginait pas qu’ils vivraient un jour un tel enfer. Diana non plus n’a pas cru en arriver là. « Lors des précédentes guerres, on se disait que ça va passer, qu’on arrivera à rebondir assez vite. Mais là, je ne vois pas comment », assène-t-elle d’une voix essoufflée. Coupée du monde à cause des perturbations du réseau internet pendant la journée, elle attend la nuit pour prendre des nouvelles de ses proches et s’informer sur ce qui se passe. « L’actualité nous malmène encore plus. J’essaye de garder mon sang-froid. Mais je suis à bout de nerfs et en colère face à l’inertie mondiale autour de notre agonie »
Diana essaye tant bien que mal de préserver ses enfants malgré ses difficultés à le faire sans la présence de son époux. Les hommes n’ont pas le droit d’entrer dans l’étage réservé aux femmes. « Mon mari ne peut nous rejoindre. Quand les bombardements s’intensifient, il reste sur les escaliers en attendant que ça se tasse. Il se sent impuissant ».
Face à ce désarroi, il est difficile pour les trois femmes de penser au « jour d’après ». « J’ignore si ma maison et celle de mes proches ont été détruites. Je me demande si on va pouvoir retourner chez nous», s’interroge Diana.
Se projeter dans l’avenir est un exercice prématuré quand il s’agit surtout de survivre. « Nous ne savons pas si nous serons en vie encore le lendemain. Si cet enfer prendra fin, si nous aurons le temps pour vivre notre deuil », lance Marah.
Leila s’inquiète surtout pour ses enfants. « Que nous restent-ils après la guerre, sinon un champ de ruine. Après chaque guerre, la communauté internationale déclare assurer la reconstruction. Mais l’être humain devrait évoluer et non pas passer sa vie à partir de zéro, à devoir sans cesse reconstruire ». Derrière le nombre de déplacés et de morts, il y a des tragédies humaines. Difficile de voir le bout du tunnel dans une Gaza minée par la mort.
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