On pourra dire que je suis dramatique, voire scénique à l’excès, avec ce que je vais vous raconter. Tant pis. Ce n’est ni du caprice, ni de l’exagération. C’est de la colère. Du dépit. Une forme de désillusion amère. Alors j’ouvre mon ordinateur, et je vous écris ces quelques mots. Pas pour provoquer un scandale. Mais pour susciter une prise de conscience. Parce que ce que je vis là, je suis persuadée que d’autres le vivent aussi. Et pas seulement dans le milieu du cinéma.
Je vous écris depuis Cannes. Après une journée exténuante, où j’ai longuement hésité. Est-ce que ça vaut la peine ? Est-ce que je vais passer pour celle qui fait des histoires ? Et puis, c’est revenu comme une évidence. Mon instinct de scénariste, de réalisatrice, a pris le dessus. Quand on porte en soi le besoin de raconter, on ne se tait pas. On transforme ce qui nous blesse en récit.
Je suis tunisienne. Née, élevée, façonnée là-bas. Aujourd’hui, après de longues années d’études en France, je me lance enfin dans le cinéma, dans l’audiovisuel. Et je suis affamée. Littéralement assoiffée de création, de récits, de tournages, de fiction. C’est viscéral. C’est presque organique.
Cette année, c’est ma troisième fois à Cannes. Mais, je ne suis plus une étudiante venue observer de loin. Je suis réalisatrice. Avec un film. Mon tout premier. Écrit, réalisé, monté. Il est au Short Film Corner, et j’en suis profondément fière.
Trois jours passent. Je rencontre des gens brillants : producteurs, distributeurs, programmateurs. J’échange, je parle, je m’ouvre. Et puis, un petit pincement au cœur : je ne suis toujours pas passée au pavillon de la Tunisie. Alors je décide d’y aller. Avec ma cheffe opératrice, étrangère à mon pays mais curieuse de le découvrir. J’y vais la tête haute, enthousiaste, presque émue. Parce que je me dis : mon pays ne peut pas me rejeter.
Mais les cinéastes sont, par essence, des rêveurs. On imagine d’autres mondes, d’autres temporalités, des personnages qu’on rend vivants. On les façonne de toutes pièces. Et parfois, on projette cette capacité sur la réalité, à tort.
J’avais imaginé entrer dans ce pavillon et être accueillie à bras ouverts. J’avais imaginé des visages fiers. Fiers de voir une jeune femme tunisienne, déterminée, qui a réussi à faire un film. J’avais imaginé des regards bienveillants, des conseils, des échanges. Comme ceux que j’ai eus dans d’autres pavillons, avec d’autres professionnels. Et, pendant une fugace seconde, j’y ai cru. Parce que la personne qui m’a accueillie au pavillon m’a reçue avec une chaleur sincère. Elle m’a dit : « Viens, je vais te présenter à des gens importants du cinéma tunisien. Il faut mettre en lumière ton talent !» Je suis sortie sur le balcon du pavillon, le cœur gonflé d’espoir. Et là, j’ai vu quatre femmes, la cinquantaine bien entamée, assises autour d’une table. Je me suis présentée. Aucune d’elles ne l’a fait en retour. Aucun mot. Premier signe.
Mais j’y ai encore cru. Je me suis lancée. J’ai parlé de mon parcours, de mon film, de mes projets. Oui, je me suis mise en avant. Parce que quand tu débutes, tu dois te vendre. Il faut convaincre, se présenter comme un potentiel à ne pas rater. C’est une démarche éprouvante. J’ai souvent cette sensation d’aliénation, comme si je me prostituais symboliquement. Comme si je devais prouver que j’étais un bon pion à avoir sur l’échiquier.
Pendant que j’essaie tant bien que mal d’exister dans cette conversation, une soi-disant professeure de cinéma , qui travaillait aussi paraît-il, au Festival des JCC, se met à me parler de… son fils. Oui, son fils. Non pas pour me poser des questions sur mon film ou sur mon parcours, mais pour que je le pistonne dans mon école de cinéma.
Car, selon ses propres mots, qu’elle me répète sans gêne : « Il n’a pas besoin de faire des études, il est très bien placé ».
Ah bon ? Bien sûr. Maman connaît déjà du monde dans le milieu. Un bon vieux népobaby. Pourquoi s’embarrasser de légitimité quand le carnet d’adresses suffit ? « C’est juste pour qu’il ait un diplôme en cinéma », poursuit-elle. « Vous n’avez pas un truc d’un an ? C’est ce que t’as fait toi, non ? »
Pardon, madame ? Vous venez de me dire ça en face, alors que je viens de vous expliquer que j’ai passé un concours, que j’ai fait un master en réalisation et en scénario, que j’ai sué sang et larmes pendant des années ?
