Présente dans l’actualité mondiale grâce à tous les médias libres et honnêtes et aux réseaux sociaux, la flottille Global Sumud, mobilisée pour briser le blocus de Gaza et dénoncer le génocide « israélien », constitue un acte de résistance inouï dans l’histoire du monde moderne. C’est une mise en acte de la puissance de la société civile mondiale, et de la place que prennent, de plus en plus, les sociétés dans les relations internationales[1]. Elus, intellectuels, artistes, influenceurs, syndicalistes, avocats, journalistes, religieux, etc .., composent ce large mouvement mondial.
L’effervescence créée par l’initiative au port de Sidi Bou Said et à Tunis, cette dynamique créative, a donné à des millions de personnes la possibilité de s’identifier à un acte de solidarité planétaire.
En effet, des dizaines de bateaux hissent les drapeaux palestiniens et prennent le large depuis Barcelone vers le port de Sid Bou Said, puis Bizerte au nord, venant de 44 pays, répartis sur 6 continents, avec une remarquable participation européenne, outre la flottille maghrébine. Ces milliers d’activistes et toutes ces figures internationales comme la militante écologiste Greta Thumberg, la députée européenne Rima Hassan, le petit-fils du grand militant contre l’apartheid en Afrique du Sud, Mandla Mandela, ou encore l’actrice rebelle Adele Haenel, pour ne citer que ces noms, portent substantiellement les espoirs pour un nouveau monde, dans cette période de clair-obscur où surgissent les monstres.
Cette hétérogénéité de participants démontre bien que pour agir dans le bon sens et pour la bonne cause, il ne faut pas nécessairement s’accorder sur tout. C’est même l’absence de cet accord idéologique ou politique qui a donné à cette diversité la force de pousser le mouvement et de le rendre plus visible. Il s’agit en effet d’un mouvement transversal et horizontal, disposé à toucher une multitude d’acteurs, au-delà des frontières physiques et symboliques. Il est inclusif et pas exclusif sous aucun prétexte, capable à la fois de respecter les altérités et de construire une identité.
Le mot d’ordre, « Leve Palestina », se traduit aussi par « à bas la colonisation », « l’apartheid », et « que cesse cette famine » fabriquée, selon les organisations humanitaires, mettre fin au génocide et poursuivre ses responsables.
Pour mémoire, rappelons que sept flottilles ont tenté par le passé de briser le blocus de Gaza. La Global Sumud Flotilla repart six semaines après Madeline intercepté par « Israël », quinze ans après Marmara partie de Turquie en 2010, baptisée alors Flottille de la liberté, victime d’une agression militaire « israélienne » qui avait fait neuf morts et vingt-huit blessés.
Par ailleurs, un tournant semble se réaliser depuis le 7 octobre, et suite à la guerre atroce et les actes ignominieux de « l’armée israélienne ». Ces crimes de guerre documentés [2] par des journalistes, des chercheurs et des experts à l’instar de Francesca Albanese, ont au fil des jours éveillé la conscience humaine.
La question palestinienne, plus que jamais universelle
Ce travail titanesque qui a donné lieu à cette flottille est propulsé par un humanisme universel, transcendant les religions, les langues, les nationalités. Il n’est pas anodin, il est au contraire chargé de sens.
En effet, il tacle par des faits, par des actes, et pas uniquement par des messages, le philosophe allemand Jurgen Habermas, qui s’est trahi sur Gaza, quand il a parlé de « réalisation d’une guerre dans la perspective d’une paix future » commentant les bombardements de « l’armée israéliennes » sur Gaza visant civils, enfants, femmes, hôpitaux et toute l’infrastructure, et considérant comme dérapage toute attribution et qualification de l’action « israélienne » d’ « intention génocidaire ».
Les vives réactions suscitées par ces propos de la part des intellectuels occidentaux et non occidentaux placent en fait le débat dans le champ philosophique, et plus largement intellectuel. Ainsi, l’Iranien Asef Bayat[3] a accablé Habermas dans ses contradictions en lui rappelant qu’il était en train de défendre la guerre et d’abandonner le dialogue rationnel. « Lorsque vous confondez les critiques des actions de « l’État d’Israël » avec des “réactions antisémites”, vous encouragez le silence et étouffez le débat », écrivait Bayat à Habermas.
En bref, Habermas atteste par sa position la crise d’une modernité occidentale qui se veut dominante, arrogante, où sa théorisation de l’agir communicationnel, de la délibération, de l’espace public, du droit universel et du juste, reste plombée par un ethnocentrisme a-philosophique, tandis que Bayat, dans ce débat, est la voix d’une désobéissance épistémologique des penseurs du Sud, plus offensifs dans la défense de la justice.
