La jeunesse tunisienne déborde d’idées, de colère, de lucidité. Mais il lui manque encore un mot, devenu presque tabou : responsabilité.
Dans la nuit du 25 juillet 2025, Ali Saber, un jeune homme de Gafsa, est arrêté pour avoir critiqué le président Kais Saied sur les réseaux sociaux. Très vite, l’indignation éclate : dénonciation d’une « dérive autoritaire », appels à défendre la liberté d’expression.
L’affaire Ali Saber révèle un climat social plus vaste, où colère, désespoir et attente s’entremêlent. Cette arrestation ne doit pas occulter une autre paralysie, plus discrète mais tout aussi pernicieuse : l’attente. Celle qui réduit une génération à contempler son propre sort sans plus chercher à en infléchir le cours.
Mais faut-il s’en tenir là ? Suffit-il de se poser en victime pour avoir raison ? Et surtout : à quel moment cesse-t-on d’être victime pour devenir complice de son propre immobilisme ?
Le chômage de longue durée : situation ou choix ?
Le père d’Ali Saber parle de « désespoir » causé par des années sans emploi. Prenons du recul sur cette situation : est-ce systématiquement la faute exclusive de l’État si un citoyen ne parvient pas à s’insérer professionnellement ?
Il serait malhonnête de nier les obstacles systémiques : la corruption, le clientélisme, la centralisation des ressources, ou encore l’inadéquation de la formation au marché du travail. Beaucoup de jeunes sont écrasés par un système qui les prépare mal et les abandonne ensuite.
Ces freins nourrissent le découragement. Pourtant, malgré ces entraves, le travail existe, même s’il ne correspond pas toujours aux attentes légitimes d’un emploi stable et valorisant. Il est là, modeste, mais réel : dans les cafés, les entrepôts, les chantiers, les champs, ou la livraison.
Pourquoi donc tant de jeunes refusent-ils ces emplois ? Par peur ? Par orgueil ? Par illusion statutaire ? Une partie de la réponse réside dans cette culture de l’attente, où seuls les postes dits « prestigieux » ou « dignes » sont jugés acceptables. Nombreux sont ceux qui rejettent toute opportunité perçue comme « en dessous » de leur valeur supposée sur le marché du travail. Une valeur qu’ils tendent, souvent, à surestimer.
Refuser un travail jugé « dégradant », c’est parfois une stratégie de survie ou un refus légitime de l’exploitation. Mais lorsque ce refus devient une posture rigide, une norme intérieure, il peut se transformer en barrière mentale. C’est opter pour une passivité déguisée en protestation : c’est dire à la société « je ne ferai rien tant que tout ne sera pas exactement comme je le veux ».
Ce n’est plus seulement du désespoir, mais une impasse. On finit par s’enfermer dans un rôle figé, en s’imaginant que l’attente est une forme de dignité. Et surtout, on devient son propre geôlier dans une prison sans murs que l’on a soi-même bâtie.
Parlons de dignité
Le mot « dignité » revient souvent dans ce débat. Mais il est crucial de distinguer deux notions souvent confondues :
- La dignité ontologique, inaltérable, liée au simple fait d’être humain. Rien ne peut l’enlever.
- La fierté sociale liée à l’image, au statut, au regard des autres. Celle-là peut être blessée, parfois à juste titre, parfois à tort.
Comme l’enseigne Emmanuel Kant dans La Fondation de la métaphysique des mœurs (1785), la dignité exige que l’être humain ne soit jamais traité comme un simple moyen, mais toujours aussi comme une fin en soi. Cette dignité fondamentale ne dépend ni du statut social ni du métier exercé : elle est inhérente à toute personne.
Il y a donc une dignité véritable dans celui qui se lève à 5 heures du matin pour livrer des colis, dans la serveuse qui endure les clients impolis, dans le mécanicien aux mains et ongles noirs de suie, dans le gardien de nuit ou le maçon.
Accepter un « petit » travail pour ne pas dépendre d’aides ou rester inactif n’est pas une résignation, mais un acte de courage : la première pierre de l’autonomie.
Pensons à ce jeune vendeur ambulant de tiramisù à Ennasr, qui a touché les réseaux sociaux par son courage, suscité une vague de soutien, et qui, de sa propre initiative, est allé proposer ses douceurs aux cafés du quartier pour en devenir un fournisseur régulier. Il n’a pas attendu que le système le repère. Il s’est imposé à lui.
Tout le monde ne peut pas devenir entrepreneur du jour au lendemain. Mais chacun peut essayer, à son rythme, d’avancer. La dignité ne se perd pas dans un tablier ou un uniforme : elle se trahit dans l’inaction feinte.
Pour une jeunesse lucide, pas passive
Comme Ali Salah, beaucoup expriment une colère légitime. Mais pour qu’elle ne se transforme pas en silence ou en cynisme, elle doit s’accompagner d’un geste. Parfois minuscule. Mais un geste quand même.
Il serait naïf de croire que la seule volonté suffit, mais il est tout aussi dangereux de croire qu’elle ne compte pas du tout.
La véritable urgence est de reconstruire un discours de responsabilité : ni naïveté face aux obstacles, ni victimisation stérile face aux difficultés. Une jeunesse libre est une jeunesse qui parle, mais aussi qui agit, travaille, crée, refuse le confort de l’attente.
Reconnaître les blocages n’est pas les accepter. Mais les affronter demande parfois de se détourner du miroir pour se tourner vers l’action. Ce n’est pas parce que vous estimez que l’État vous a tourné le dos que vous devez vous détourner de vous-mêmes.
La liberté commence là : dans ce refus d’attendre éternellement Godot, ce sauveur absent, ce héros jamais là, et de renoncer à pousser soi-même sa pierre, jour après jour, comme Sisyphe.
N’attends pas que les événements arrivent comme tu le souhaites. Décide de vouloir ce qui arrive… et tu seras heureux.
Épictète
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