Elle enchaîne, comme si de rien n’était : « Il a fait une très bonne école de commerce, il n’a pas besoin d’un diplôme d’une grande école de cinéma. C’est juste pour… je pense que tu comprends… » Voilà. C’est exactement ce qui gangrène notre milieu. Des finance bros qui se découvrent soudain une passion pour la mise en scène, parce que papa et maman peuvent les faire entrer par la grande porte.
Et moi, dans tout ça ? Suis-je chargée des admissions ? Dois-je devenir conseillère d’orientation pour votre rejeton afin de gagner le droit de parler de mes projets ?
Je reste là, abasourdie, mais je joue le jeu. Comme si j’étais une actrice en pleine impro. Je souris, je hoche la tête, je mime la discussion.
Puis, à ma droite, une autre interlocutrice, une productrice bien connue, celle-là me lâche, l’air las : « Ah mais moi, les films, c’est terminé. J’en produis plus, je vais même plus en Tunisie ».
Et la porte se referme. Symboliquement. Clairement. Brutalement. C’était un « rabi ynoub » poli. Vous savez, cette phrase qu’on balance avec condescendance à un mendiant qui insiste un peu trop.
Ce qui me dérange, ce n’est pas qu’elle ne soit plus active dans le cinéma. C’est son incohérence. Si vous ne produisez plus rien, si vous n’allez même plus en Tunisie, qu’est-ce que vous faites là ? Dans le pavillon officiel de la Tunisie, au marché du film de Cannes ? Quel est le sens de votre présence ?
Je connais la réponse, bien sûr. Mais j’ai encore un soupçon de décence, alors je me retiens. Je n’ai pas envie d’être cruelle. Je n’ai pas envie de verbaliser mes pensées les plus acerbes.
La troisième, elle, reste muette. On me glisse que c’est la directrice de… je ne sais plus quoi. Et à vrai dire, je n’ai pas retenu. Pas par distraction, non. Mais parce que le niveau d’insolence avec lequel j’ai été accueillie m’a littéralement assourdie. Vous voyez, ce genre d’acouphènes sociaux ; un sifflement humiliant qui interrompt votre écoute, qui brouille vos pensées, qui vous déconnecte brutalement. Elle me sourit, un sourire mécanique, en plastique, et ne prend même pas la peine de me dire son nom, ni son prénom. Ne vous inquiétez pas, madame. Je ne suis pas de la police des frontières, ni du fisc tunisien. Je ne suis pas là pour vérifier si vous avez pris un vol retour vers Tunis ou si vous avez une attestation d’hébergement pour votre séjour.
Puis vient la quatrième. Ma préférée. Celle qui m’a laissée hébétée tant son taux d’insolence frôlait l’exploit. Elle ? Aucune idée de son nom, ni de sa fonction. Rien. C’est juste la femme aux cheveux bien trop blonds pour sa carnation. Vous voyez le genre. Une teinte jaune brûlée, cassée, presque fluorescente. Oui, ce profil-là, on le connaît tous.
Pendant que je parlais encore à la productrice d’à côté, elle m’interrompt, sans même me regarder, pour lui tendre son téléphone. En FaceTime. Une certaine personne à New York voulait apparemment raconter une anecdote sur… un dentiste? Un jean trop serré ? Un restaurant à tester ? Je ne sais même plus. Ce genre de moment où l’absurdité dépasse la fiction.
Et là, mon anxiété et ma colère atteignent leur point de non-retour. Je me sens littéralement annexée par ces quatre femmes, qui commencent à papoter entre elles comme si je n’étais plus là. Invisibilisée. Rayée. Effacée.
C’était un message très clair, sans détour : « Casse-toi. On en a strictement rien à foutre de toi et de tes films. » Une gifle symbolique, bien sonore, qui m’a réveillée brutalement de mon utopie. De mon rêve naïf de solidarité, de sororité, de reconnaissance.
Et pourtant… Je ne sais pas pourquoi je n’ai pas réussi à lâcher l’affaire. Une voix en moi criait encore : Mais échangeons au moins un contact, un truc, un espoir. Laissez-moi une chance, merde. Une minuscule ouverture.
Alors, pour être juste : la première femme m’a donné son numéro. Je ne vais pas le nier. Elle a bel et bien entré son contact dans mon téléphone après l’insistance de ma cheffe op.