Cette universalisation de la question palestinienne comme cause juste de libération nationale d’un peuple qui dispose, comme tous les peuples, de la terre et du droit à l’autodétermination, et cette condamnation «d’Israël» comme fait colonial, nous renvoie au texte phare de l’historien Maxime Rodinson[4] dans lequel il affirme que :
la formation de «l’État d’Israël» sur la terre palestinienne est l’aboutissement d’un processus qui s’insère parfaitement dans le grand mouvement d’expansion européo-américain des XIXe et XXe siècles pour peupler ou dominer les autres terres.
Présentée comme idéologie de libération nationale suite à l’affaire Dreyfus, le sionisme s’était auto-défini comme un mouvement national, à l’instar des mouvements nationaux européens de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle. Il n’a pas dérogé à l’idéologie coloniale de l’Occident qui considère les peuples non Européens et les terres non européennes naturellement colonisables.
Ce mouvement national juif a connu en l’occurrence un renforcement idéologique après les pogroms russes et avec la montée de l’antisémitisme comme idéologie raciste, et dans les faits, le colonialisme de peuplement juif s’intensifie. Le nettoyage ethnique, nettement prouvé et dénoncé, notamment par l’historien « israélien » Ilan Pappé. Dans son ouvrage « Le Nettoyage ethnique de la Palestine », ce dernier[5] illustre par des chiffres et des documents d’archives comment la population de la Palestine a été changée drastiquement entre 1947 et 1948, année de la déclaration de « l’Etat colonial d’Israël », avant sa reconnaissance par les Nations Unies.
Le conflit israélo-palestinien est ainsi fondamentalement un conflit de colonisation et ne peut être considéré comme un conflit religieux. Un tel prisme donnera lieu à une dénonciation du colonialisme, de l’apartheid, et à la reconnaissance du droit du peuple palestinien de disposer de lui-même.
Pour que le droit soit dit
Longtemps victime d’un droit international injuste, issu de la fin de la Deuxième Guerre Mondiale avec un Conseil de Sécurité inégalitaire, détenteur d’un pouvoir aristocratique selon l’expression de la juriste Monique Chemillier–Gendreau, ainsi que du deux poids deux mesures de l’Occident confirmé, encore une fois, suite aux positions contrastées face à la guerre russe sur l’Ukraine et la guerre « israélienne » sur Gaza.
Malgré cette injustice, la cause palestinienne est en train de gagner du terrain, dans la sphère du droit international et le droit international humanitaire. En effet, au-delà du droit des peuples de disposer d’eux-mêmes, qui constitue une base légale pour toute formes de résistance contre l’occupant, et plus clairement et en dépit de cette déficience et ineffectivité structurelle du droit international, il est important que le droit soit dit sur la cause palestinienne. En effet, il est en train de se dire grâce à « la puissance des faibles » qui tiennent tête à la force brute du capital, des armées et des anciens colonisateurs.
Pour dire vrai, la plainte déposée par l’Afrique du Sud le 29 décembre 2023 devant la Cour de Justice Internationale qui accuse « Israël » de commettre un génocide, puis celle du Nicaragua contre l’Allemagne, deuxième fournisseur d’armes à « Israël », pour complicité de génocide, le mandat d’arrêt de la Cour Pénale Internationale contre Netanyahou, la déclaration de la CIJ sur l’occupation par « Israël » de Cisjordanie, de Gaza et du Jérusalem-Est, en rappelant qu’elle est une violation du droit international, sont autant de marqueurs, d’un remarquable renversement géopolitique.
Certes, cette remobilisation du droit international n’a pas changé le rapport de force militaire. « Israël », soutenu par les Etats-Unis, reste capable de mener et de gagner ces guerres par l’armée la plus immorale du monde. Mais en contrepartie, elle paye cher son arrogance et ses crimes face à toute l’humanité. Tous les baromètres montrent que jamais l’Etat « d’Israël » n’a été aussi critiqué, rejeté, isolé, et haï depuis sa création, non pas dans le monde arabe mais dans le monde occidental, où l’agitation de la haine des Juifs et le spectre de la Shoah n’opèrent plus comme avant. Nous avançons ainsi, à pas sûrs, vers une rupture fondamentale entre deux configurations du monde, celle de la domination, de la force et de la guerre, et celle de la justice, de la liberté et de la paix. Face à l’internationale de l’extrême droite fascisante, se hisse l’internationale des peuples.
