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1. Introduction et contexte historique

La Tunisie occupe une place singulière dans le paysage arabe en matière de droits et libertés. Depuis son indépendance en 1956, l’État tunisien a entrepris un projet de modernisation juridique et sociale, incarné notamment par le Code du statut personnel qui a aboli la polygamie et instauré l’égalité entre les sexes dans certains domaines. Toutefois, la liberté de conscience, entendue comme le droit de chaque individu à choisir, changer ou abandonner ses convictions religieuses ou philosophiques, est longtemps restée absente des textes constitutionnels tunisiens.

Sous la Constitution de 1959, le régime présidentiel de Habib Bourguiba, puis celui de Zine El-Abidine Ben Ali, ont maintenu un cadre juridique dans lequel l’islam était proclamé religion d’État et où l’identité arabo-musulmane constituait un élément central du discours officiel. Bien que la liberté de croyance soit évoquée de manière indirecte, aucune garantie explicite de la liberté de conscience n’était inscrite. Le contrôle politique, conjugué à un encadrement strict des pratiques religieuses, laissait peu de place à l’expression d’opinions dissidentes sur le plan religieux ou philosophique.

La révolution de 2011, en renversant le régime de Ben Ali, a ouvert un espace inédit pour la redéfinition des droits fondamentaux. Les débats constituants qui ont suivi ont permis d’aborder des sujets jusque-là tabous, parmi lesquels la liberté de conscience. Cette discussion, portée par la société civile et certaines forces politiques, s’est traduite par l’adoption, en 2014, d’un texte constitutionnel unique dans le monde arabe à l’époque, intégrant explicitement la liberté de conscience comme droit fondamental.

2. De la Constitution de 1959 à celle de 2014 : évolution et ruptures

L’absence de mention explicite de la liberté de conscience dans la Constitution de 1959 reflétait la prééminence d’une conception identitaire de l’État, où l’appartenance à l’islam constituait un socle intangible. Si certains articles, comme l’article 5, évoquaient la liberté de croyance, celle-ci demeurait limitée et subordonnée à l’ordre public et aux « bonnes mœurs ». Cette approche permettait à l’État d’encadrer strictement la pratique religieuse et d’empêcher toute remise en cause des dogmes dominants.

Le processus constituant ouvert après 2011 a marqué une rupture. Sous l’impulsion d’organisations comme l’Instance nationale pour la réforme de l’information et de la communication (INRIC), la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), et de nombreux acteurs politiques et intellectuels, la revendication d’une reconnaissance explicite de la liberté de conscience a pris de l’ampleur. Les débats furent intenses, notamment avec les représentants d’Ennahdha et d’autres courants islamistes, opposés à ce qu’ils percevaient comme une ouverture à l’athéisme ou à la conversion.

L’adoption de la Constitution du 27 janvier 2014 a constitué un tournant. L’article 6 stipule :

L’État est le gardien de la religion. Il garantit la liberté de croyance, de conscience et le libre exercice des cultes.

Il interdit également les appels au takfir (accusation d’apostasie) et l’incitation à la haine et à la violence. C’était la première fois dans l’histoire du pays — et la deuxième dans le monde arabe après Bahreïn — que la liberté de conscience était explicitement inscrite dans la loi fondamentale.

3. La Constitution de 2022 et la confirmation du principe

En 2022, dans le contexte politique du référendum constitutionnel initié par le président Kais Saied, une nouvelle Constitution a été adoptée. Bien que ce texte ait suscité des critiques pour sa concentration des pouvoirs entre les mains de l’exécutif, il a confirmé et précisé la garantie de la liberté de conscience.

L’article 27 de la Constitution du 25 juillet 2022 dispose :

L’État garantit la liberté de croyance et la liberté de conscience, et protège le libre exercice des cultes.

Cette formulation reprend en substance l’acquis de 2014, confirmant que la liberté de conscience est désormais une composante permanente de l’architecture constitutionnelle tunisienne. Toutefois, le contexte politique plus autoritaire et la faiblesse des contre-pouvoirs suscitent des interrogations quant à la portée réelle de cette garantie.

4. Enjeux et défis d’application

Malgré la reconnaissance constitutionnelle, la liberté de conscience en Tunisie se heurte à plusieurs obstacles :

  1. Cadre législatif : certaines dispositions du Code pénal, comme l’article 121(3) sanctionnant la publication de contenus « contraires à la morale », peuvent être utilisées pour restreindre l’expression d’opinions religieuses non conformistes.
  2. Pression sociale : l’athéisme et l’abandon de l’islam demeurent fortement stigmatisés. Les pressions familiales et communautaires peuvent limiter l’exercice réel de la liberté de conscience.
  3. Discours religieux officiel : le ministère des Affaires religieuses conserve un rôle central dans la régulation des mosquées et du contenu des prêches, ce qui peut freiner la pluralité des discours.
  4. Absence de jurisprudence protectrice : les tribunaux tunisiens n’ont pas encore établi une interprétation claire et protectrice de la liberté de conscience.

Références bibliographiques

  • عبدالقادر بولصباع، حرية الضمير في تونس، مجمع الأطرش للكتاب المختص، تونس، 2025.
  • Constitution tunisienne du 1er juin 1959.
  • Constitution tunisienne du 27 janvier 2014, article 6.
  • Constitution tunisienne du 25 juillet 2022, article 27.
  • Rapports annuels de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (2014–2023).
  • Human Rights Watch, World Report: Tunisia (2015–2023).
  • Rapport du Département d’État américain sur la liberté de religion dans le monde — Tunisie (dernières éditions).