Mais elle a aussi tout fait pour que je comprenne que ça n’avait aucune valeur. Rien. Je suis probablement déjà sur sa liste noire. Mon message s’affichera avec un seul check gris sur WhatsApp. Le symbole silencieux du mépris numérique.
Tête baissée, cœur serré, je leur souhaite une bonne journée. Et je sors. Ma cheffe op me regarde avec un air désolé. Et elle me dit : « Ah ouais, elles sont vraiment très malpolies… » Et là, je suis restée sans mots. Frappée par la justesse de sa remarque. Oui. Elle a raison. Moi qui lui parlais en bien de la solidarité entre Tunisiens…
Sommes-nous retournés à l’époque pré-Charlemagne ? Avant 800 après Jésus-Christ ? À ce moment de l’Histoire où l’éducation était un privilège réservé aux élites, où les fils de bouchers devenaient bouchers, et les filles de notaires épousaient d’autres notaires ? Est-ce donc cela, le monde que nous sommes en train de réactiver ? Un système figé, fermé, héréditaire, où l’on n’entre que si l’on connaît, si l’on descend de, si l’on hérite ?
Je suis écœurée. Écœurée par ces interactions dégoulinantes de mépris, vomitives dans leur manière de vous écraser sans même élever la voix.
Et pourtant, nous sommes censés être à un festival de cinéma. Un lieu de création, d’élan, d’ouverture. Pas un endroit où l’on décourage, humilie, ou relègue au silence celles et ceux qui veulent faire des films.
Or… me voilà, refoulée comme si j’avais voulu vendre des contrefaçons au milieu de la Croisette.
Que font ces femmes au pavillon de la Tunisie, si ce n’est salir l’image de ce pays que j’aime tant ? Un pays que j’essaie, à mon humble échelle, de représenter dignement, passionnément et surtout librement.
Dois-je être retraitée, grabataire ou avoir un pied dans la tombe pour que ces femmes daignent m’accorder un minimum de respect ? Ou bien faut-il que je me taise et que j’attende patiemment qu’on m’invite à la table, pour pouvoir enfin parler de mes projets sans me faire balayer comme une poussière gênante ?
Ce que j’écris ici n’a pas pour but de susciter votre compassion, encore moins votre pitié.
Je n’écris pas pour qu’on me plaigne. Je dénonce.
Je dénonce un système défaillant, corrompu jusque dans ses racines, où l’on vous rabaisse, vous humilie, et où l’on ne vous invite jamais à la table, sauf si vous portez le bon nom ou servez le bon café.
Je ne suis pas invisible. Je suis quelqu’un. J’existe, j’ai fait des films, j’ai écrit, j’ai monté, j’ai réalisé, et je connais des dizaines d’autres Tunisiennes et Tunisiens qui créent avec passion, avec sincérité, avec un talent inouï. Mais vous les ignorez. Pourquoi ? Parce qu’ils ne sont pas les fils ou les filles de je-ne-sais-qui. Parce qu’ils n’ont pas grandi dans les couloirs d’un château ou à l’ombre d’un réalisateur.
L’art est censé dépasser ces frontières-là.
Le cinéma est un art noble. Respectez-le.
Respectez le festival qui vous accueille.
Respectez les lieux d’échange que vous souillez avec vos discussions mondaines, vos potins de hammam et vos regards méprisants.
Respectez la passion, celle qui nous pousse à travailler dans l’ombre pendant des années pour faire naître une œuvre.
Et si je ne suis pas, à vos yeux, digne d’un minimum de respect, alors respectez au moins ce pavillon, ce nom « Tunisie » que vous portez comme une parure mais que vous piétinez à chaque mot.
Je vous dénonce.
Je dénonce votre arrogance, votre ignorance, et votre mépris.
Je sors de ce pavillon écoeurée, brûlée de l’intérieur par une rage froide. Ce n’est pas une simple déception, c’est une nausée qui colle à la peau. J’en ai assez de devoir quémander une écoute, assez de devoir sourire quand on m’écrase. Je n’ai plus envie de jouer le jeu, ni de faire semblant que tout va bien dans ce milieu où la condescendance est une langue maternelle. À toutes celles et ceux qui nous regardent de haut en pensant qu’on restera à terre: on est là, on voit, on comprend, et on n’oublie pas. Ce monde du cinéma tunisien, gangrené par le piston et l’orgueil mal placé, finira par s’écrouler sous le poids de son hypocrisie. Et nous, les rejetés, les ignorés, les humiliés, on sera encore là, entiers, brûlants de vérité, avec nos caméras braquées sur vous.
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