Ne pas vivre dans le mensonge
On observe que, suite au 7 octobre, les voix qui se sont levées contre « Israël » en Occident étaient lynchées et persécutées, et la solidarité avec la Palestine criminalisée. Il a été frappant de voir cette machine de propagande occidentale qui s’est mise en marche en adoptant le narratif « israélien » plaçant « Israël » en position de légitime défense et à qui revient, la responsabilité de défendre la civilisation occidentale face à la barbarie de l’Orient musulman.
Le plus choquant était aussi de lire des positions d’éminents penseurs et chercheurs qui se sont attaqués à toute voix et à tout esprit libre qui dénonçaient les crimes de guerres « israéliens ». Citons à titre d’exemple l’attaque de Luc Boltanski contre Didier Fassin, auteur au début d’un article qui avertit du risque de génocide à Gaza, puis d’un essai sous le titre révélateur « Une étrange défaite sur le consentement à l’écrasement de Gaza », où il rappelait tout en dénonçant l’attaque du 7 octobre, les décennies de spoliation, de violence et d’humiliation qui les avait précédés, et refusait la poursuite de l’écrasement d’un peuple et de l’effacement de sa mémoire. La bataille sur ce terrain intellectuel est aussi rude. C’est au fond une lutte d’hégémonie.
Renverser la tendance intellectuelle et médiatique n’était pas une tâche facile. Il a fallu que des centaines de journalistes palestiniens perdent leur vie à Gaza. Et il a fallu aussi des actions fortes menées par des organes de presses et des médias s’engageant suite à l’initiative de RSF et de Avazz pour rappeler que protéger la presse à Gaza c’est défendre la vérité et la mémoire collective.
Ainsi, Meriem Laribi démasque « L’incrédulité » des médias occidentaux dominants. En effet, il s’agit d’un double défi porté contre les médias de droite possédés par les riches et la police de la pensée qui persécute toute voix pro-palestinienne au nom de l’antisémitisme en instrumentalisant toujours la mémoire de la Shoah.
D’ailleurs, faut-il aussi le rappeler, l’assimilation de l’antisionisme à l’antisémitisme, exprime à la fois une droitisation des esprits, l’obsession des nouveaux fascismes, face au spectre qui hante l’Occident pour un monde juste, qui commence par la libération de la Palestine.
Deux hiatus se creusent ainsi : le premier entre les Etats occidentaux Espagne et Irlande mises à part, et les pays du Sud, confirmant la lecture de Bertrand Badie dans « Le temps des humiliés – Pathologie des relations internationales », sur ce que nous vivons, comme changement majeur, le deuxième entre les opinions publiques et, en premier lieu, celles des jeunes du Nord qui sont du bon côté de l’histoire, et leurs gouvernements.
Le travail de fond dans les campus, notamment français et américains, les places publiques, les stades, le champs culturel etc… ont fait émerger au fil des semaines, un grand mouvement citoyen mondial pour la Palestine. En effet, il ne passe plus un jour sans une prise de position claire contre les crimes « d’Israël » et la complicité des Etats-Unis et l’Occident. L’histoire donne raison à Fanon qui soulignait « si nous vous voulons répondre à l’attente de nos peuples, il faut chercher ailleurs qu’en Europe ».
La morale et l’affect
Ce que nous vivons en fait, n’est pas une divagation, c’est un tournant majeur pour la morale humaine. Le philosophe palestinien Omar Barghouti, l’un des fondateurs du mouvement pacifiste BDS, estime ainsi que l’obligation éthique la plus profonde de cette période de carnage est d’agir pour mettre fin à la complicité. Ceci se traduit par la lutte engagée contre les causes profondes de la violence : l’oppression et l’injustice ?) [6].
Placer le débat sur la Palestine comme, débat philosophique sur l’éthique, par les Palestiniens eux-mêmes, est d’une portée stratégique afin d’imposer la question palestinienne sur l’agenda mondial, après que le débat intellectuel et philosophique a fait de la question juive un sujet majeur au dix-neuvième siècle et au début du vingtième siècle. En effet, plusieurs éléments nouveaux sont en train de restructurer le débat philosophique, autour de la question palestinienne.
Il fut ainsi un temps où le pessimisme d’Adorno l’a poussé à se demander si l’éthique était encore possible après Auschwitch et si on pouvait encore écrire de la poésie après ce drame. De son côté, Hans Jonas a réfléchi, un demi-siècle après, sur le concept de Dieu après Auschwitch, en se demandant où était ce dieu qui n’a rien fait pour sauver et protéger son « peuple élu ». Les deux philosophes allemands et juifs avaient réellement raison d’accabler l’occident pour ses crimes et de se détourner d’une justification religieuse de la création « d’Israël ». La solution finale de la question juive exécutée par les crimes nazis et la création d’un Etat juif en Palestine sont les deux faces de la crise de l’Occident et de sa modernité.
Toutefois, leurs questionnements respectifs prennent leur portée vraiment philosophique, c’est-à-dire universelle, quand elles dépassent l’exclusivité de la victime, qui est pour eux le peuple juif. Depuis des décennies, c’est au nom de ce peuple juif qu’Israël perpétue la colonisation et ses crimes de guerre.
Nous reprenons à notre compte le droit de questionnement, pour le poser aujourd’hui autrement, suite à la destruction massive de Gaza, la déshumanisation des Palestiniens, le génocide qui vise toute la population, et les intentions déclarées des ministres israéliens de transporter les Gazaouis hors de leur terre et de les considérer comme des « animaux ».
Par conséquent, « Israël » continue ses crimes au nom des Juifs du monde, malgré le fait qu’il est en train de perdre les nouvelles générations des juifs occidentaux. La morale, notamment la morale juive, regarde le visage de la nouvelle victime, déportée, bombardée, tuée, affamée qui est le Palestinien. Elle regarde vers le ghetto des temps nouveaux, qui est Gaza.
Par conséquent, si on croit vraiment « au plus jamais ça », on le croit pour tous les peuples, toutes les ethnies, tous les groupes et les toutes minorités. La vie des non juifs, des non blancs, des non occidentaux, compte. Cette idée fait son chemin dans les esprits humains et devient un impératif catégorique pour une morale universelle.
Malgré l’atrocité et la cruauté de l’Occident dominant, un mouvement de fond avance au sein des opinions publiques mondiales. Une contre-culture se constitue. Elle propulse une indignation qui prend forme, s’organisme et se veut internationale. C’est une résistance en réseau au temps de l’empire.
Cette dynamique mondiale humaniste et humanitaire est cristallisée suite aux deux années de guerre, par la Palestine. Afficher ses convictions morales et humanistes exige la preuve par la Palestine. Ce point d’intersection international fait converger, dans le même esprit, les dynamiques des forums sociaux mondiaux, les féministes, les écologistes, les syndicalistes, les artistes … les antiracistes, les post et les dé- coloniaux.
C’est cette de résistance affective, selon le titre du livre de Chowa Makrem, qui nous convainc d’y aller de notre corps dans les rues et, cette fois-ci, dans les mers. Nous donnons par cet élan une force affective à nos attachements humains les plus élémentaires qui nourrissent ces nouvelles formes d’organisation inventées[7].
La participation maghrébine, assurée malgré les écueils, par les dynamiques engagées dans la campagne BDS et les mouvements propalestiniens, ainsi que le soutien officiel de la Tunisie, est, dans ce cadre, à saluer.
Avant elle, la tenue au mois de mai 2023 d’un Forum Social Maghreb-Machrek sur la Palestine organisé par le Forum Social Magrébin, auquel ont pris la parole entre autres Rima Hassan, Sion Assidon et Michele Sibony, atteste d’un potentiel de politisation autour de la cause palestinienne. Cette politisation est interpellée plus que jamais par des perspectives d’internationalisation et d’universalité auxquelles il faudrait bien se préparer.
Pour revenir aux théories des mouvements sociaux, nous disons que l’opportunité politique est en faveur de la Palestine. Il faut bien la saisir. Elle demande par conséquent une mobilisation de ressources différente de celle à laquelle nous sommes habitués.
Le temps mondial, qui n’est plus celui de l’après 1967, quand on parlait de Naksa, ou de la Nakba de 1948 ou même de l’après 1989, ce nouveau temps mondial, nous offre des possibilités de faire partie de ce mouvement citoyen mondial contre les dérives du capitalisme mondial, contre la montée de l’extrême- droite et des autoritarismes, et contre le racisme, le sionisme et pour la démocratie et la justice mondiale. Désormais, tous les hommes dignes, et tous les peuples s’approprient ce que disait un jour Nelson Mandela : « Nous savons très bien que notre liberté est incomplète sans la liberté des Palestiniens ».
[1] Bertrand Badie inter-socialités , le monde n’est plus géopolitique , CNRS 2020
[2] Voir Le Livre noir de Gaza, Agnes Levallois, seuil , 2025
[3] Asef Bayat, se contredire à Gaza https://revue-conditions.com/habermasbayat
[4] Israël, fait colonial. Maxime Rodinson, Temps modernes de mai 1967
[5] Ilan Pappé, Le nettoyage ethnique de la Palestine,
[6] Omar Barghouti , Pourquoi je crois que le mouvement BDS n’a jamais été aussi important qu’aujourd’hui ,’ Agence Media Palestine , 16 octobre 2023
[7] Chowra Makarem , Résistances affectives , les politiques de l’attachement face aux politiques de la cruauté , la découverte 2020
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